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Philippe Tancelin – Quoi donc qu’on ne saurait prétendre…. (Sur Ghaza et la Palestine )

Quoi donc qu’on ne saurait prétendre….Philippe Tancelin

Photo Ernest Puerta – Palestine résistante
Que de mots n’ai-je pas écrit, publié depuis cinq décennies en l’honneur des palestiniennes.iens qu’ils soient des camps oubliés, de Ghaza la suppliciée, de Jordanie, de Cisjordanie occupée ou de la diaspora….Qu’ils soient enfants, adultes, à quelque classe qu’ils appartiennent…Qu’ils soient artistes, poètes ou non, pourvu que j’entende et sache reconnaître leur pas dans la commune histoire de libération des peuples.
Chaque fois j’ai cherché, j’ai espéré, j’ai voulu sculpter des mots à la taille des résonances de leur ferveur en moi.
Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, tandis que « l’inchangé » de leur vie d’opprimés, de pourchassés demeure par toute l’étendue criminelle du colonialisme et des néo-colonialistes de ce monde,je persévère sans réserve dans une expression librement consentie en soutien certes et solidarité avec la justesse de leur cause…Mais pas seulement… !… ?
Je m’exclame et je me, nous pose questions :
Depuis tous ces ans, nous artistes, poètes, indignés devant cette hypocrisie politique, morale,intellectuelle d’un Occident dans le déni de ses fondamentaux,…NOUS:qu’en reflétons-nous encore qui nous place au mieux dans les rangs d’un humanisme orphelin de la lumière voire trop souvent d’un humanitarisme avilissant ?
Qu’est-ce qui dans nos écritures, notre travail de la langue, nos multiples expressions-expériences artistiques y compris critiques, résonne profondément avec les valeurs en devenir pour la libération et toutes leurs représentations d’avenir lointain comme de futurs proches ?
En quelle proximité nôtre avec la liberté parfois lointaine de l’autre, situons-nous contenus et formes de nos expressions-créations ?
A-travers les nombreuses œuvres de résistance culturelle artistique que les palestiniens créent depuis la « Nakba » qu’est-ce qui dans nos propres formes de solidarité artistique avec eux a changé ? Qu’est-ce qui s’est transformé, voire, fut bouleversé dans nos œuvres et les représentations que nous nous faisons et livrons de la chair sensible de leur combat ?
A quelle figure de compassion renonçons-nous, tandis que les artistes palestiniens ne s’expriment avec aucun des accents victimaires qu’on voudrait insolemment leur prêter ?
Qu’est-ce qui depuis leur être de sérénité dans l’épreuve de l’intolérable, bouleverse nos propres catégories esthétiques-politiques ?
Qu’est-ce que d’un poème du poète Refaat Alareer (assassiné par l’occupant) et de tant d’autres artistes disparus sous les décombres ou survivants ce jour, retenons-nous par cette citation « Que ma mort apporte l’espoir » ?
Quel espoir dressons-nous en « Commune » aspiration de nos œuvres pour les leurs, de sorte que vivions tous hors des cendres, hors de la mort programmée par l’usurpateur ?
Ces quelques interrogations sans prétention de réponse mais plutôt de recherche, s’adressent à nous, artistes musiciens, plasticiens, sculpteurs, danseurs, gens de théâtre, poètes, cinéastes…, nous tous et chacun.e depuis une confrontation sincère des effets de résonances de nos écritures avec la liberté défendue là-bas chairs à chairs..
Que ne considérons-nous la montagne depuis la surrection nos propres œuvres !
En serais-je là, moi-même à l’instant de l’ECRIRE,…Il faudrait que sitôt s’en suive l’autre poème, poèmement autre….

Photo Ernest Puerta – Palestine résistante Philippe Tancelin
2 Décembre 2025
Illustrations Ernest Puerta
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Tinhinane Hadji – Malgré les nuits qui tremblent (poème)

Malgré les nuits qui tremblent – Tinhinane Hadji
Malgré les nuits qui tremblent
Et les jours qui se brisent,
Malgré les voix du monde
Qui dictent ce qu’on doit être,
Il reste en toi une flamme,
Fine, fragile, mais vraie.
Les doutes te traversent,
Les échecs te secouent,
Pourtant ton cœur avance
Même quand tes pas reculent.
Tu n’es pas faite pour plaire,
Mais pour te rencontrer.
Chaque épreuve t’a forgée,
Comme la mer polit la pierre.
Chaque chute t’a appris
À te relever différemment.
Et même quand tu vacilles,
Ta lumière ne s’éteint pas.
Crois en toi, encore.
Pas parce que tout va bien,
Mais parce que tu vaux
Bien plus que tes combats.
Et un jour, sans t’en rendre compte.
Illustration : La dame coquelicot peinture de Tinhinane Hadji
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Laure Lemaire- Madagascar: vers sa seconde Indépendance et la souveraineté populaire ?


Cet article est divisé en 3 parties pour expliquer l’actualité de la grande île africaine ces 2 derniers mois1° partie- Inspirée d’ INITIATIVE COMMUNISTE (Revue mensuelle du Pôle Renaissance du Communisme en France)- De Hubbard-
Le texte ci-dessous ( en 2° partie) nous a été transmis par des représentants au sein de la diaspora malgache du Mouvement GenZ. Ce mouvement, plutôt spontané, semble s’être inspiré par l’émulation des évènements au Népal. Il travaille bien heureusement à son organisation. Quelques éléments apparaissent indispensables à la bonne compréhension des évènements
La décolonisation inachevée se manifeste sur le plan économique. Madagascar figure parmi les seuls pays au monde à s’être appauvris sans discontinuer ces dernières décennies. Aujourd’hui, + de 60% de sa population vit sans électricité et 80% sous le seuil de pauvreté.
Son économie présente les traits typiques d’une néo-colonie. Elle reste majoritairement agricole (4/5 malgaches sont paysans). Son agriculture est largement tournée vers l’exportation: girofle, vanille (1° producteur mondial), cacao (non transformé sur l’île) , sucre, poivre, café. Elle peine à assurer la subsistance de sa propre population, ce qui oblige l’Etat à importer du riz de qualité douteuse alors que la plupart des Malgaches ne mangent qu’ une fois par jour, du riz juste accompagné de sel. La pêche aussi et l’élevage crevettiers – les fameuses “crevettes roses de Madagascar” – sont en grande partie tournée vers l’exportation.
Le désengagement de l’Etat dans les raffineries de sucre en a fait chuter la productivité, et en 2019 la production locale ne couvrait qu’à peine 50% de la demande. Sous la pression des institutions financières impérialistes, le secteur du coton a été privatisé en 2004, Il n’y a pas d’ entreprise malgache, même privée, pour s’occuper de l’exploitation minière d’un sous-sol bien garni…
Donc, les 2 personnages politico-financiers (Andry Rajoelina, président de la République et Mamy Ravatomanga, 2e plus riche du pays, très proches), fustigés par les manifestants ont fini par prendre leurs jambes à leur cou: Les Malgaches ne s’y sont pas trompés en ciblant ces classiques relais de l’impérialisme, qui parlent de développement mais qui ont bien pris soin d’éviter l’industrialisation, pour se consacrer soit au tertiaire, soit à la gestion locale de l’exploitation des petits paysans.
Avant de devenir maire d’Antanarivo, la capitale, en 2007, puis président de la République, Andry Rajoelina était DJ, puis s’occupait d’affichage publicitaire, avant de lancer sa propre chaîne de télévision. Mais, il se heurte à la fermeture de sa chaîne de télévision par le gouvernement, ce qui le poussera à s’associer à un mouvement de contestation dont le caractère composite empêchait toute rupture sérieuse, mais qui le portera au pouvoir une 1° fois, dans un scénario typique de confrontation entre 2 factions de bourgeoisie compradore, le président de l’époque étant plutôt proche des américains et Andry Rajoelina des français. Il acquiert donc la nationalité française en 2014, ce qui lui a beaucoup coûté en terme de popularité, peut-être par la prévoyance d’un départ forcé… Rajoelina a instauré un système autoritaire avec emprisonnement arbitraire politique, basé sur une corruption intégrale et une garde prétoriennene issue de la Gendarmerie – celle qui a tué les manifestants.
Mamy Ravatomanga est à la tête d’un empire financier s’occupant aussi bien de sous-traitance pétrolière, de BTP, de presse, d’hôtellerie, de tourisme et de santé (poly-cliniques privées, monopole du transport routier, et d’aérodromes. Ses pratiques monopolistes dans l’exportation agricole de rente rendent toute production concurrente impossible, le marché lui est fermé, ce qui achèvent de le faire détester par une population majoritairement paysanne. Il a également été dans le viseur des justices malgaches et françaises, et aujourd’hui dans celui de la justice mauricienne, pour divers délits financiers et de la fraude fiscale. L’enquête ouverte à son encontre par le Parquet National Financier (français) a été annulée en 2023…Pierre Bleue, comme on l’appelle à Mada(gascar), a placé rien qu’à Maurice, 28 milliards d’euros volés au peuple tandis que la dette Malgache est de 10 milliards.
On comprend donc que la plaine était prête à s’embraser à la moindre étincelle! Ce furent les insuffisances aberrantes de la Jirama, la compagnie nationale de production d’eau. Le lobby des importateurs de carburant avait forcé la JIRAMA, à s’en tenir aux couteuses et peu écologiques centrales thermiques aux dépens des centrales hydrauliques plus économes. L’État devait ainsi subventionner la JIRAMA qui devint un gouffre financier dans lequel puisaient ces prédateurs incarnés par Rajoelina au pouvoir. La JIRAMA, sensée fournir eau et électricité à la population de Madagascar ( à une partie), mais qui soumettait le peuple à des coupures de plus en plus longues, jusqu’à 12 heures par jour!
A Madagascar comme dans beaucoup de pays d’Afrique soumis à la poigne de fer impérialiste, subsiste une entreprise publique chargée de fournir l’énergie; ce qui peut paraître fantaisiste au regard de la frénésie privatisante des organismes financiers qui dictent leur loi, mais qui s’explique aisément par 2 fonctions:1-Fournir en énergie les monopoles étrangers opérant sur le territoire à un prix d’autant plus sympathique qu’il est subventionné par l’Etat 2-Offrir une source d’enrichissement aux membres de la clique dirigeante compradore à qui l’on confie l’entreprise, qui peuvent détourner une partie des fonds d’aide internationaux destinés à financer le développement promis….

La Gen Z est constituée des – de 30 ans (nés entre 1990 et 2010), soit la majorité de la population. L’équipe initiatrice de la Gen Z fait partie des classes moyennes prolétarisées, les étudiants des universités qui vivent et travaillent dans des conditions misérables. Un des signes visibles de cette misère sont les coupures d’électricité et d’eau dont sont victimes 30 % de Malgaches qui y ont accès, soit tous des citadins.
Le chef de l’État voyant ses réseaux sociaux se retourner contre lui, chaque ministère en vint à alimenter de faux comptes pour désinformer ou attaquer les facebookers rebelles. Ces derniers ne manquèrent pas de révéler les scandales de plus en plus nombreux causés par les tenants du régime : l’arrestation en flagrant délit à Londres de Romy Voos, la chef du cabinet du président, accusée de tentative de corruption ; les certificats de complaisance accordés aux Iraniens pour l’achat de 5 Boeings américains, impliquant l’un des fils du Président ; sans parler des frasques d’une sénatrice qui fit emprisonner son propre mari…
C’est dans ce contexte que les amateurs de réseaux sociaux suivirent à partir du 8 septembre les pérégrinations de la GenZ népalaise. Un petit groupe de jeunes étudiants et lycéens appelèrent à manifester dans les rues des grandes villes contre les coupures d’électricité et d’eau. Les étudiants furent les premiers à répondre à l’appel. La répression fut brutale.
La situation se tend rapidement et la présidence, arguant de très louches pillages nocturnes effectués tranquillement sous les yeux de la police, fait donner la troupe: + de 22 morts, et des dizaines de blessés. Le tournant sera la participation de certaines divisions de l’armée à des manifestations: le 11 Octobre, la CAPSAT refuse de tirer et rejoint le cortège, le lendemain Rajoelina est exfiltré par l’armée française.
“Encore” les militaires ! disent les « Occidentaux ». Oui mais dans un pays où la bourgeoisie a renoncé à toute dignité nationale, où les artisans, qui compose avec le manque d’électricité qui fait tourner ses archaïques outils de travail, où il ny a pas d’organisation nationaliste populaire, les masses peuvent certes déclencer la crise; mais pour la sortie, c’est le coup d’Etat militaire ou l’intervention étrangère (les 2 ne s’excluant pas). L’ ex président, déjà hors du territoire, annonce prendre un décret dissolvant une Assemblée où il dispose d’une large majorité. En réponse, elle décide de le destituer par 130 voix sur 163 députés..et lui a retiré sa nationalité Malgache en vertu de la Constitution, il n’a donc même plus le droit de revenir !
Alors, Hourra! pour les fils du peuple, ces militaires qui ont arraché le pouvoir au tyran.
N’oublions pas que c’est de Madagascar que Sankara était revenu initié au marxisme à l’occasion d’une formation militaire; où le bouillonnement révolutionnaire agitait le milieu des sous-officiers à l’époque. Le nouvel homme fort du régime, Michael Randrianirina, a étudié à l’Université d’Antsirabe, la même que le dirigeant burkinabé avait fréquenté. Michael Randrianirina avait été sanctionné en 2023 pour incitation à la mutinerie et préparation d’un Coup d’Etat. Pourtant il avait été nommé à la tête de la fameuse CAPSAT grâce à sa forte popularité au sein de l’armée et, en 2009, avait joué le même rôle pour l’installer à la tête du pays. D’ailleurs, il n’y a pas eu d’affrontement entre factions des forces armées suite à sa prise de pouvoir en tant que chef d’Etat-Major puis en tant que dirigeant national.
Néanmoins, il va falloir manoeuvrer avec tact pour garder à la fois le soutien populaire sans brusquer un appareil d’Etat quasi intact. La rapidité du processus de rupture des 2 derniers mois laisse des lignes de front politiques chaotiques. Le nouveau dirigeant a pu montrer d’ores et déjà une certaine habileté puisqu’il a obtenu sa nomination à la tête de la “Transition” par la Haute Cour Constitutionnelle après avoir menacé de la dissoudre. Il a en revanche du donner des gages aux institutions politiques internationales, comme l’Union Européenne ou l’Union Africaine, qui agitent la menace d’une suspension de l’aide internationale. Bref, les recettes habituelles de l’impérialisme pour reprenne la main.
Les militants de la GenZ ont donc raison de s’activer pour leur organisation et de revendiquer une vigilance sourcilleuse envers le pouvoir dit “de Transition”. Comme on dit: “la confiance n’exclut pas le contrôle”.

2° partie- Repela Manankasy-Madagascar : une décolonisation inachevée
(25 octobre 2025)
65 ans après son indépendance, Madagascar reste prisonnière des structures héritées du colonialisme français. Si la décolonisation a bien été amorcée, elle n’a jamais été pleinement accomplie. Derrière l’image d’une souveraineté retrouvée, persiste une dépendance profonde — politique, économique et intellectuelle.
L’histoire coloniale de Madagascar commence officiellement le 6 août 1896, lorsque la France met fin à la monarchie malgache et installe son administration. Cette île, riche en ressources naturelles et stratégiquement très bien située, a depuis toujours attiré les convoitises.
À la fin des années 1950, alors que soufflent les vents des mouvements anti-impérialistes et anticoloniaux, le général Charles de Gaulle comprend que la France ne peut contenir à la fois la guerre d’Indochine et la montée des revendications dans ses colonies africaines. Il choisit alors de promouvoir une indépendance négociée, sous la forme d’une continuité institutionnelle: la Communauté française. Le référendum du 14 octobre 1958 marque l’entrée de Madagascar dans cette Communauté, une autonomie sous tutelle où la France conserve la haute main sur l’économie, la défense et la diplomatie.
Les “gouverneurs noirs” et la continuité coloniale
Les colonisateurs avaient déjà préparé des élites locales à prendre la relève. Ces collaborateurs, formés ou encadrés par l’administration française, prennent le pouvoir lors de l’accession à l’ indépendance. Les observateurs et chercheurs de la Françafrique parleront de « gouverneurs noirs » : les colons s’en vont, mais leurs relais demeurent.
Philibert Tsiranana en est l’exemple emblématique. Il a lui-même dit avec fierté qu’il était formé par le Général De Gaulle. Il fut l’un des fondateurs du PADESM, un parti politique soutenu par la France pour rivaliser avec le MDRM, mouvement nationaliste réprimé lors de l’insurrection de 1947. Derrière la façade de l’indépendance, la France maintient son influence à travers une série d’accords de coopération dans des secteurs clés : défense, justice, ressources stratégiques, enseignement supérieur et politique étrangère.
Indépendance sans rupture
Le 26 juin 1960, Madagascar proclame son indépendance. Mais, comme le soulignait Frantz Fanon dans Les Damnés de la Terre (1961), « la violence est nécessaire à la libération totale ». Autrement dit, il n’y a pas de rupture véritable sans conflit de fond. Or, l’indépendance malgache fut négociée, pacifique, et donc incomplète. Il ne faut pas non plus oublier le détachement arbitraire des Îles Éparses, acté par décret le 1er avril 1960? la veille même de la signature des accords d’indépendance. Cet épisode, souvent passé sous silence, montre combien cette indépendance fut juridiquement et symboliquement incomplète. Les luttes populaires, de 1947 à la révolution de 1972, ont exprimé le désir d’émancipation, sans toutefois renverser les structures profondes de dépendance. Même après la signature de nouveaux accords par Didier Ratsiraka en 1973, la présence française demeure visible dans la vie politique, économique et culturelle du pays. Madagascar continue d’évoluer dans un cadre institutionnel et mental largement hérité du modèle colonial. Cette dépendance, parfois invisible, s’est simplement adaptée aux temps modernes.

La décolonisation intellectuelle : un chantier oublié
Au-delà de la domination politique, la colonisation a profondément marqué les mentalités. Elle a ancré dans la conscience collective une hiérarchie symbolique : le colon “supérieur”, le colonisé “inférieur”. Cette fracture, transmise de génération en génération, se manifeste encore dans la culture, la langue et les représentations. Les penseurs postcoloniaux, tels qu’Edward Saïd (L’Orientalisme, 1978), ont appelé à une décolonisation intellectuelle : déconstruire le regard occidental, redonner voix et dignité à ceux qui ont été réduits au silence. Il faut déconstruire le regard binaire qui fixe de façon déséquilibrée et inégalitaire les identités entre l’Occident et l’Ailleurs. Comme le rappelait Saïd, les intellectuels ont la responsabilité de retrouver la mémoire, de réhabiliter l’histoire et de transmettre un savoir libéré des logiques coloniales. Fanon, de son côté, parle de désaliénation : un processus qui exige l’abandon du mode de pensée hérité du colon. Les intellectuels doivent combattre l’oppression culturelle et psychologique en changeant radicalement de perspective, en s’ancrant aux côtés du peuple dans sa lutte pour l’émancipation. Ce n’est qu’à cette condition que les séquelles psychosociales laissées par le système colonial, véritables pathologies de la domination, pourront être surmontées.
L’hégémonie persistante et les nouveaux rapports de force
Pour la philosophe Seloua Luste Boulbina, spécialiste en études post-coloniales, « l’hégémonie n’a pas disparu : l’indépendance n’a pas mis fin à l’inégalité entre les nations ». Elle rappelle que « l’indépendance n’est pas la fin de la décolonisation, mais le début ». Cette réflexion souligne que la décolonisation n’est pas un événement ponctuel mais un processus, une transformation lente, politique, économique, culturelle et psychologique.
Comme le rappellent plusieurs juristes, la décolonisation véritable consiste à bâtir les conditions d’une souveraineté effective, et non une indépendance formelle. Le juriste Carré de Malberg affirmait déjà en 1920 que la souveraineté externe est «en essence, synonyme d’indépendance». Pourtant, comme l’a montré Stephen Krasner (1999), cette conception relève d’une « hypocrisie organisée » : les États invoquent la souveraineté dans le discours, mais son application dépend toujours des rapports de force et des intérêts stratégiques.
Les anciennes puissances coloniales, dont la France, conservent une influence mondiale durable, par leur rôle au Conseil de sécurité de l’ONU ou à travers leurs réseaux économiques et culturels. On parle de leur puissance pérenne. Mais cette asymétrie ne saurait condamner Madagascar à la soumission. Si le monde est régi par un rapport de forces, Madagascar doit s’allier avec une puissance capable d’équilibrer celle de la France sur le plan géopolitique, mais dans un esprit de coopération équitable.
Pour une rupture totale et lucide
La colonisation fut violente, et le néocolonialisme l’est encore, sous des formes plus subtiles. La France continue de tirer profit de la faiblesse institutionnelle, du désintérêt des élites intellectuelles et de la corruption des responsables politiques, tandis que la majorité du peuple reste enfermée dans la pauvreté et le désenchantement. Ainsi, la révolution actuelle à Madagascar, depuis le 25 septembre 2025, s’inscrit dans une volonté profonde de rupture totale, tant vis-à-vis du colonisateur que de ses relais locaux. Il est temps de prendre une décision claire et ferme : réaliser enfin cette rupture totale.
L a conscience populaire se réveille. Les Malgaches réclament aujourd’hui une libération réelle, fondée sur la dignité, la mémoire et la justice. L’avenir du pays dépendra de sa capacité à penser par lui-même, à coopérer sans se soumettre, et à bâtir une force collective capable d’imposer le respect. Ce n’est qu’à ce prix que Madagascar pourra tourner la page du passé colonial et écrire enfin sa propre histoire, libre et souveraine.
L’heure est venue de rompre avec la dépendance et d’assumer pleinement son destin : un changement radical, lucide et irréversible.

3° partie-Les îles Éparses : un enjeu géopolitique crucial entre la France et Madagascar
Les Îles Éparses, un archipel méconnu de l’océan Indien, sont aujourd’hui au cœur d’une intense crise diplomatique entre la France et Madagascar. Véritables trésors géographiques, ces îlots inhabités cachent des enjeux stratégiques, environnementaux et économiques considérables. Ce territoire, sous administration française depuis les années 1960, suscite des revendications de souveraineté de la part de Madagascar qui s’appuie sur des arguments historiques et juridiques. Alors que la France prône une cogestion des îles, Madagascar demande leur restitution complète. En effet, les ressources maritimes abondantes associées sont récemment qualifiées par les Malgaches d’« or bleu », révélateur de la valeur économique, écologique et politique de ces espaces marins.
Géographie et caractéristiques
Les Îles Éparses englobent plusieurs îlots : Europa, Juan de Nova, Bassas da India et les Glorieuses. Chacune de ces îles présente des caractéristiques uniques qui participent à leur attrait géopolitique et leur valeur stratégique. Administrées par la France dans le cadre des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF), ces îles sont situées stratégiquement dans le canal du Mozambique, à proximité de la route maritime principale entre l’Afrique et l’Asie.
- Europa : S’étendant sur environ 30 km², cet îlot est particulièrement connu pour sa biodiversité et son écosystème fragile. Peu de personnes y résident, sauf pour des missions scientifiques et des patrouilles militaires.
- Juan de Nova : Avec une superficie d’environ 5 km², cet îlot est également une réserve naturelle qui abrite une faune marine diversifiée, notamment des espèces migratrices.
- Bassas da India : Cet atoll, difficile d’accès en raison de ses récifs coralliens, soulève des questions de sécurité maritime. Sa localisation est favorable pour la surveillance des voies maritimes.
- Les Glorieuses : Ce groupe d’îles, bien moins connu, est d’une importance cruciale pour les recherches maritimes et abrite un nombre diversifié d’espèces d’oiseaux et de poissons.
L’intérêt de la France pour ces îles n’est pas seulement d’ordre militaire, mais également économique. Les zones économiques exclusives (ZEE) liées à ces îlots couvrent environ 640 000 km², faisant de cet espace un lieu privilégié pour l’exploitation des ressources maritimes. À ce titre, le thon représente une ressource vitale pour la pêche à Madagascar, mais également pour l’économie française, renforçant ainsi la tension entre les deux pays.
Les enjeux environnementaux
Les Îles Éparses se trouvent au cœur de préoccupations environnementales croissantes. La majorité de ces îlots sont classés comme réserves naturelles, représentant ainsi une immense valeur en matière de biodiversité. Des espèces tropicales protégées ainsi que des récifs coralliens y sont présents, éléments cruciaux pour l’équilibre écologique de la région.
À ce titre, la gestion durable de ces territoires est impérative. La protection des écosystèmes menacés est l’un des principaux arguments pour la cogestion entre la France et Madagascar. Les associations de protection de l’environnement à Madagascar craignent que la pêche excessive et l’exploitation des ressources maritimes, si ces îles étaient intégralement sous contrôle français, entraînent une destruction potentielle des habitats marins et d’importantes pertes de biodiversité.
Un rapport de 2025 spécialement sur l’impact des actions humaines sur ces îles souligne l’importance d’une approche collaborative. Les experts avertissent que sans un dialogue constructif, les maigres ressources naturelles pourraient devenir un fardeau économique pour les générations futures. L’inclusion d’expertises locales dans la gestion de ces îles est indispensable pour assurer la pérennité de leur environnement fragile.
La dispute de souveraineté
Le cœur du contentieux entre la France et Madagascar réside dans la question de la souveraineté. Alors que le gouvernement français évoque une gestion partagée, Madagascar revendique fermement le retour des îles au sein de son intégrité territoriale. Ce clash est alimenté par un enracinement historique des luttes anticoloniales et des principes de souveraineté nationale.
Les deux parties s’appuient sur des arguments juridiques pour défendre leurs positions. Pour Madagascar, les résolutions de l’ONU des années 1970 ayant traité de la décolonisation sont une référence clé. Ces résolutions ont en effet demandé la restitution des territoires séparés lors de la colonisation, renforçant leur revendication sur les îles Éparses. En réponse, la France cite les accords bilatéraux qui, selon elle, donnent à Paris le droit d’administrer ces territoires.
Cette dispute trouve également un écho dans la mobilisation de la société civile malgache, de plus en plus active. Environ 800 ONG se sont fédérées pour marquer leur opposition à la présence française sur ces îles. Ces organisations exigent non seulement la reconnaissance de la souveraineté d’Antananarivo, mais aussi une prise en compte de la voix des Malgaches dans les discussions concernant ces territoires.

Mobilisation citoyenne et tensions politiques
La mobilisation pour la restitution des îles Éparses à Madagascar a gagné en intensité ces dernières années. La société civile, comprenant des acteurs variés allant des ONG aux syndicats de pêcheurs, a exprimé son indignation face à la position de la France. Le constat des inégalités flagrantes en matière d’exploitation des ressources maritimes a alimenté ce mécontentement général et a ainsi fait émerger des critiques profondes à l’égard de la persistance des structures néocoloniales.
Les luttes pour la reconnaissance de la souveraineté se manifestent également au sein de campagnes médiatiques et auprès des réseaux sociaux. Les auditions organisées par des groupes de réflexion et des forums académiques à Madagascar sont devenues courantes, favorisant une prise de conscience collective sur les enjeux relatifs aux Îles Éparses.
Événement Date Importance Visite d’État d’Emmanuel Macron à Madagascar Avril 2025 Évaluation des relations bilatérales Réunion de la commission mixte 30 juin 2025 Discussion sur la souveraineté des îles Mobilisation de la société civile 2025 Pression sur le gouvernement malgache Ressources maritimes et enjeux économiques
Les îles Éparses sont souvent qualifiées d’or bleu pour les richesses maritimes qu’elles recèlent. Les ressources halieutiques de cette zone sont considérables, variant des poissons de fonds aux crustacés. Ce potentiel a conduit à des investissements croissants des deux côtés de la dispute, accentuant encore les tensions.
Pour Madagascar, la récupération du contrôle sur les îles revêt une importance capitale. La pêche, un secteur clé de l’économie malgache, est directement affectée par le statut des ZEE. La présence de la France dans ces eaux est perçue comme un frein à l’exploitation durable des ressources, limitant ainsi les revenus potentiels pour les pêcheurs malgaches.
- Pêche durable : La possibilité de réglementer l’exploitation halieutique dans la ZEE augmente si Madagascar obtient la restitution de ces îles.
- Tourisme écologique : Le développement d’un tourisme responsable pourrait s’épanouir si les îles sont gérées par Madagascar, attirant des investissements et générant des revenus.
- Exploitation des hydrocarbures : Des gisements potentiels de pétrole et de gaz offshore pourraient être découverts, représentant une opportunité économique majeure pour le pays.
La France, de son côté, se positionne comme un acteur clé dans la région, cherchant à maintenir sa présence pour sécuriser ses intérêts économiques et stratégiques. Le contrôle des ressources maritimes dans ce secteur est vital pour garantir la continuité des approvisionnements en produits de la mer tant pour le marché intérieur que pour l’exportation.
Ressources Importance Impact sur l’économie malgache Poissons (thon, crustacés) Ressources halieutiques majeures Essentielles pour la subsistance Hydrocarbures Porteurs de revenus économiques Pouvant transformer l’économie nationale Tourisme écologique Valorisation des ressources naturelles Amélioration de la visibilité internationale Vers une résolution des tensions
Alors que la situation actuelle semble stagnante, des voies d’apaisement pourraient émerger à travers des négociations permanentes combinées à un engagement authentique des deux gouvernements. Un dialogue constructif est essentiel pour permettre une gestion multipartite de ces îles, prenant en compte tant les intérêts économiques que les préoccupations environnementales.
Des propositions de cogestion des Îles Éparses pourraient offrir un compromis viable, bien que ces discussions devront pleinement intégrer les avis et les aspirations de la société civile malgache. L’implication de parties prenantes variées dans ces décisions pourrait également enrichir le processus, prévenant des tensions futures.
Parallèlement, il est impératif pour Madagascar de renforcer ses capacités et d’accroître ses compétences en termes d’expertise environnementale et de gestion des ressources. Des collaborations avec des centres de recherche internationaux pourraient conduire à des solutions innovantes adaptées aux spécificités locales.
Les tensions entourant les Îles Éparses illustrent bien plus qu’une simple dispute territoriale. Elles relèvent de problématiques liées à la géopolitique, à la mémoire coloniale ainsi qu’à la construction d’un avenir durable pour les générations futures. Le chemin reste semé d’embûches, mais les choix qui seront faits dans les années à venir façonneront non seulement l’avenir de ces îles, mais aussi les relations entre la France et Madagascar sur une scène internationale fluctuante.
Stratégies de résolution Acteurs impliqués Objectifs Négociations bilatérales France et Madagascar Atteindre un accord sur la souveraineté Cogestion des îles Société civile, gouvernements Assurer une gestion durable et équitable Partenariats en recherche Universités, centres de recherche Apporter des solutions scientifiquement fondées -
Ghania Mouffok – A propos de Fanon vu d’Alger par Mouffok contre Shatz et Drareni

A propos de Fanon vu d’Alger par Mouffok contre Shatz et Drareni par Ghania Mouffok –
Pour information.L’agitée du bocal n’a pas la mémoire d’un poisson rouge.
Les “deux agités” que Khaled Drareni ne prend pas la peine de nommer portent des noms, ils s’appellent Nourredine Amara, historien, spécialiste des questions de nationalité et des violences coloniales, et moi, Ghania Mouffok, journaliste.
“Deux agités”: Khaled Drareni, à la manière d’un infirmier colonial, invente le syndrome de l’agité décolonial, bientôt la camisole de force ?
Il nous accuse d’avoir troublé sa fête à la manière d’un bourgeois provincial qui aurait invité un écrivain célèbre et célébré venant d’Amérique pour donner un peu de grandeur à son salon et qui, n’ayant pas pris la peine de le lire, reproche à ses cousines qui n’ont pas été invitées de ne pas savoir se tenir dans le grand monde, provoquant des polémiques inutiles sur son écriture.
Mais quelle importance de s’instruire, de faire de la dispute sur ce qui s’écrit quand il ne s’agit que de passer les plats, dans le vide et le silence poli.
Le salon était froid, la lumière blanche et le soir tombait, les invités étaient d’un certain âge, cheveux blancs, des gens qui s’ennuient, présents-absents, des gens familiers de ce lieu que l’on appelle à Alger les Glycines, et qui maintient vaillamment la tradition de l’intelligence qui se réunit, et se partage des cycles de conférences.
Ce lieu n’est pas sans intérêt, fondé par Monseigneur Teissier, il participe à témoigner pour les chrétiens d’Algérie, algériens ou étrangers résidents ou de passage, de notre histoire chrétienne qui remonte au moins à St Augustin, un algérien.
Ce soir-là donc, l’invité était Adam Shatz, un journaliste new yorkais, auteur de “Frantz Fanon, une vie en révolutions, réédité par les éditions Barzakh, interviewé par Khaled Drareni.
Ce fut pénible d’écouter cet échange un 6 novembre à Alger.
Une torture paisible, l’air de rien, je devais me taire, alors que ma cervelle au bord de l’explosion enregistrait : Fanon était “un soldat”, Pierre Chaulet, “un chrétien progressiste”, Abane Ramdane “un kabyle”, Fanon “a échoué”, “Fanon était un homme contradictoire”, Fanon est” tombé “amoureux” de la révolution algérienne, follement amoureux il a écrit un roman d’amour, malheureusement “il a échoué”, le pauvre, il voulait “une Algérie démocratique” et en passant, j’allais oublier, perfide, il affirme que ce sont dans les bagages de la CIA que Fanon a été soigné aux Amériques, dans tous les cas ils ont échoué à le sauver.
Mettez vous à ma place, à chacune de ses phrases, de ses réponses, mon corps de colonisée première génération à avoir grandi dans l’Algérie débarrassée de ce récit colonial qui installe les gens dans un cortex asphyxiant, en vous disant voilà ta place de crucifié pour l’éternité, avait envie non seulement de s’agiter, mais mieux encore de rentrer en transe pour exorciser le malheur de vivre ça en 2025 à Alger, dans mon pays, où est enterré Frantz Fanon, pendant que ma raison n’avait qu’une envie, celle de lui demander : mais de quoi tu parles, l’américain, à qui tu parles, mais qui es tu pour avoir une telle ignorance de ton arrogance ?
L’honnêteté commande de dire aussi que l’auteur n’a pas été servi par les questions de Drareni qui se posait là comme un élève qui attend les réponses du maître, que dis-je, de l’oracle, entre l’absurde et le ridicule.
Du genre : “ Quelles étaient les relations entre le GPRA et F. Fanon ?” Mais qu’est ce qu’il en sait, serait-il l’héritier caché des archives de ton propre pays, pauvre aliéné ?
Ou encore, en guise de chute, pour clore poliment le débat entre un ignorant et un savant : “Pourriez vous nous faire le portrait d’Olivier Fanon” et puis, puisque je suis maître de cérémonie à la fête de la connerie, faites nous aussi, rapidement, un portrait de Josie Fanon.
On sera servis : “je crois qu’il vit en France, il est diplomate et puis il a une sœur aussi, elle s’appelle Mireille”. Josie: “Elle est restée fidèle à Fanon (sic), elle était plus à gauche que lui, elle n’était pas du genre à rester dans sa cuisine” A me tirer une balle dans la tête.
Mettez vous à ma place, à peine avaient ils fini d’être si fiers de leurs performances que mon corps se soulève pour ouvrir le bal des questions, la première, histoire d’en finir, au plus vite, avec ce langage de la dépossession de ma propre histoire par un journaliste qui reconnaît que tout ce délire il l’expose, l’écrit depuis son imaginaire.
C’est son droit incontestable, en contrepartie je me donne le droit à mon propre imaginaire, à une autre grammaire, un autre langage, un autre récit de Fanon et…de Pierre Chaulet, mon beau père, présenté dans cette conférence comme “chrétien progressiste”, alors qu il est algérien et chrétien, militant du FLN, pendant la guerre de libération nationale, document à l’appui, ancien moudjahid d’un parti dont le nom, les initiales ne seront jamais prononcé dans cette enceinte, ni pour Fanon, ni pour Pierre, un nom tabou alors que nous célébrons le 1er novembre, l’insurrection des damnés de la terre, mise en mouvement par un Front de Libération Nationale.
J’avais hésité, pour tout vous dire, à venir à cette torture dont je savais déjà l’évidence, je savais dans quel vortex j’étais condamnée à me glisser, le savant parle, le public sans qualité et sans expertise, puisque sans nom, pour Khaled Drareni, “des agités”, pose des questions, rapidement, s’assoit et ferme sa gueule…quand il sait tenir sa place, surtout quand c’est une femme.
Et c’est exactement ce qui c’est passé, mais finalement, je ne regrette pas d’y être allée.
En plus, je trouvais ce lieu, les Glycines, parfait pour démolir la vision raciste, coloniale de A. Shatz dans sa définition de la nationalité algérienne qui, en plus, nous enferme contre notre volonté, nous autres algériens et algériennes, dans une incompétence atavique, culturelle et cultuelle à partager une nationalité avec une appartenance religieuse qui ne serait pas celle de la majorité, reproduisant ainsi le discours de l’extrême droite française en plein délire néo colonial, aujourd’hui.
Dans son livre, lui ai je rappelé, il écrit, sans hésiter que si Fanon voulait être algérien, c’était impossible parce qu’il “n’était pas musulman et il ne parlait pas l’arabe”.
Ce qui était facile à démonter en lui rappelant que le centre des Glycines avait
été fondé par Monseigneur Teissier qui, comme chacun sait, se considérait et était considéré par l’état de notre pays, indépendant et souverain, au titre d’Algérien par son passeport et ses missions et peut être également français, dans son droit à la double nationalité, reconnu en Algérie.
J’ajoute, ici, et entre nous, que Teissier, était un ami très proche de Pierre Chaulet et qu’il célébra dans une église, en public et non pas dans des catacombes, la messe de Pierre à Alger avant de le porter en terre au cimetière Chrétien de Diar El Mahçoul avec les honneurs que l’Etat algérien a souhaité lui accorder.
J’avais également choisi de lui lire la première phrase de son ouvrage ouvrant à son imaginaire que je cite : “ En novembre 1960, un voyageur d’origine ambiguë, à la peau très brune mais n’ayant pas l’air d’un africain débarqua au Mali.”
Et je lui demande : Comme vous le savez, l’Algérie est un pays africain, pouvez vous nous dire qui selon vous, dans cette salle qui vous regarde, semble avoir “l’air d’un africain” et lequel ou laquelle d’entre nous rangeriez vous dans la case pas bien nette d’ une “origine ambiguë”. Et je lui ai aussi demandé pour qui il se prenait, le maître des horloges et du temps quand il écrit que l’Algérie était devenue indépendante, “trop tôt, ou trop tard”. Étant née en 1957, en colonie, je trouvais pour ma part que le timing comme disent les Yankees relevait de la perfection pour mes cinq ans, à l’indépendance.
Bien entendu, ceci était juste une introduction à d’autres questions avant que le serveur de la soupe à l’injure ne me coupe la question : “laissez le répondre”.
Soit, c’est la règle du jeu, comme vous l’aurez deviné, je me moquais royalement des réponses de l’imaginaire du sachant. Mais là, j’avoue que je ne m’attendais pas à sa réponse.
Cet homme qui parle comme il écrit, de miel fourré de fiel, commence ainsi, je revois son visage ricanant, sa tête rasée, ses lunettes démesurées, il a vraiment l’air d’un homme blanc quand il me répond : “ Je comprends votre émotion quand vous parlez de l’indépendance…un truc dans ce genre… Et là, dans ma tête, c’est volcanique : j’enregistre, non, ce n’est pas vrai, je rêve, il n’a pas osé me faire le plan du psychiatre en colonie qui renvoie la femme algérienne, cette indigène, à ses émotions, incapable d’une pensée rationelle, lui qui prétend m’expliquer Fanon qui n’a pas “trouvé sa place” sur la terre toute entière, en fait c’est là la thèse centrale de l’imaginaire colonial de cet homme que je suis censée traiter poliment comme s’il était mon invité, alors qu’il me pathologise de la même manière que son valet de coeur quand il me diagnostique agitée, dans son post provocateur, en guise de clôture de sa fête du consensus, dans la détestation de la pensée de la gauche décoloniale sur le corps de Fanon qui n’est pas là pour se défendre, dans le pays auquel il a consacré ses plus belles pages, il a achevé de construire sa pensée du “Syndrôme nord Africain” jusqu’à “l’An V de la révolution” en passant par “Les damnés de la terre”, jusqu’à devenir maquisard.
Je me lève, je crois, et je lui dis : “je ne vous permets pas de me parler comme ça avec condescendance… quand Khaled Drareni m’interrompt à la manière d’une puissance invitante : “ça suffit maintenant, taisez vous, écoutez les réponses”, un truc dans le genre.
Pauvre idiot, comme si je ne venais pas d’avoir la réponse que je connaissais déjà.
Qu’est ce que je fais, je les insulte ou je me casse ?
Je me casse, et j’abandonne mon ami Nourredine Amara, micro à la main, pour planter son “mesmar djeha” dans la maison des vendus.
Il se présente, historien, pour moi l’un des meilleurs de sa génération, sa thèse est brillante, il lui a consacré 10 ans de travail, d’archives et de sueurs.
J’ai le temps d’admirer son calme, il me dira plus tard, j’ai appris ça de l’université américaine, alors que je sais que de l’intérieur il bouillonne, et de manière académique il questionne A. Shatz sur sa lecture de la violence, selon Fanon.
Et lui demande, selon ma propre mémoire de ce moment : “Ne craignez vous pas, sous couvert de votre choix narratif, du genre littéraire dont vous vous réclamez et depuis Fanon, d’entretenir un flou sur cette question centrale de la violence qu’il a résolue depuis ses écrits et ses actes et ce faisant, de réduire la portée historique de la résistance armée des colonisés, à l’heure de la Palestine”.
Puis il questionne sa méthode quand il qualifie de “faits divers”, “les cas cliniques” que présente, décrit, analyse Fanon en psychiatre, comme des effets complexes et dévastateurs de la violence, enfin bref, je résume à ma manière : comme si Fanon avait écrit des romans policiers pour nourrir son imaginaire.
Et là encore, devinez ce que le grand journaliste new yorkais lui a répondu, depuis j’imagine son imaginaire colonial, en substance : “vous êtes un mal lisant, vous n’avez pas su me lire”.
En clair, il renvoie Nourredine Amara à l’école pour recommencer à apprendre à lire.
Historien et Algérien, invité par des universités de tous les continents pour élucider, (dans l’égalité et dans la reconnaissance de son savoir universitaire), la puissance de la pensée fanonienne, il est ainsi disqualifié de sa lecture critique, interdit d’égalité en savoir, en subjectivité également interdite de son propre imaginaire et le pire, dans son propre pays, en novembre, et du centenaire de la naissance de Frantz Fanon.
C’est ce que Khaled Drareni appelle, dans son post, véritable provocation, “deux agités incapables d’écouter”.
Pour la petite histoire, quand il s’adresse à moi, Khaled Drareni me vouvoie comme si j’étais étrangère à son pays, comme s’il était étranger à lui même : Je nous revois, Luc et moi même, cherchant dans les archives de Claudine et Pierre la photo de son oncle Mohamed Drareni, mort chahid au champ d’honneur en 1957, que son neveu, devenu influenceur vendant une marchandise sans même avoir pris la peine d’en lire sa composition, voilà pour l’oubli et la mémoire. Sur cette photo, ils sont tous les trois à la plage, ils se connaissent depuis qu’ils ont commencé, tout jeunes, à s’engager, côte à côte, dans leur combat anticolonial radical, ce qui tresse, parfois, de belles amitiés, l’oncle porte un slip de bain qui date une époque, pendant que Claudine, en maillot de bain une pièce, le regarde dans un sourire lumineux.
Je n’en veux pas à Adam Shatz, ni même à mes amis de Barzakh d’avoir édité cet ouvrage en Algérie, sans aucune précaution, lui, il est dans son histoire, dans sa grammaire du monde de grand admirateur de Kamel Daoud et Camus, et je sais que les décoloniaux d’Amérique, de toutes religions lui ont déjà, et pas qu’une fois, porté la contradiction, quelle que soit la couleur de leurs peaux, leurs origines, ceux qu’il appelle avec détestation “la gauche décoloniale”, “les islamo gauchistes” grands adorateurs, selon lui, de la violence pendant que lui appelle” à la poésie”, c’est ainsi qu’il défendra son écriture, prônant l’oubli et le regret, en nous demandant, dans le calme d’un Dieu descendant de l’Olympe : qu’avez vous fait de l’indépendance?
Comment ils disent déjà les américains et les américaines à cette police de la pensée qui tue aussi ? What the Fuck.
En revanche, je ne pardonne pas à tous les Drareni d’Algérie de se laisser déposséder ainsi de leur propre histoire, de leur propre récit, qu’importe qu’il soit critique ou complaisant, je ne sais plus quel auteur français a écrit : “il n’est de passé que conté”.
Et je ne regrette absolument pas d’avoir été là pour troubler la fête du consensus néo libéral, néo colonial, à l’heure du martyre sans sépulture du peuple palestinien. Ce consensus qui, comme l’écrit avec justesse le philosophe français Jacques Rancière, transforme l’agressé en bourreau et son agresseur en victime.
Et qui depuis Alger, transforme, à la manière du post de K.Drareni, le terrible voyage de l’histoire en riviera du futur, sous la menace des bombes, entre “Fanon, Alger, New York”. Pour ce faire, il suffirait d’abandonner en chemin Fanon, “sur la frontière”, là où il serait toujours enterré pour l’éternité plus un jour comme un palestinien sans terre, selon A.Shatz.
Que la honte soit sur ceux qui ont cru intelligent depuis je ne sais quel calcul d’inviter cet homme qui utilise Fanon pour nous insulter avec la caution de l’Algérie que ces néos aliénés méprisent. Rarement je ne me suis sentie autant à ma place, juste pour leur rappeler que l’histoire s’écrit souvent par la marge et le grain de sable qui gâche la fête de ceux qui se pensent puissants, à ceux là Fanon écrit, plein de poésie, “je t’emmerde”.
Ghania Mouffok.
Textes en rapport
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Fanon sur violence et décolonisation : citations des « damnés de la terre » présentées par Mohamed Bouhamidi.

Ce travail sur les textes de Fanon que je commence par Les damnés de la terre est lié au supplice du peuple palestinien. Tout au long de cette fièvre ghazaoui dans le long génocide du peuple palestinien il m’a semblé que les gens parlaient des atrocités, des horreurs, des jouissances sadiques des colons sionistes et de leurs chefs à tuer, exterminer, profaner dans des rituels et des attitudes clairement pathologiques comme une nouveauté, une invention maléfique. Or, tout ce que nous avons vu, entendu, constaté en images et en paroles et en direct, mais absolument tout a déjà été perpétré dans les différentes entreprises coloniales. Parjures, ruses, mensonges, traitrises, meurtres par le feu, le couteau, la faim, vol des terres et des ressources, génocides par épisodes et selon les capacités des génocidaires à aller jusqu’au bout de l’anéantissement ou non. Aucune entreprise coloniale ne s’est développée sans alliance avec des chefferies ou des féodalités internes. Ce qui change avec les sionistes est que cette colonisation de la Palestine, dès le départ, a été une projection plurinationale, franco-anglaise, à qui les chefs sionistes ont promis de fournir les cohortes humaines et l’argent nécessaires. Cette colonisation a été une opération à l’échelle d’une région et les alliances internes dont les pays coloniaux ont eu besoin ont été des alliances régionales aussi bien des féodalités Ottomanes qui ont facilité la vente des terres que des féodalités vassales des Ottomans, alléchées par le contrôle des routes commerciales que le déclin Ottoman rendait possible à condition d’accepter la suzeraineté anglaise principalement et française secondairement. Peu importe que le contrôle de cette région soit passé entre les mains des américains. Le projet franco-anglo-sioniste est devenu dès la fin de la deuxième guerre mondiale l’affaire du colonialisme planétaire mais dont le maître c’est les multinationales comme le montre ce livre de Fanon.
la colonie sioniste est donc la première colonie multinationale, tous les pays capitalistes. Et la caractère principal de cet Etat est que son ontogénèse est le résume de la phylogénèse du colonialisme.
Il m’a paru urgent de permettre à ceux qui n’ont pas lu Fanon de leur faciliter sa lecture en sélectionnant des passage de ses livres, de souligner les passages qui me paraissent mener le mieux vers ses concepts, de les rattacher aux faits et événements qu’il analyse de façon synthétique car dans ce livre il diagnostique en direct un phénomène extraordinairement important : la mutation du colonialisme en néocolonialisme. Il le découvre et l’étudie à vif si j’ose dire. Je vais aborder thématiquement tout le livre.
J’espère que souligner les phrases et expressions qui me semblent importantes ne gênera ni elimitera votre lecture.

F. Fanon sur la violence : extraits des Damnés de la terre présentés et commentés par Mohamed Bouhamidi
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Libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple, Commonwealth, quelles que soient les rubriques utilisées ou les formules nouvelles introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent. À quelque niveau qu’on l’étudie : rencontres inter-individuelles, appellations nouvelles des clubs sportifs, composition humaine des cocktails-parties, de la police, de conseils d’administration des banques nationales ou privées, la décolonisation est très simplement le remplacement d’une « espèce » d’hommes par une autre « espèce » d’hommes. Sans transition, il y a substitution totale, complète, absolue (a). Certes, on pourrait également montrer le surgissement d’une nouvelle nation, l’installation d’un État nouveau, ses relations diplomatiques, son orientation politique, économique. Mais nous avons précisément choisi de parler de cette sorte de table rase (a) qui définit au départ toute décolonisation. Son importance inhabituelle est qu’elle constitue, dès le premier jour, la revendication minimum du colonisé. À vrai dire, la preuve du succès réside dans un panorama social changé de fond en comble. L’importance extraordinaire de ce changement est qu’il est voulu, réclamé, exigé. La nécessité de ce changement existe à l’état brut, impétueux et contraignant, dans la conscience et dans la vie des hommes et des femmes colonisés. Mais l’éventualité de ce changement est également vécue sous la forme d‘un avenir terrifiant dans la conscience d’une autre « espèce » d’hommes et de femmes : les colons. (b)
La décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu. Mais elle ne peut être le résultat d’une opération magique, d’une secousse naturelle ou d’une entente à l’amiable (b). La décolonisation, on le sait, est un processus historique (c) : c’est-à-dire qu’elle ne peut être comprise, qu’elle ne trouve son intelligibilité, ne devient translucide à elle-même que dans l’exacte mesure où l’on discerne le mouvement historicisant (c) qui lui donne forme et contenu. La décolonisation est la rencontre de deux forces congénitalement antagonistes qui tirent précisément leur originalité de cette sorte de substantification (a) que sécrète et qu’alimente la situation coloniale. Leur première confrontation s’est déroulée sous le signe de la violence et leur cohabitation – plus précisément l’exploitation du colonisé par le colon – s’est poursuivie à grand renfort de baïonnettes et de canons. Le colon et le colonisé sont de vieilles connaissances. Et, de fait, le colon a raison quand il dit « les » connaître. C’est le colon qui a fait et qui continue à faire le colonisé (e). Le colon tire sa vérité, c’est-à-dire ses biens, du système colonial.
La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être (d), elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés d’inessentialité (d) en acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire. Elle introduit dans l’être un rythme propre , apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité (d). La décolonisation est véritablement création d’hommes nouveaux. Mais cette création ne reçoit sa légitimité d’aucune puissance surnaturelle : la « chose » colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère.
a- Il faut revenir constamment à cette observation de Fanon d’un milieu colonial en émulsion où colons et colonisés restent séparés, non miscibles .
b- c'est une loi générale que le nombre de colons résidents en colonie pousse à la création de milices comme en Afrique du Sud, en Irlande. Mais dans les colonies de peuplement comme l'Algérie ou la Palestine occupée il y a fusion entre leaders politiques coloniaux et armée de d'occupation. Cela a donné l'OAS pour l'Algérie alors qu'en Palestine occupée c'est l'Etat sioniste qui est devenu un Etat-OAS.
c- La décolonisation n’est pas un passage d’un état à un autre comme l’eau peut passer de l’état liquide à l’état gazeux ou solide. Les anciennes colonies ne cessent pas de l’être par proclamation mais par la transformation des rapports économiques et politiques avec la puissance colonisatrice
c- c'est ce que nous observons de façon déformée et différé pour les puissances occidentales et leur créature sioniste. Le coût en termes économiques et de contrôle des routes hyper stratégiques de cette région oblige les puissances occidentales à imposer à l'Etat sioniste des limites qui garantissent les intérêts à long terme des multinationales dont elles servent les intérêts.
d- il y a rejet chez Fanon d’une relation dialectique, sur le mode « dialectique du maître et de l’esclave » entre colon et colonisé,. Ils sont deux substances, c’est dire deux réalités existantes par elles-mêmes, sans nécessité de l’autre. La relation colon-colonisé ne peut être ainsi un cas particulier de la dialectique du maitre et de l’esclave.
e- présence d’une influence existentialiste (Sartre : « c’est l’antisémite qui fait le juif » ou «« Le Juif est un homme que les autres tiennent pour juif » )
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Dans décolonisation, il y a donc exigence d’une remise en question intégrale de la situation coloniale. Sa définition peut, si on veut la décrire avec précision, tenir dans la phrase bien connue : « Les derniers seront les premiers. » La décolonisation est la vérification de cette phrase. C’est pourquoi, sur le plan de la description, toute décolonisation est une réussite.
Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants. Car si les derniers doivent être les premiers, ce ne peut être qu’à la suite d’un affrontement décisif et meurtrier des deux protagonistes. Cette volonté affirmée de faire remonter les derniers en tête de file, de les faire grimper à une cadence trop rapide, disent certains) les fameux échelons qui définissent une société organisée, ne peut triompher que si on jette dans la balance tous les moyens, y compris, bien sûr, la violence.
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. Le colonisé qui décide de réaliser ce programme, de s’en faire le moteur, est préparé de tout temps à la violence. Dès sa naissance il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue .
Le monde colonial est un monde compartimenté (a). Sans doute est-il superflu, sur le plan de la description, de rappeler l’existence de villes indigènes et de villes européennes, d’écoles pour indigènes et d’écoles pour Européens (a), comme il est superflu de rappeler l‘apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, si nous pénétrons dans l‘intimité de cette compartimentation, nous aurons au moins le bénéfice de mettre en évidence quelques-unes des lignes de force qu’elle comporte. Cette approche du monde colonial, de son arrangement, de sa disposition géographique va nous permettre de délimiter les arêtes à partir desquelles se réorganisera la société décolonisée (f).
Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat. Dans les sociétés de type capitaliste, l’enseignement, religieux ou laïque, la formation de réflexes moraux transmissibles de père en fils, l‘honnêteté exemplaire d’ouvriers décorés après cinquante années de bons et loyaux services, l’amour encouragé de l’harmonie et de la sagesse, ces formes esthétiques du respect de l’ordre établi, créent autour de l’exploité une atmosphère de soumission et d’inhibition qui allège considérablement la tâche des forces de l’ordre. Dans les pays capitalistes, entre l’exploité et le pouvoir s’interposent une multitude de professeurs de morale, de conseillers, de « désorientateurs ». Dans les régions coloniales, par contre, le gendarme et le soldat, par leur présence immédiate (a), leurs interventions directes et fréquentes, maintiennent le contact avec le colonisé et lui conseillent, à coups de crosse ou de napalm, de ne pas bouger. On le voit, l’intermédiaire du pouvoir utilise un langage de pure violence. L’intermédiaire n’allège pas l’oppression, ne voile pas la domination. Il les expose, les manifeste avec la bonne conscience des forces de l’ordre. L’intermédiaire porte la violence dans les maisons et dans les cerveaux du colonisé.
La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. …La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. Les pieds du colon ne sont jamais aperçus…Des pieds protégés par des chaussures solides alors que les rues de leur ville sont nettes, lisses, sans trous, sans cailloux. ..
La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi. C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres . La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée. C’est une ville de nègres, une ville de bicots. Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d’envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible (h). Le colonisé est un envieux. Le colon ne l’ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours sur le qui-vive : « Ils veulent prendre notre place.» C’est vrai, il n’y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s’installer à la place du colon.
Ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes. L’originalité du contexte colonial, c’est que les réalités économiques, les inégalités, l’énorme différence des modes de vie ne parviennent jamais à masquer les réalités humaines (f). Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à telle espèce, à telle race. Aux colonies, l’infrastructure économique est également une superstructure (g). La cause est conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche (g). C’est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial. Il n’y a pas jusqu’au concept de société précapitaliste, bien étudié par Marx, qui ne demanderait ici à être repensé. Le serf est d’une essence autre que le chevalier, mais une référence au droit divin est nécessaire pour légitimer cette différence statutaire (a). Aux colonies, l’étranger venu d’ailleurs s’est imposé à l’aide de ses canons et de ses machines. En dépit de la domestication réussie, malgré l’appropriation le colon reste toujours un étranger. Ce ne sont ni les usines, ni les propriétés, ni le compte en banque qui caractérisent d’abord la « classe dirigeante ». L’espèce dirigeante est d’abord celle qui vient d’ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones, « les autres » (g et a).
La violence qui a présidé à l’arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démoli sans restrictions les systèmes de références de l’économie, les modes d’apparence, d’habillement, sera revendiquée et assumée par le colonisé au moment où, décidant d’être l’histoire en actes, la masse colonisée s’engouffrera dans les villes interdites (h). Faire sauter le monde colonial est désormais une image d’action très claire, très compréhensible et pouvant être reprise par chacun des individus constituant le peuple colonisé. Disloquer le monde colonial ne signifie pas qu’après l’abolition des frontières on aménagera des voies de passage entre les deux zones. Détruire le monde colonial c’est ni plus ni moins abolir une zone, l’enfouir au plus profond du sol ou l’expulser du territoire (a et h).
La mise en question du monde colonial par le colonisé n’est pas une confrontation rationnelle des points de vue. Elle n’est pas un discours sur l’universel, mais l’affirmation échevelée d’une originalité posée comme absolue (a) . Le monde colonial est un monde manichéiste. Il ne suffit pas au colon de limiter physiquement, c’est-à-dire à l’aide de sa police et de sa gendarmerie, l’espace du colonisé. Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l’exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal [1]. La société colonisée n’est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d’affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux n’ont jamais habité, le monde colonisé. L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est, osons l’avouer, l’ennemi des valeurs. En ce sens, il est le mal absolu . Élément corrosif, détruisant tout ce qui l’approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles. Et M. Meyer pouvait dire sérieusement à l’Assemblée nationale française qu’il ne fallait pas prostituer la République en y faisant pénétrer le peuple algérien. Les valeurs, en effet, sont irréversiblement empoisonnées et infectées dès lors qu’on les met en contact avec le peuple colonisé. Les coutumes du colonisé, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la marque même de cette indigence (i), de cette dépravation constitutionnelle. C’est pourquoi il faut mettre sur le même plan le DDT qui détruit les parasites, vecteurs de maladie, et la religion chrétienne qui combat dans l’œuf les hérésies, les instincts, le mal. Le recul de la fièvre jaune et les progrès de l’évangélisation font partie du même bilan. Mais les communiqués triomphants des missions renseignent en réalité sur l’importance des ferments d’aliénation introduits au sein du peuple colonisé. Je parle de la religion chrétienne, et personne n’a le droit de s’en étonner. L’Église aux colonies est une Église de Blancs, une église d’étrangers. Elle n’appelle pas l’homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur. Et comme on le sait, dans cette histoire il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus.
Parfois ce manichéisme va jusqu’au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. À proprement parler, il l’animalise. Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique (j). On fait allusion aux mouvements de reptation du jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire (j). L’Européen bute rarement sur les termes « imagés ». Mais le colonisé, qui saisit le projet du colon, le procès précis qu’on lui intente, sait immédiatement à quoi l’on pense. Cette démographie galopante, ces masses hystériques, ces visages d’où toute humanité a fui, ces corps obèses qui ne ressemblent plus à rien, cette cohorte sans tête ni queue, ces enfants qui ont l’air de n’appartenir à personne, cette paresse étalée sous le soleil, ce rythme végétal, tout cela fait partie du vocabulaire colonial. Le général de Gaulle parle des « multitudes jaunes » et M. Mauriac des masses noires, brunes et jaunes qui bientôt vont déferler. Le colonisé sait tout cela et rit un bon coup chaque fois qu’il se découvre animal dans les paroles de l’autre. Car il sait qu’il n’est pas un animal. Et précisément, dans le même temps qu’il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher.
a- Il faut revenir constamment à cette observation de Fanon d’un milieu colonial en émulsion où colons et colonisés restent séparés, non miscibles .
f- ces arêtes prendront la forme en Algérie après 1962 dans le travail colossal d’une politique de libération et de développement économiques, de la lutte pour la généralisation de l’enseignement, contre l’exode rural accéléré par la répression, les zones interdites et les camps de regroupement qui était une sorte de désertification des campagnes. Boumediene désignera ses tâches par le cryptique des trois révolutions : Agraire, Industrielle et Culturelle en désignant quelles forces étaient capables de les accomplir en tant que forces sociales effectives ou potentielles : fellahs, travailleurs, intellectuels révolutionnaires. Le courant communiste, représenté par le PAGS les appuiera puissamment mais les appellera Tâches de l’Edification Nationale (T.E.N) pour les distinguer des tâches de la construction socialiste proprement dite.
g-En arrière-plan de cette affirmation existait en Algérie, particulièrement, une lutte autour de la validité théorique des analyses : est-ce que l’analyse marxiste de classe pouvait rendre compte de la réalité coloniale ? Ou alors le clivage fondamental ou la contradiction fondamentale se situerait ailleurs ?
h- c’est à la fois un moment du complexe du colonisé (dormir dans son lit), un élément survivant du passé et un moment de libération des muscles, de cette tension décrite par Fanon. L’Algérie a été le lieu où s’est le plus pleinement réalisée ce phénomène, cette abolition de la zone coloniale avec l’occupation des logements des européens laissés vacants. Fanon est visionnaire pour son propre pays aussi l’Algérie forme extrême du colonialisme avec l’Afrique du Sud et la Palestine. Il est probable aussi que Fanon fasse allusion aux manifestations de décembre 1960 qui ont mis fin aux illusions réformistes d’un Ferhat Abbes qui recevaient les présidents des indépendances octroyées (Ahmadou Ahidjo, l’Abbé Fulbert Youlou par exemple)
i- plus tard après les indépendances politiques en général et en liaison avec la phase deux du complexe du colonisé (s’en prendre à ses congénères) les modernistes poursuivront cette tâche politique de sortir leurs sociétés de leurs cultures, croyances et « archaïques » pour ouvrir la voie à la modernité, entendue comme préalable idéologique au développement. En Algérie c’est d’autant plus cocasse que cet idéalisme historique, ce primat de la conscience sur l’être social, cette croyance que la réalité historique procède de la réforme des idées est devenue la doctrine officielle de la dernière métamorphose du Parti de l’Avant-Garde Socialiste (PAGS)
j- pour exemple de cette déshumanisation des colonisés, ce bestiaire sioniste : le bestiaire d’Israël : « Les Palestiniens sont comme des cancrelats dans un bocal », (1979…), Rafael Eitan, ex-chef d’état-major de l’armée israélienne, 1979. « Les Palestiniens sont des bêtes qui marchent sur deux pieds », « des criquets qui devraient être écrasés », Menahem Begin, ex-Premier ministre, 1982. « Lorsque nous aurons colonisé le pays, il ne restera plus aux Arabes que de tourner en rond comme des cafards drogués dans une bouteille », (Rafael Eitan ex chef d’état-major et ex-vice-premier ministre israélien, New York Times, 14 avril 1983). « Les Palestiniens seront écrasés comme des criquets … leurs têtes éclatées contre les rochers et les murs », Yitzhak Shamir, ex-Premier ministre, 1er avril 1988. « Les Palestiniens sont comme les crocodiles, plus vous leur donnez de viande, plus ils en veulent », Ehud Barak, ex-Premier ministre, ex-ministre de la Défense, Jerusalem Post du 30 avril 2000.
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Dans la décolonisation, il y a donc exigence d’une remise en question intégrale de la situation coloniale. Sa définition peut, si on veut la décrire avec précision, tenir dans la phrase bien connue : « Les derniers seront les premiers. » La décolonisation est la vérification de cette phrase. C’est pourquoi, sur le plan de la description,toute décolonisation est une réussite.
Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants. Car si les derniers doivent être les premiers, ce ne peut être qu’à la suite d’un affrontement décisif et meurtrier (k) des deux protagonistes. Cette volonté affirmée de faire remonter les derniers en tête de file, de les faire grimper les fameux échelons qui définissent une société organisée, ne peut triompher que si on jette dans la balance tous les moyens, y compris, bien sûr, la violence.
k- dans la dialectique du maître et de l'esclave, l'affrontement décisif a eu lieu avant la relation maître-esclave. Même soumis, même réduit en esclavage, le colonisé ne peut être subsumé sous cette formule.
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. Le colonisé qui décide de réaliser ce programme, de s’en faire le moteur, est préparé de tout temps à la violence. Dès sa naissance il est clair pour lui que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne peut être remis en question que par la violence absolue.
Le monde colonial est un monde compartimenté (d). Sans doute est-il superflu, sur le plan de la description, de rappeler l’existence de villes indigènes et de villes européennes, d’écoles pour indigènes et d’écoles pour Européens (a),comme il est superflu de rappeler l‘apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, si nous pénétrons dans l’intimité de cette compartimentation, nous aurons au moins le bénéfice de mettre en évidence quelques-unes des lignes de force qu’elle comporte. Cette approche du monde colonial, de son arrangement, de sa disposition géographique va nous permettre de délimiter les arêtes partir desquelles se réorganisera la société décolonisée.
Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat. Dans les sociétés de type capitaliste, l’enseignement, religieux ou laïque, la formation de réflexes moraux transmissibles de père en fils, l‘honnêteté exemplaire d’ouvriers décorés après cinquante années de bons et loyaux services, l’amour encouragé de l’harmonie et de la sagesse, ces formes esthétiques du respect de l’ordre établi, créent autour de l’exploité une atmosphère de soumission et d’inhibition qui allège considérablement la tâche des forces de l’ordre. Dans les pays capitalistes, entre l’exploité et le pouvoir s’interposent une multitude de professeurs de morale, de conseillers, de « désorientateurs ». Dans les régions coloniales, par contre, le gendarme et le soldat, par leur présence immédiate (f), leurs interventions directes et fréquentes, maintiennent le contact avec le colonisé et lui conseillent, à coups de crosse ou de napalm, de ne pas bouger (g). On le voit, l’intermédiaire du pouvoir utilise un langage de pure violence. L’intermédiaire n’allège pas l’oppression, ne voile pas la domination. Il les expose, les manifeste avec la bonne conscience des forces de l’ordre. L’intermédiaire porte la violence dans les maisons et dans les cerveaux du colonisé.
La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons (a). La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. Les pieds du colon ne sont jamais aperçus…Des pieds protégés par des chaussures solides alors que les rues de leur ville sont nettes, lisses, sans trous, sans cailloux. ..
La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi. C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres (j-).La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée. C’est une ville de nègres, une ville de bicots. Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d’envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible (g). Le colonisé est un envieux. Le colon ne l’ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours sur le qui-vive : « Ils veulent prendre notre place.(j) » C’est vrai, il n’y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s’installer à la place du colon.
Ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes. L’originalité du contexte colonial, c’est que les réalités économiques, les inégalités, l’énorme différence des modes de vie ne parviennent jamais à masquer les réalités humaines . Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcelle le monde c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à telle espèce, à telle race. Aux colonies, l’infrastructure économique est également une superstructure . La cause est conséquence :on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. C’est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial. Il n’y a pas jusqu’au concept de société précapitaliste, bien étudié par Marx, qui ne demanderait ici à être repensé. Le serf est d’une essence autre que le chevalier, mais une référence au droit divin est nécessaire pour légitimer cette différence statutaire. Aux colonies, l’étranger venu d’ailleurs s’est imposé à l’aide de ses canons et de ses machines. En dépit de la domestication réussie, malgré l’appropriation le colon reste toujours un étranger. Ce ne sont ni les usines, ni les propriétés, ni le compte en banque qui caractérisent d’abord la « classe dirigeante ». L’espèce dirigeante est d’abord celle qui vient d’ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones, « les autres » .
La violence qui a présidé à l’arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démoli sans restrictions les systèmes de références de l’économie, les modes d’apparence, d’habillement, sera revendiquée et assumée par le colonisé au moment où, décidant d’être l’histoire en actes, la masse colonisée s’engouffrera dans les villes interdites (h). Faire sauter le monde colonial est désormais une image d’action très claire, très compréhensible et pouvant être reprise par chacun des individus constituant le peuple colonisé. Disloquer le monde colonial ne signifie pas qu’après l’abolition des frontières on aménagera des voies de passage entre les deux zones. Détruire le monde colonial c’est ni plus ni moins abolir une zone, l‘enfouir au plus profond du sol ou l’expulser du territoire.
La mise en question du monde colonial par le colonisé n’est pas une confrontation rationnelle des points de vue. Elle n’est pas un discours sur l’universel, mais l’affirmation échevelée d’une originalité posée comme absolue . Le monde colonial est un monde manichéiste. Il ne suffit pas au colon de limiter physiquement, c’est-à-dire à l’aide de sa police et de sa gendarmerie, l’espace du colonisé. Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l’exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal [1]. La société colonisée n’est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d’affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux n’ont jamais habité, le monde colonisé. L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est, osons l’avouer, l’ennemi des valeurs. En ce sens, il est le mal absolu . Élément corrosif, détruisant tout ce qui l’approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques , instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles. Et M. Meyer pouvait dire sérieusement à l’Assemblée nationale française qu’il ne fallait pas prostituer la République en y faisant pénétrer le peuple algérien. Les valeurs, en effet, sont irréversiblement empoisonnées et infectées dès lors qu’on les met en contact avec le peuple colonisé. Les coutumes du colonisé, ses traditions, ses mythes, surtout ses mythes, sont la marque même de cette indigence, de cette dépravation constitutionnelle (i). C’est pourquoi il faut mettre sur le même plan le DDT qui détruit les parasites, vecteurs de maladie, et la religion chrétienne qui combat dans l’œuf les hérésies, les instincts, le mal. Le recul de la fièvre jaune et les progrès de l’évangélisation font partie du même bilan. Mais les communiqués triomphants des missions renseignent en réalité sur l’importance des ferments d’aliénation introduits au sein du peuple colonisé. Je parle de la religion chrétienne, et personne n’a le droit de s’en étonner. L’Église aux colonies est une Église de Blancs, une église d’étrangers. Elle n’appelle pas l’homme colonisé dans la voie de Dieu mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du maître, dans la voie de l’oppresseur. Et comme on le sait, dans cette histoire il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus.
Parfois ce manichéisme va jusqu’au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. À proprement parler, il l’animalise. Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique . On fait allusion aux mouvements de reptation du jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. L’Européen bute rarement sur les termes « imagés ». Mais le colonisé, qui saisit le projet du colon, le procès précis qu’on lui intente, sait immédiatement à quoi l’on pense. Cette démographie galopante, ces masses hystériques, ces visages d’où toute humanité a fui, ces corps obèses qui ne ressemblent plus à rien, cette cohorte sans tête ni queue, ces enfants qui ont l’air de n’appartenir à personne, cette paresse étalée sous le soleil, ce rythme végétal, tout cela fait partie du vocabulaire colonial. Le général de Gaulle parle des « multitudes jaunes »et M. Mauriac des masses noires, brunes et jaunes qui bientôt vont déferler Le colonisé sait tout cela et rit un bon coup chaque fois qu’il se découvre animal dans les paroles de l’autre. Car il sait qu’il n’est pas un animal. Et précisément, dans le même temps qu’il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la faire triompher.
h-. Il est probable aussi que Fanon fasse, aussi, allusion aux manifestations de décembre 1960 qui ont mis fin aux illusions réformistes d'un Ferhat Abbes qui recevaient les présidents des indépendances octroyées (Ahmadou Ahidjo, l'Abbé Fulbert Youlou par exemple)
d- il y a rejet chez Fanon d’une relation, sur le mode « dialectique du maître et de l’esclave » entre colon et colonisé, ce sont deux substances, c’est dire deux réalités existantes par elles-mêmes, sans nécessité de l’autre. La relation colon-colonisé ne peut être ainsi un cas particulier de la dialectique du maitre et de l’esclave.
i- plus tard après les indépendances politiques en général et en liaison avec la phase deux du complexe du colonisé (s'en prendre à ses congénères) les modernistes poursuivront cette tâche politique de sortir leurs sociétés de leurs cultures, croyances et "archaïques" pour ouvrir la voie à la modernité, entendue comme préalable idéologique au développement. En Algérie c'est d'autant plus cocasse que cet idéalisme historique, ce primat de la conscience sur l'être social, cette croyance que la réalité historique procède de la réforme des idées est devenue la doctrine officielle de la dernière métamorphose du Parti de l'Avant-Garde Socialiste (PAGS)
j- pour exemple de cette déshumanisation des colonisés, ce bestiaire sioniste : le bestiaire d’Israël : « Les Palestiniens sont comme des cancrelats dans un bocal », (1979…), Rafael Eitan, ex-chef d’état-major de l’armée israélienne, 1979. « Les Palestiniens sont des bêtes qui marchent sur deux pieds », « des criquets qui devraient être écrasés », Menahem Begin, ex-Premier ministre, 1982. « Lorsque nous aurons colonisé le pays, il ne restera plus aux Arabes que de tourner en rond comme des cafards drogués dans une bouteille », (Rafael Eitan ex chef d’état-major et ex-vice-premier ministre israélien, New York Times, 14 avril 1983). « Les Palestiniens seront écrasés comme des criquets … leurs têtes éclatées contre les rochers et les murs », Yitzhak Shamir, ex-Premier ministre, 1er avril 1988. « Les Palestiniens sont comme les crocodiles, plus vous leur donnez de viande, plus ils en veulent », Ehud Barak, ex-Premier ministre, ex-ministre de la Défense, Jerusalem Post du 30 avril 2000.
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Le problème de la vérité doit également retenir notre attention. Au sein du peuple, de tout temps, la vérité n’est due qu’aux nationaux. Aucune vérité absolue, aucun discours sur la transparence de l’âme ne peut effriter cette position. Au mensonge de la situation coloniale, le colonisé répond par un mensonge égal. La conduite est ouverte avec les nationaux, crispée et illisible avec les colons. Le vrai, c’est ce qui précipite la dislocation du régime colonial, c’est ce qui favorise l’émergence de la nation. Le vrai, c’est ce qui protège les indigènes et perd les étrangers. Dans le contexte colonial il n’y a pas de conduite de vérité. Et le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal.
On voit donc que le manichéisme premier qui régissait la société coloniale est conservé intact dans la période de décolonisation . C’est que le colon ne cesse jamais d’être l’ennemi, l’antagoniste, très précisément l’homme à abattre. L’oppresseur, dans sa zone, fait exister le mouvement, mouvement de domination, d’exploitation, de pillage. Dans l’autre zone, la chose colonisée lovée, pillée, alimente comme elle peut ce mouvement, qui va sans transition de la berge du territoire aux palais et aux docks de la « métropole ». Dans cette zone figée, la surface est étale, le palmier se balance devant les nuages, les vagues de la mer ricochent sur les galets, les matières premières vont et viennent, légitimant la présence du colon, tandis qu’accroupi, plus mort que vif, le colonisé s’éternise dans un rêve toujours le même. Le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu : « Cette terre, c’est nous qui l’avons faite. » Il est la cause continuée : « Si nous partons, tout est perdu, cette terre retournera au Moyen Âge. (k)» En face de lui, des êtres engourdis, travaillés de l’intérieur par les fièvres et les « coutumes ancestrales », constituent un cadre quasi minéral au dynamisme novateur du mercantilisme colonial.
Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait. Et parce qu’il se réfère constamment à l’histoire de sa métropole, il indique en clair qu’il est ici le prolongement de cette métropole. L’histoire qu’il écrit n’est donc pas l’histoire du pays qu’il dépouille mais l’histoire de sa nation en ce qu’elle écume, viole et affame (l). L’immobilité à laquelle est condamné le colonisé ne peut être remise en question que si le colonisé décide de mettre un terme à l’histoire de la colonisation, à l’histoire du pillage, pour faire exister l’histoire de la nation, l’histoire de la décolonisation.
Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial. L’indigène est un être parqué, l’apartheid n’est qu’une modalité de la compartimentation du monde colonial. La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. C’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une enjambée, que je suis poursuivi par des meutes de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin.
Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d’abord contre les siens (g). C’est la période où les nègres se bouffent entre eux et où les policiers, les juges d’instruction ne savent plus où donner de la tête devant l’étonnante [54] criminalité nord-africaine. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de ce phénomène [2]. Face à l’arrangement colonial le colonisé se trouve dans un état de tension permanente. Le monde du colon est un monde hostile, qui rejette, mais dans le même temps c’est un monde qui fait envie. Nous avons vu que le colonisé rêve toujours de s’installer à la place du colon. Non pas de devenir un colon, mais de se substituer au colon (m). Ce monde hostile, pesant, agressif, parce que repoussant de toutes ses aspérités la masse colonisée, représente non pas l’enfer duquel on voudrait s’éloigner le plus rapidement possible mais un paradis à portée de main que protègent de terribles molosses.
k- cette affirmation survit sous différentes formes mais la plus courante est la question récurrente « qu’avez-vous fait de votre indépendance ? » aussi bien des anciens colons et leurs descendants politiques que des colonisés atteints du complexe du colonisé (phase 2).
l- la démarche de la mémoire partagée et la ruse de Stora et Macron est d'effacer la réalité du pillage et du viol pour transformer la colonisation en acte de "bonne foi"
m-une grande part du succès de la contre-révolution qui a suivi la mort de Boumediene, tient à ce facteur d'autant plus effectif qu'on remonte la hiérarchie du pouvoir. Comme toutes les pulsions inconscientes, se substituer au colon multiplie ses masques pour franchir les garde-fous du sur-moi, aussi bien pour les biens matériels du colon que pour les statuts moraux et culturels substitutifs (dont la manie algérienne de croire à la supériorité du scripteur maquillée sous l'admiration de l'écrivain quoiqu'il écrive (parce qu'aucune des formes économiques et sociales de classe n'a imposé son hégémonie sur notre société et permis l'émergence de visions de classe) jusqu'au jour où les Daoud et Sansal dévoilent leur rôles d'informateurs indigènes.***
Les rapports colon-colonisé sont des rapports de masse. Au nombre, le colon oppose sa force. Le colon est un exhibitionniste. Son souci de sécurité l’amène à rappeler à haute voix au colonisé que « Le maître, ici, c’est moi ». Le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie. Le colonisé est pris dans les mailles serrées du colonialisme. Mais nous avons vu qu’à l’intérieur le colon n’obtient qu’une pseudo-pétrification. La tension musculaire du colonisé se libère périodiquement dans des explosions sanguinaires : luttes tribales, luttes de çofs, luttes entre individus (g).
g- c’est la deuxième phase du complexe du colonisé, celle de s’en rendre à son congénère. C’est la plus durable des phases au-delà même de l’indépendance, elle est tenace et se renouvelle dans chaque situation où apparait n’importe quelle supériorité de n’importe quel pays perçu comme partie du monde colonial
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Toutefois, dans la lutte de libération, ce peuple autrefois réparti en cercles irréels, ce peuple en proie à un effroi indicible mais heureux de se perdre dans une tourmente onirique (k), se disloque, se réorganise et enfante dans le sang et les larmes des confrontations très réelles et très immédiates (g). Donner à manger aux moudjahidines, poster des sentinelles, venir en aide aux familles privées du nécessaire, se substituer au mari abattu ou emprisonné : telles sont les tâches concrètes auxquelles le peuple est convié dans la lutte de libération.
On assistera au cours de la lutte de libération à une désaffection singulière pour ces pratiques. Le dos au mur, le couteau sur la gorge ou, pour être plus précis, l’électrode sur les parties génitales, le colonisé va être sommé de ne plus se raconter d’histoires (n).
Après des années d’irréalisme, après s’être vautré dans les phantasmes les plus étonnants, le colonisé, sa mitraillette au poing, affronte enfin les seules forces qui lui contestaient son être : celles du colonialisme (n). Et le jeune colonisé qui grandit dans une atmosphère de fer et de feu peut bien se moquer – il ne s’en prive pas – des ancêtres zombies, des chevaux à deux têtes, des morts qui se réveillent, des djinns qui profitent d’un bâillement pour s’engouffrer dans le corps (o). Le colonisé découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération.
Nous avons vu que cette violence, pendant toute la durée de la période coloniale, quoique à fleur de peau, tourne à vide. Nous l’avons vue canalisée par les décharges émotionnelles de la danse ou de la possession. Nous l’avons vue s’épuiser en luttes fratricides. Le problème se pose maintenant de saisir cette violence en train de se réorienter. Alors qu’elle se complaisait dans les mythes et qu’elle s’ingéniait à découvrir des occasions de suicide collectif, voici que des conditions nouvelles vont lui permettre de changer d’orientation.
Sur le plan de la tactique politique et de l’Histoire, un problème théorique d’une importance capitale est posé à l’époque contemporaine par la libération des colonies ; quand peut-on dire que la situation est mûre pour un mouvement de libération nationale ? Quelle doit en être l’avant-garde ? Parce que les décolonisations ont revêtu des formes multiples, la raison hésite et s’interdit de dire ce qui est une vraie décolonisation et ce qui est une fausse décolonisation. Nous verrons, que, pour l’homme engagé, il y a urgence à décider des moyens, de la tactique, c’est-à-dire de la conduite et de l’organisation. Hors cela, il n’y a plus que volontarisme aveugle avec les aléas terriblement réactionnaires qu’il comporte.
Quelles sont les forces qui, dans la période coloniale, proposent à la violence du colonisé de nouvelles voies, de nouveaux pôles d’investissement ? Ce sont d’abord les partis politiques et les élites intellectuelles ou commerciales. Or ce qui caractérise certaines formations politiques, c’est le fait qu’elles proclament des principes mais s’abstiennent de lancer des mots d’ordre. Toute l’activité de ces partis politiques nationalistes dans la période coloniale est une activité de type électoraliste, c’est une suite de dissertations philosophico-politiques sur le thème du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, du droit des hommes à la dignité et au pain, l’affirmation ininterrompue du principe « un homme-une voix ». Les partis politiques nationalistesn’insistent jamais sur la nécessité de l’épreuve de force, parce que leur objectif n’est pas précisément le renversement radical du système. Pacifistes, légalistes, en fait partisans de l’ordre… nouveau, ces formations politiques posent crûment à la bourgeoisie colonialiste la question qui leur est essentielle : « Donnez-nous plus de pouvoir. » Sur le problème spécifique de la violence, les élites sont ambiguës. Elles sont violentes dans les paroles et réformistes dans les attitudes. Quand les cadres politiques nationalistes bourgeois disent une chose, ils signifient sans ambages qu’ils ne la pensent pas réellement.
o- première de la phase du complexe du colonisé : l'évitement, faire comme si le colon n'existait pas, opposer à sa force et sa puissance celles des ancêtres ou des êtres surnaturels indigènes, celle des ancêtres. Cette phase est elle-même très dialectique, dans le cas où on oppose au mythe colonial d'une terre sans peuple et sans passé, la mémoire des civilisations indigènes deviennent des "contre-mythes", un moment de résistance et d'opposition.
n- c'est la pratique de la libération qui libère des mythologies et entraîne le colonisé dans le processus de sa transformation. Une fois de plus Fanon nous rappelle que c'est l'Être social qui détermine la conscience et que c'est la transformation de cet Être qui transforme à la conscience jusqu'au point permis par cette transformation. Aucune leçon de rationalisme n'aura d'effet sur l'Être social, mesurez le au succès d'un intellectuel de bonne foi comme Arkoun.***
La paysannerie est laissée systématiquement de côté par la propagande de la plupart des partis nationalistes. Or il est clair que, dans les pays coloniaux, seule la paysannerie est révolutionnaire (l). Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de forces. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force. Lorsqu’en 1956, après la capitulation de M. Guy Mollet devant les colons d’Algérie, le Front de libération nationale, dans un tract célèbre, constatait que le colonialisme ne lâche que le couteau sur la gorge, aucun Algérien vraiment n’a trouvé ces termes trop violents. Le tract ne faisait qu’exprimer ce que tous les Algériens ressentaient au plus profond d’eux-mêmes : le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence.
Au moment de l’explication décisive, la bourgeoisie colonialiste, qui était jusque-là restée coite, entre en action. Elle introduit cette nouvelle notion qui est à proprement parler une création de la situation coloniale : la non-violence. Dans sa forme brute cette non-violence signifie aux élites intellectuelles et économiques colonisées que la bourgeoisie colonialiste a les mêmes intérêts qu’elles et qu’il devient donc indispensable, , de parvenir à un accord pour le salut commun (j).La non-violence est une tentative de régler le problème colonial, autour d’un tapis vert avant tout geste irréversible, toute effusion de sang, tout acte regrettable. Mais si les masses, sans attendre que les chaises soient disposées autour du tapis vert, n’écoutent que leur propre voix et commencent les incendies et les attentats, on voit alors les « élites » et les dirigeants des partis bourgeois nationalistes se précipiter vers les colonialistes et leur dire : « C’est très grave ! On ne sait pas comment tout cela va finir, il faut trouver une solution, il faut trouver un compromis. »
l- question-clé qui suscitera bien des débats, dans les premières années postindépendance, chez quelques jeunes communistes algériens, dont moi, sur la primauté révolutionnaire en paysannerie et classe ouvrière. La qualification de Fanon de « paysanniste » par nos aînés m’apparaît maintenant comme un blocage de la réflexion dur la résistance et la guerre populaire qu’explorera plus tard Ahmed Akkache dans ses textes.
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Il est vrai que les instruments sont importants dans le domaine de la violence, puisque tout repose en définitive sur la répartition de ces instruments. Mais il se trouve que, dans ce domaine, la libération des territoires coloniaux apporte un éclairage nouveau. On a vu par exemple que pendant la campagne d’Espagne, cette authentique guerre coloniale, Napoléon, malgré des effectifs qui ont atteint, pendant les offensives du printemps 1810, le chiffre énorme de 400 000 hommes, fut contraint de reculer. Pourtant l’armée française faisait trembler toute l’Europe par ses instruments de guerre, par la valeur de ses soldats, par le génie militaire de ses capitaines. Face aux moyens énormes des troupes napoléoniennes, les Espagnols qu’animait une foi nationale inébranlable, découvrirent cette fameuse guérilla que, vingt-cinq ans plus tôt les miliciens américains avaient expérimentée contre les troupes anglaises. Mais la guérilla du colonisé ne serait rien comme instrument de violence opposé à d’autres instruments de violence, si elle n’était pas un élément nouveau dans le processus global de la compétition entre trusts et monopoles.
Au début de la colonisation, une colonne pouvait occuper des territoires immenses : le Congo, le Nigéria, la Côte-d’Ivoire, etc. Mais aujourd’hui la lutte nationale du colonisé s’insère dans une situation absolument nouvelle. Le capitalisme, dans sa période d’essor, voyait dans les colonies une source de matières [premières qui, manufacturées, pouvaient être déversées sur le marché européen. Après une phase d’accumulation du capital, il en arrive aujourd’hui à modifier sa conception de la rentabilité d’une affaire. Les colonies sont devenues un marché. La population coloniale est une clientèle qui achète. Dès lors, si la garnison doit être éternellement renforcée, si le commerce se ralentit, c’est-à-dire si les produits manufacturés et industrialisés ne peuvent plus être exportés, c’est la preuve que la solution militaire doit être écartée. Une domination aveugle de type esclavagiste n’est économiquement pas rentable pour la métropole. La fraction monopoliste de la bourgeoisie métropolitaine ne soutient pas un gouvernement dont la politique est uniquement celle de l’épée. Ce que les industriels et les financiers de la métropole attendent de leur gouvernement, ce n’est pas qu’il décime les peuplades mais qu’il sauvegarde, à l’aide de conventions économiques, leurs « intérêts légitimes ».
Il existe donc une complicité objective du capitalisme avec les forces violentes qui éclatent dans le territoire colonial . De plus, le colonisé n’est pas seul face à l’oppresseur. Il y a, bien sûr, l’aide politique et diplomatique des pays et des peuples progressistes. Mais il y a surtout la compétition, la guerre impitoyable que se livrent les groupes financiers. Une conférence de Berlin avait pu répartir l’Afrique déchiquetée entre trois ou quatre pavillons. Actuellement, ce qui est important, ce n’est pas que telle région africaine soit terre de souveraineté française ou belge : ce qui importe, c’est que les zones économiques soient protégées. Le pilonnage d’artillerie, la politique de la terre brûlée ont fait place à la sujétion économique. Aujourd’hui on ne mène plus de guerre de répression contre tel sultan rebelle. On est plus élégant, moins sanguinaire, et on décide la liquidation pacifique du régime castriste. On essaie d’étrangler la Guinée, on supprime Mossadegh. Le dirigeant national qui a peur de la violence a donc tort s’il s’imagine que le colonialisme va « tous nous massacrer ». Les militaires, bien sûr, continuent à jouer avec les poupées datant de la conquête, mais les milieux financiers ont vite fait de les ramener à la réalité.
C’est pourquoi il est demandé aux partis politiques nationalistes raisonnables d’exposer le plus clairement possible leurs revendications et de chercher avec le partenaire colonialiste, dans le calme et l’absence de passion, une solution qui respecte les intérêts des deux parties.
m- c’est le cœur du concept de néocolonialisme que construit en direct Franz Fanon, le rappel que si les Etats procèdent aux conquêtes et à l’occupation des territoires, ce sont les entreprises privées qui colonisent(relisez Lénine) et dictent à l’Etat colonial quelle forme de colonisation correspond le mieux à leurs intérêts. Le plan Trump, variante développée du Grand Moyen Orient (du Pakistan à notre pays inclus dans la zone MENA) Orient et du Nouveau Moyen Orient de Barack Obama et Netanyahu (qui concerne aussi notre pays inclus dans la zone MENA) poursuit ce but de reconfigurer la région pour les intérêts du Grand Capital
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Le peuple utilise également pour se maintenir en forme, pour entretenir sa capacité révolutionnaire, certains épisodes de la vie de la collectivité. Le bandit, par exemple, qui tient la campagne pendant des journées face aux gendarmes lancés à ses trousses, celui qui, dans un combat singulier, succombe après avoir abattu quatre ou cinq policiers, celui qui se suicide pour ne pas « donner » ses complices constituent pour le peuple des phares, des schèmes d’actions, des « héros ». Et il ne sert à rien, évidemment, de dire que tel héros est un voleur, une crapule ou un dépravé. Si l’acte pour lequel cet homme est poursuivi par les autorités colonialistes est un acte exclusivement dirigé contre une personne ou un bien colonial, alors la démarcation est nette, flagrante. Le processus d’identification est automatique.
Il faut signaler également le rôle que joue, dans ce phénomène de maturation, l’histoire de la résistance nationale à la conquête. Les grandes figures du peuple colonisé sont toujours celles qui ont dirigé la résistance nationale à l’invasion. Béhanzin, Soundiata, Samory, Abdel Kader revivent avec une particulière intensité dans la période qui précède l’action. [Boumediene] C’est la preuve que le peuple s’apprête à se remettre en marche, à interrompre le temps mort introduit par le colonialisme, à faire l’Histoire.
Le surgissement de la nation nouvelle, la démolition des structures coloniales sont le résultat soit d’une lutte violente du peuple indépendant, soit de l’action, contraignante pour le régime colonial, de la violence périphérique assumée par d’autres peuples colonisés.
Le peuple colonisé n’est pas seul. En dépit des efforts du colonialisme, ses frontières demeurent perméables aux nouvelles, aux échos. Il découvre que la violence est atmosphérique, qu’elle éclate çà et là, et çà et là emporte le régime colonial. Cette violence qui réussit a un rôle non seulement informateur mais opératoire pour le colonisé. La grande victoire du peuple vietnamien à Dien-Bien-Phu n’est plus, à strictement parler, une victoire vietnamienne. À partir de juillet 1954, le problème que se sont posé les peuples coloniaux a été le suivant : « Que faut-il faire pour réaliser un Dien-Bien-Phu ? Comment s’y prendre ? » De la possibilité de ce Dien-Bien-Phu, aucun colonisé ne pouvait plus douter. Ce qui faisait le problème, c’était l’aménagement des forces, leur organisation, leur date d’entrée en action. Cette violence ambiante ne modifie pas les seuls colonisés mais également les colonialistes qui prennent conscience de Dien-Bien-Phu multiples. C’est pourquoi une véritable panique ordonnée va s’emparer des gouvernements colonialistes. Leur propos est de prendre les devants, de tourner à droite le mouvement de libération, de désarmer le peuple : vite, décolonisons. Décolonisons le Congo avant qu’il ne se transforme en Algérie. Votons la loi-cadre pour l’Afrique, créons la Communauté, rénovons cette Communauté mais, je vous en conjure, décolonisons, décolonisons… On décolonise à une telle allure qu’on impose l’indépendance à Houphouët-Boigny. À la stratégie du Dien-Bien-Phu, définie par le colonisé, le colonialiste répond par la stratégie de l’encadrement… dans le respect de la souveraineté des États.
Mais revenons à cette violence atmosphérique, à cette violence à fleur de peau. Nous avons vu dans le développement de sa maturation que beaucoup de courroies la prennent en charge et la mènent à la sortie. En dépit des métamorphoses que le régime colonial lui impose dans les luttes tribales ou régionalistes, la violence s’achemine, le colonisé identifie son ennemi, met un nom sur tous ses malheurs et jette dans cette nouvelle voie toute la force exacerbée de sa haine et de sa colère. Mais comment passons-nous de l’atmosphère de violence à la violence en action ? Qu’est-ce qui fait exploser la marmite ? Il y a le fait, d’abord, que ce développement ne laisse pas inentamée la béatitude du colon. Le colon qui « connaît » les indigènes s’aperçoit à plusieurs indices que quelque chose est en train de changer. Les bons indigènes se font rares, les silences s’étendent à l’approche de l’oppresseur. Quelquefois les regards se font durs, les attitudes et les propos carrément agressifs. Les partis nationalistes s’agitent, multiplient les meetings et, dans le même temps, les forces de police sont augmentées, des renforts de troupe arrivent. Les colons, les agriculteurs surtout, isolés dans leurs fermes, sont les premiers à s’alarmer. Ils réclament des mesures énergiques.
Les autorités prennent en effet des mesures spectaculaires, arrêtent un ou deux leaders, organisent des défilés militaires, des manœuvres, des vols aériens. Les démonstrations, les exercices belliqueux, cette odeur de poudre qui, maintenant, charge l’atmosphère, ne font pas reculer le peuple. Ces baïonnettes et ces canonnades renforcent son agressivité. Une atmosphère de drame s’installe, où chacun veut prouver qu’il est prêt à tout. C’est dans ces circonstances que le coup part tout seul car les nerfs sont fragilisés, la peur s’est installée, on est sensible de la gâchette. Un incident banal et le mitraillage commence : c’est Sétif en Algérie, ce sont les Carrières centrales au Maroc, c’est Moramanga à Madagascar.
Les répressions, loin de briser l’élan, scandent les progrès de la conscience nationale (n). Aux colonies, les hécatombes, à partir d’un certain stade de développement embryonnaire de la conscience, renforcent cette conscience, car elles indiquent qu’entre oppresseurs et opprimés tout se résout par la force. Il faut signaler ici que les partis politiques n’ont pas lancé le mot d’ordre de l’insurrection armée, n’ont pas préparé cette insurrection. Toutes ces répressions, tous ces actes suscités par la peur ne sont pas voulus par les dirigeants. Les événements les prennent de court. C’est alors que le colonialisme peut décider d’arrêter les leaders nationalistes. Mais aujourd’hui les gouvernements des pays colonialistes savent parfaitement qu’il est très dangereux de priver les masses de leur leader. Car alors le peuple, n’étant plus bridé, se jette dans la jacquerie, les mutineries et les « meurtres bestiaux ». Les masses donnent libre cours à leurs « instincts sanguinaires » et imposent au colonialisme la libération des leaders, auxquels reviendra la tâche difficile de ramener le calme. Le peuple colonisé, qui avait spontanément investi sa violence dans la tâche colossale de destruction du système colonial, va se retrouver en peu de temps avec le mot d’ordre inerte, infécond : « Libérez X ou Y [4]. » Alors le colonialisme libérera ces hommes et discutera avec eux. L’heure des bals populaires a commencé.
Dans un autre cas, l’appareil des partis politiques peut rester intact. Mais à la suite de la répression colonialiste et de la réaction spontanée du peuple les partis se trouvent débordés par leurs militants. La violence des masses s’oppose vigoureusement aux forces militaires de l’occupant, la situation se détériore et pourrit. Les dirigeants en liberté restent alors sur la touche. Devenus soudain inutiles avec leur bureaucratie et leur programme raisonnable, on les voit, loin des événements, tenter la suprême imposture de « parler au nom de la nation muselée ». En règle générale, le colonialisme se jette avec avidité sur cette aubaine, transforme ces inutiles en interlocuteurs et, en quatre secondes, leur donne l’indépendance, à charge pour eux de ramener l’ordre
On voit donc que tout le monde est conscient de cette violence et que la question n’est pas toujours d’y répondre par une plus grande violence mais plutôt de voir comment désamorcer la crise.
Qu’est-ce donc en réalité que cette violence ? Nous l’avons vu, c’est l’intuition qu’ont les masses colonisées que leur libération doit se faire, et ne peut se faire que par la force. Par quelle aberration de l’esprit ces hommes sans technique, affamés et affaiblis, non rompus aux méthodes d’organisation, en arrivent-ils, face à la puissance économique et militaire de l’occupant, à croire que seule la violence pourra les libérer ? Comment peuvent-ils espérer triompher ?
Car la violence, et c’est là le scandale, peut constituer, en tant que méthode, le mot d’ordre d’un parti politique. Des cadres peuvent appeler le peuple à la lutte armée. Il faut réfléchir à cette problématique de la violence. Que le militarisme allemand décide de régler ses problèmes de frontières par la force ne nous surprend point,mais que le peuple angolais, par exemple, décide de prendre les armes, que le peuple algérien rejette toute méthode qui ne soit pas violente, prouve que quelque chose s’est passé ou est en train de se passer. Les hommes colonisés, ces esclaves des temps modernes, sont impatients. Ils savent que seule cette folie peut les soustraire à l’oppression coloniale. Un nouveau type de rapports s’est établi dans le monde. Les peuples sous-développés font craquer leur chaîne et l’extraordinaire, c’est qu’ils réussissent. On peut prétendre qu’à l’heure du spoutnik il est ridicule de mourir de faim, mais pour les masses colonisées l’explication est moins lunaire. La vérité, c’est qu’aucun pays colonialiste n’est aujourd’hui capable d’adopter la seule forme de lutte qui aurait une chance de réussir : l’implantation prolongée de forces d’occupation importantes. (v)
Sur le plan intérieur, les pays colonialistes se trouvent confrontés à des contradictions, à des revendications ouvrières qui exigent l’emploi de leurs forces policières. De plus, dans la conjoncture internationale actuelle, ces pays ont besoin de leurs troupes pour protéger leur régime. Enfin l’on connaît le mythe des mouvements de libération dirigés de Moscou. Dans l’argumentation paniquarde du régime, cela signifie : « Si cela continue, les communistes risquent de profiter de ces troubles pour s’infiltrer dans ces régions. »
v c'est ce que nous observons de façon déformée et différé pour les puissances occidentales et leur créature sioniste. Le coût en termes économiques et de contrôle des routes hyper stratégiques de cette région oblige les puissances occidentales à imposer à l'Etat sioniste des limites qui garantissent les intérêts à long terme des multinationales dont elles servent les intérêts. c'est le cœur du concept de néocolonialisme que construit en direct Franz Fanon, le rappel que si les Etats procèdent aux conquêtes et à l'occupation des territoires, ce sont les entreprises privées qui colonisent(relisez Lénine) et dictent à l'Etat colonial quelle forme de colonisation correspond le mieux à leurs intérêts. Le plan Trump, variante développée du Grand Moyen Orient (du Pakistan à notre pays inclus dans la zone MENA) Orient et du Nouveau Moyen Orient de Barack Obama et Netanyahu (qui concerne aussi notre pays inclus dans la zone MENA) poursuit ce but de reconfigurer la région pour les intérêts du Grand Capital . intérêts.
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Cette compétition donne une dimension quasi universelle aux revendications les plus localisées. Chaque meeting, chaque acte de répression retentit dans l’arène internationale. Les meurtres de Sharpeville ont secoué l’opinion pendant des mois. Dans les journaux, sur les antennes, dans les conversations privées, Sharpeville est devenu un symbole. C’est à travers Sharpeville que des hommes et des femmes ont abordé le problème de l’apartheid en Afrique du Sud. Et l’on ne peut prétendre que seule la démagogie explique le soudain intérêt des Grands pour les petites affaires des régions sous-développées. Chaque jacquerie, chaque sédition dans le tiers monde s’insère dans le cadre de la guerre froide. Deux hommes sont matraqués à Salisbury, et voici que l’ensemble d’un bloc se met en branle, parle de ces deux hommes et, à l’occasion de ce matraquage, soulève le problème particulier de la Rhodésie – le reliant à l’ensemble de l’Afrique et à la totalité des hommes colonisés. Mais l’autre bloc, également, mesure, à l’ampleur de la campagne menée, les faiblesses locales de son système. Les peuples colonisés se rendent compte qu’aucun clan ne se désintéresse des incidents locaux. Ils cessent de se limiter à leurs horizons régionaux, saisis qu’ils sont dans cette atmosphère de secousse universelle .
Lorsque, tous les trois mois, on apprend que la 6e ou la 7e flotte fait mouvement vers telle côte, lorsque Khrouchtchev menace de sauver Castro à coups de fusées, lorsque Kennedy, à propos du Laos, décide d’envisager les solutions extrêmes, le colonisé ou le nouvel indépendant a l’impression que, bon gré, mal gré, il est entraîné dans une sorte de marche effrénée. En fait, il marche déjà. Prenons, par exemple, le cas des gouvernements de pays récemment libérés. Les hommes au pouvoir passent les deux tiers de leur temps à surveiller les alentours, à prévenir le danger qui les menace, et l’autre tiers à travailler pour le pays. En même temps, ils se cherchent des appuis. Obéissant à la même dialectique, les oppositions nationales se détournent avec mépris des voies parlementaires. Elles cherchent des alliés qui acceptent de les soutenir dans leur entreprise brutale de sédition. L’atmosphère de violence, après avoir imprégné la phase coloniale, continue de dominer la vie nationale. Car, nous l’avons dit, le tiers monde n’est pas exclu. Bien au contraire, il est au centre de la tourmente. C’est pourquoi, dans leurs discours, les hommes d’État des pays sous-développés maintiennent indéfiniment le ton d’agressivité et d’exaspération qui aurait dû normalement disparaître. L’on comprend également l’impolitesse si souvent signalée des nouveaux dirigeants. Mais ce que l’on voit moins, c’est l’extrême courtoisie de ces mêmes dirigeants dans leurs contacts avec les frères ou les camarades. L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui. On comprend également ce nouveau ton qui a submergé la diplomatie internationale à l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 1960. Les représentants des pays coloniaux étaient agressifs, violents, outranciers, mais les peuples coloniaux n’ont pas trouvé qu’ils exagéraient. Le radicalisme des porte-parole africains a provoqué le mûrissement de l’abcès et a permis de mieux voir le caractère inadmissible des veto, du dialogue des Grands, et surtout le rôle infime réservé au tiers monde.
La diplomatie telle qu’elle a été inaugurée par les peuples nouvellement indépendants n’est plus en nuances, en sous-entendus, en passes magnétiques. C’est que ces porte-parole sont chargés par leurs peuples de défendre à la fois l’unité de la nation, le progrès des masses vers le bien-être et le droit des peuples à la liberté et au pain.
C’est donc une diplomatie en mouvement, en furie, qui contraste étrangement avec le monde immobile, pétrifié, de la colonisation. Et quand M. Khrouchtchev brandit son soulier à l’ONU et en martèle la table, aucun colonisé, aucun représentant des pays sous-développés ne rit. Car ce que M. Khrouchtchev montre aux pays colonisés qui le regardent c’est que lui, le moujik, qui par ailleurs possède des fusées, traite ces misérables capitalistes comme ils le méritent. De même, Castro siégeant en tenue militaire à l’ONU ne scandalise pas les pays sous-développés. Ce que montre Castro, c’est la conscience qu’il a de l’existence du régime continué de la violence. L’étonnant, c’est qu’il ne soit pas entré à l’ONU avec sa mitraillette ; mais peut-être s’y serait-on opposé ? Les jacqueries, les actes désespérés, les groupes armés de coutelas ou de haches trouvent leur rationalité dans la lutte implacable qui dresse l’un contre l’autre le capitalisme et le socialisme.
En 1945, les 45 000 morts de Sétif pouvaient passer inaperçus ; en 1947, les 90 000 morts de Madagascar pouvaient faire l’objet d’un simple entrefilet dans les journaux ; en 1952, les 200 000 victimes de la répression au Kenya pouvaient rencontrer une indifférence relative. C’est que les contradictions internationales n’étaient pas suffisamment tranchées. Déjà la guerre de Corée et la guerre d’Indochine avaient inauguré une nouvelle phase. Mais c’est surtout Budapest et Suez qui constituent les moments décisifs de cette confrontation.
Forts du soutien inconditionnel des pays socialistes, les colonisés se lancent avec les armes qu’ils ont contre la citadelle inexpugnable du colonialisme. Si cette citadelle est invulnérable aux couteaux et aux poings nus, elle ne l’est plus quand on décide de tenir compte du contexte de la guerre froide.
Dans cette conjoncture nouvelle, les Américains prennent très au sérieux leur rôle de patron du capitalisme international. Dans un premier temps, ils conseillent aux pays européens de décoloniser à l’amiable. Dans un deuxième temps, ils n’hésitent pas à proclamer d’abord le respect puis le soutien du principe : l’Afrique aux Africains. Les États-Unis ne craignent pas aujourd’hui de dire officiellement qu’ils sont les défenseurs du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le dernier voyage de M. Mennen-Williams n’est que l’illustration de la conscience qu’ont les Américains que le tiers monde ne doit pas être sacrifié. On comprend dès lors pourquoi la violence du colonisé n’est désespérée que si on la compare in abstracto à la machine militaire des oppresseurs. Par contre, si on la situe dans la dynamique internationale, on s’aperçoit qu’elle constitue une terrible menace pour l’oppresseur. La persistance des jacqueries et de l’agitation Mau-Mau déséquilibre la vie économique de la colonie mais ne met pas en danger la métropole. Ce qui est plus important aux yeux de l’impérialisme, c’est la possibilité pour la propagande socialiste de s’infiltrer dans les masses, de les contaminer. C’est déjà un grave danger dans la période froide du conflit ; mais que deviendrait, en cas de guerre chaude, cette colonie, pourrie par les guérillas meurtrières ?
Le capitalisme se rend compte alors que sa stratégie militaire a tout à perdre au développement des guerres nationales. Aussi, dans le cadre de la coexistence pacifique, toutes les colonies sont-elles appelées à disparaître et, à l’extrême, le neutralisme à être respecté par le capitalisme. Ce qu’il faut éviter avant tout, c’est l’insécurité stratégique, l’ouverture des masses sur une doctrine ennemie, la haine radicale de dizaines de millions d’hommes. Les peuples colonisées sont parfaitement conscients de ces impératifs qui dominent la vie politique internationale. C’est pourquoi même ceux qui tonnent contre la violence décident et agissent toujours en fonction de cette violence planétaire. Aujourd’hui la coexistence pacifique entre les deux blocs entretient et provoque la violence dans les pays coloniaux. Demain, peut-être verrons-nous se déplacer ce domaine de la violence après la libération intégrale des territoires coloniaux. Peut-être verrons-nous se poser la question des minorités. Déjà certaines d’entre elles n’hésitent pas à prôner des méthodes violentes pour résoudre leurs problèmes et ce n’est pas par hasard si, nous dit-on, des extrémistes nègres aux États-Unis forment des milices et s’arment en conséquence. Ce n’est pas par hasard non plus si, dans le monde dit libre, il y a des comités de défense des minorités juives en URSS et si le général de Gaulle, dans l’un de ses discours, a versé quelques larmes sur les millions de musulmans opprimés par la dictature communiste.Le capitalisme et l’impérialisme sont convaincus que la lutte contre le racisme et les mouvements de libération nationale sont purement et simplement des troubles télécommandés, fomentés de « l’extérieur ».Aussi décident-ils d’utiliser cette tactique efficace : Radio-Europe libre, comité de soutien des minorités dominées… Ils font de l’anticolonialisme, comme les colonels français en Algérie faisaient de la guerre subversive avec les SAS ou les services psychologiques. Ils « utilisaient le peuple contre le peuple ». On sait ce que cela donne.
Cette atmosphère de violence, de menace, ces fusées brandies n’effraient pas et ne désorientent pas les colonisés. Nous avons vu que toute leur histoire récente les dispose à « comprendre » cette situation. Entre la violence coloniale et la violence pacifique dans laquelle baigne le monde contemporain il y a une sorte de correspondance complice, une homogénéité. Les colonisés sont adaptés à cette atmosphère. Ils sont, pour une fois, de leur temps ( o). On s’étonne quelquefois que les colonisés, plutôt que d’offrir une robe à leur femme, achètent un poste à transistors. On ne devrait pas. Les colonisés sont persuadés que leur destin se joue maintenant. Ils vivent dans une atmosphère de fin du monde et ils estiment que rien ne doit leur échapper. C’est pourquoi ils comprennent très bien Phouma et Phoumi, Lumumba et Tschombé, Ahidjo et Moumié, Kenyatta et ceux qu’on jette périodiquement en avant pour le remplacer. Ils comprennent très bien tous ces hommes car ils démasquent les forces qui sont derrière eux. Le colonisé, l’homme sous-développé sont aujourd’hui des animaux politiques au sens le plus planétaire du terme.
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Mais revenons au combat singulier du colonisé et du colon. Il s’agit, on le voit, de la lutte armée franche. Les exemples historiques sont : l’Indochine, l’Indonésie, et, bien sûr, l’Afrique du Nord. Mais ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’elle aurait pu éclater n’importe où, en Guinée comme en Somalie, et encore aujourd’hui elle peut éclater partout où le colonialisme entend encore durer, en Angola par exemple. L’existence de la lutte armée indique que le peuple décide de ne faire confiance qu’aux moyens violents. Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c’est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force. Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : « Nous sommes ici par la force des baïonnettes… » On complète aisément. Pendant la phase insurrectionnelle, chaque colon raisonne à partir d’une arithmétique précise. Cette logique n’étonne pas les autres colons mais il est important de dire qu’elle n’étonne pas non plus les colonisés. Et d’abord, l’affirmation de principe : « C’est eux ou nous » ne constitue pas un paradoxe, puisque le colonialisme, avons-nous vu, est justement l’organisation d’un monde manichéiste, d’un monde compartimenté. Et quand, préconisant des moyens précis, le colon demande à chaque représentant de la minorité qui opprime de descendre 30 ou 100 ou 200 indigènes, il s’aperçoit que personne n’est indigné et qu’à [82] l’extrême tout le problème et de savoir si on peut faire ça d’un seul coup ou par étapes [5]. [Palestine à chaque massacre on reproche à Israël de tuer trop d’un coup]
Ce raisonnement qui prévoit très arithmétiquement la disparition du peuple colonisé ne bouleverse pas le colonisé d’indignation morale. Il a toujours su que ses rencontres avec le colon se dérouleraient dans un champ clos. Aussi le colonisé ne perd-il pas son temps en lamentations et ne cherche-t-il presque jamais à ce qu’on lui rende justice dans le cadre colonial. En fait, si l’argumentation du colon trouve le colonisé inébranlable, c’est que ce dernier a pratiquement posé le problème de sa libération en des termes identiques : « Constituons-nous en groupes de deux cents ou de cinq cents et que chaque groupe s’occupe d’un colon. » C’est dans cette disposition d’esprit réciproque que chacun des protagonistes commence la lutte.
Pour le colonisé, cette violence représente la praxis absolue. Aussi le militant est-il celui qui travaille. Les questions posées au militant par l’organisation portent la marque de cette vision des choses : « Où as-tu travaillé ? Avec qui ? Qu’as-tu fait ? » Le groupe exige que chaque individu réalise un acte irréversible. En Algérie, par exemple, où la presque totalité des hommes qui ont appelé le peuple à la lutte nationale étaient condamnés à mort ou recherchés par la police française, la confiance était proportionnelle au caractère désespéré de chaque cas. Un nouveau militant était sûr quand il ne pouvait plus rentrer dans le système colonial. Ce mécanisme aurait, paraît-il, existé au Kenya chez les Mau-Mau qui exigeaient que chaque membre du groupe frappât la victime. Chacun était donc personnellement responsable de la mort de cette victime. Travailler, c’est travailler à la mort du colon. La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l’agent parce qu’elle lui indique les moyens et la fin.
p – Les 6 dirigeants de terrain du 1er novembre et leurs camarades des vingt-deux et du CRUA. Sinwar pour Ghaza, tout récemment
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On comprend que dans cette atmosphère la quotidienneté devienne tout simplement impossible. On ne peut plus être fellah, souteneur ou alcoolique comme avant. La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire. Ce règne de la violence sera d’autant plus terrible que le peuplement métropolitain sera important. Le développement de la violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté. Les gouvernements métropolitains sont dans la première phase de cette période insurrectionnelle, esclaves des colons (c). Ces colons menacent à la fois les colonisés et leurs gouvernements. Ils utiliseront contre les uns et les autres les mêmes méthodes. L’assassinat du maire d’Évian, dans son mécanisme et ses motivations, s’identifie à l’assassinat d’Ali Boumendjel. Pour les colons, l’alternative n’est pas entre une Algérie algérienne et une Algérie française mais entre une Algérie indépendante et une Algérie coloniale. Tout le reste est littérature ou tentative de trahison. La logique du colon est implacable et l’on n’est désarçonné par la contre-logique déchiffrée dans la conduite du colonisé que dans la mesure où l’on n’a pas préalablement mis au jour les mécanismes de pensée du colon. Dès lors que le colonisé choisit la contre-violence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n’y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé (q). Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l’égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l’indignation des consciences civilisées tandis que « comptent pour du beurre » la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avaient précisément motivé l’embuscade. Terreur, contre-terreur, violence, contre-violence… Voilà ce qu’enregistrent dans l’amertume les observateurs quand ils décrivent le cercle de la haine, si manifeste et si tenace en Algérie.
Dans les luttes armées, il y a ce qu’on pourrait appeler le point de non-retour. C’est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise. Ce point fut atteint en Algérie en 1955 avec les 12 000 victimes de Philippeville et en 1956 avec l’installation par Lacoste des milices urbaines et rurales [7]. Alors il devint clair pour tout le monde et même pour les colons que « ça ne pouvait plus recommencer » comme avant. Toutefois, le peuple colonisé ne tient pas de comptabilité. Il enregistre les vides énormes faits dans ses rangs comme une sorte de mal nécessaire. Puisque aussi bien il a décidé de répondre par la violence, il en admet toutes les conséquences. Seulement il exige qu’on ne lui demande pas non plus de tenir de comptabilité pour les autres. À la formule « Tous les indigènes sont pareils », le colonisé répond : « Tous les colons sont pareils [8]. » Le colonisé, quand on le torture, qu’on lui tue sa femme ou qu’on la viole, ne va se plaindre à personne. Le gouvernement qui opprime pourra bien nommer chaque jour des commissions d’enquête et d’information. Aux yeux du colonisé, ces commissions n’existent pas. Et, de fait, bientôt sept ans de crimes en Algérie et pas un Français qui ait été traduit devant une cour de justice française pour le meurtre d’un Algérien. En Indochine, à Madagascar, aux colonies, l’indigène a toujours su qu’il n’y avait rien à attendre de l’autre bord . Le travail du colon est de rendre impossibles jusqu’aux rêves de liberté du colonisé. Le travail du colonisé est d’imaginer toutes les combinaisons éventuelles pour anéantir le colon. Sur le plan du raisonnement, le manichéisme du colon produit un manichéisme du colonisé. À la théorie de « l’indigène mal absolu » répond la théorie du « colon mal absolu. »
L’apparition du colon a signifié syncrétiquement mort de la société autochtone, léthargie culturelle, pétrification des individus. Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon . Telle est donc cette correspondance terme à terme des deux raisonnements.
Mais il se trouve que pour le peuple colonisé cette violence, parce qu’elle constitue son seul travail, revêt des caractères positifs, formateurs. Cette praxis violente est totalisante, puisque chacun se fait maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colonialiste. Les groupes se reconnaissent entre eux et la nation future est déjà indivise. La lutte armée mobilise le peuple, c’est-à-dire qu’elle le jette dans une seule direction, à sens unique.
La mobilisation des masses, quand elle se réalise à l’occasion de la guerre de libération, introduit dans chaque conscience la notion de cause commune, de destin national, d’histoire collective. Aussi la deuxième phase, celle de la construction de la nation, se trouve-t-elle facilitée par l’existence de ce mortier travaillé dans le sang et la colère. On comprend mieux alors l’originalité du vocabulaire utilisé dans les pays sous-développés. Pendant la période coloniale, on conviait le peuple à lutter contre l’oppression. Après la libération nationale, on le convie à lutter contre la misère, l’analphabétisme, le sous-développement [w]. La lutte, affirme-t-on, continue. Le peuple vérifie que la vie est un combat interminable.
La violence du colonisé, avons-nous dit, unifie le peuple. De par sa structure en effet, le colonialisme est séparatiste et régionaliste. Le colonialisme ne se contente pas de constater l’existence de tribus, il les renforce, les différencie. Le système colonial alimente les chefferies et réactive les vieilles confréries maraboutiques (s). La violence dans sa pratique est totalisante, nationale. De ce fait, elle comporte dans son intimité la liquidation du régionalisme et du tribalisme. Aussi les partis nationalistes se montrent-ils particulièrement impitoyables avec les caïds et les chefs coutumiers. La liquidation des caïds et des chefs est un préalable à l’unification du peuple.
Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial. La violence hisse le peuple à la hauteur du leader. D’où cette espèce de réticence agressive à l’égard de la machine protocolaire que de jeunes gouvernements se dépêchent de mettre en place. Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en « libérateur ». Elles se montrent jalouses du résultat de leur action et se gardent de remettre à un dieu vivant leur avenir (r), leur destin, le sort de la patrie. Totalement irresponsables hier, elles entendent aujourd’hui tout comprendre et décider de tout. Illuminée par la violence, la conscience du peuple se rebelle contre toute pacification. Les démagogues, les opportunités, les magiciens ont désormais la tâche difficile. La praxis qui les a jetées dans un corps à corps désespéré confère aux masses un goût vorace du concret. L’entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible.
q- 8 mai 1945 en Algérie, Madagascar en 1947-48, Ghaza 2023-2025.
r- la lutte contre le culte de la personnalité (revenu en puissance dès les années 2000 dans notre pays) était un axe central de la préparation du 1er novembre.
s- l’Infitah puis le néolibéralisme dans nos pays ont réactivé ces pratiques corollaires du néocolonialisme
Notes
[1] Nous avons montré dans Peau noire, Masques blancs (éditions du Seuil) le mécanisme de ce monde manichéiste.
[2] Guerres coloniales et troubles mentaux, chapitre 5.
[3] Friedrich Engels, Anti-Dühring, 2e partie, chapitre III, « Théorie de la violence », Éditions Sociales, p. 199. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
[4] Il peut arriver que le leader soit l’expression authentique des masses colonisées. Dans ce cas, le colonialisme va profiter de sa détention pour essayer de lancer de nouveaux leaders.
[5] Il est évident que ce nettoyage par le vide détruit la chose qu’on voulait sauver. C’est bien ce que signale Sartre quand il dit : « En somme par le fait même de les répéter (il s’agit des idées racistes) on révèle que l’union simultanée de tous contre les indigènes est irréalisable, qu’elle n’est que récurrence tournante et que d’ailleurs cette union ne pourrait se faire comme groupement actif que pour massacrer les colonisés, tentation perpétuelle et absurde du colon, qui revient, si elle était d’ailleurs réalisable, à supprimer d’un coup la colonisation. » Critique de la raison dialectique, p. 346.
[6] Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses (Et les chiens se taisaient), Gallimard, p. 133 à 137.
[7] Il faut revenir à cette période pour mesurer l’importance de cette décision du pouvoir français en Algérie. Ainsi, dans le n˚4 du 28.3.1957 de Résistance algérienne, on peut lire : « Répondant au vœu de l’Assemblée générale des Nations unies, le Gouvernement français vient de décider en Algérie la création de milices urbaines. Assez de sang versé, avait dit l’ONU, Lacoste répond: Constituons des milices. Cessez-le-feu, conseillait l’ONU, Lacoste vocifère: Armons les civils. Les deux parties en présence sont invitées à entrer en contact pour s’entendre sur une solution démocratique et pacifique recommandait l’ONU, Lacoste décrète que dorénavant tout Européen sera armé et devra tirer sur quiconque lui paraîtra suspect. La répression sauvage, inique, confinant au génocide devra avant toutes choses être combattue par les autorités, estimait-on alors. Lacoste répond : Systématisons la répression, organisons la chasse aux Algériens. Et symboliquement il remet les pouvoirs civils aux militaires, les pouvoirs militaires aux civils. Le cercle est fermé. Au milieu l’Algérien, désarmé, affamé, traqué, bousculé, frappé, lynché, bientôt abattu parce que suspect. Aujourd’hui, en Algérie, il n’y a pas un Français qui ne soit autorisé, invité à faire usage de son arme. Pas un Français, en Algérie, un mois après l’appel au calme de l’ONU, qui n’ait la permission, l’obligation de découvrir, de susciter, de poursuivre des suspects.
« Un mois après le vote de la motion finale de l’Assemblée générale des Nations unies, pas un Européen, en Algérie, à être étranger à la plus épouvantable entreprise d’extermination des temps modernes. Solution démocratique ? D’accord concède Lacoste, commençons par supprimer les Algériens. Pour cela, armons les civils et laissons faire. La presse parisienne dans son ensemble, a accueilli avec réserve la création de ces groupes armés. Milice fascistes, a-t-on dit. Oui. Mais, à l’échelle de l’individu et du droit des gens, qu’est le fascisme sinon le colonialisme au sein de pays traditionnellement colonialistes ? Assassinats systématiquement légalisés, recommandés, a-t-on avancé. Mais la chair algérienne ne porte-t-elle pas depuis cent trente ans des blessures de plus en plus ouvertes, de plus en plus nombreuses, de plus en plus radicales ? Attention, conseille M. Kenne-Vignes, parlementaire MRP, ne risque-t-on pas, en créant ces milices, de voir se creuser bientôt un abîme entre les deux communautés d’Algérie ? Oui. Mais le statut colonial n’est-ce pas l’asservissement organisé de tout un peuple ? La Révolution algérienne est précisément la contestation affirmée de cet asservissement et de cet abîme. La Révolution algérienne s’adresse à la nation occupante et lui dit : « Enlevez vos crocs de la chair algérienne meurtrie et blessée ! Donnez voix au peuple algérien ! »
« La création de ces milices, dit-on, permettra d’alléger les tâches de l’Armée. Elle libérera des unités dont la mission sera de protéger les frontières tunisienne et marocaine. Une armée forte de six cent mille hommes. La quasi-totalité de la Marine et de l’Aviation. Une police énorme, expéditive, au palmarès ahurissant, ayant absorbé les ex-tortionnaires des peuples tunisien et marocain. Des unités territoriales fortes de cent mille hommes. Il faut alléger l’Armée. Créons des milices urbaines. Tant il est vrai que la frénésie hystérique et criminelle de Lacoste en impose, même aux Français clairvoyants. La vérité est que la création de ces milices porte dans sa justification sa propre contradiction. Les tâches de l’Armée française sont infinies. Dès lors qu’on lui fixe comme objectif la remise du bâillon à la bouche algérienne se ferme toujours la porte sur l’avenir. Surtout, on s’interdit d’analyser, de comprendre, de mesurer la profondeur et la densité de la Révolution algérienne ; chefs d’arrondissements, chefs d’îlots, chefs de rues, chefs de buildings, chefs d’étages… Au quadrillage en surface s’ajoute aujourd’hui le quadrillage en hauteur.
« En 48 heures deux mille candidatures sont enregistrées. Les Européens d’Algérie ont immédiatement répondu à l’appel au meurtre de Lacoste. Désormais, chaque Européen devra recenser dans son secteur les Algériens survivants. Renseignements, « réponse rapide » au terrorisme, détection de suspects, liquidation de « fuyards », renforcement des services de police. Certainement, il faut alléger les tâches de l’Armée. Au ratissage en surface s’ajoute aujourd’hui le ratissage en hauteur. Au meurtre artisanal s’ajoute aujourd’hui le meurtre planifié. Arrêtez l’écoulement de sang, avait conseillé l’ONU. Le meilleur moyen d’y parvenir, réplique Lacoste, est qu’il n’y ait plus de sang à verser. Le peuple algérien après avoir été livré aux hordes de Massu est confié aux bons soins des milices urbaines. En décidant la création de ces milices, Lacoste signifie nettement qu’il ne laissera pas toucher à SA guerre. Il prouve qu’il existe un infini dans le pourrissement. Certes, le voici maintenant prisonnier, mais quelle jouissance de perdre tout le monde avec soi.
« Le peuple algérien après chacune de ces décisions augmente la contracture de ses muscles et l’intensité de sa lutte. Le peuple algérien, après chacun de ces assassinats sollicités et organisés, structure davantage sa prise de conscience et solidifie sa résistance. Oui. Les tâches de l’Armée française sont infinies. Car l’unité du peuple algérien est, ô combien, infinie !! »
[8] C’est pourquoi, au début des hostilités, il n’y a pas de prisonniers. C’est seulement par la politisation des cadres que les dirigeants arrivent à faire admettre aux masses : 1) que les gens qui viennent de la métropole ne sont pas toujours volontaires et quelquefois même sont écœurés par cette guerre ; 2) que l’intérêt actuel de la lutte veut que le mouvement manifeste dans son action le respect de certaines conventions internationales ; 3) qu’une armée qui fait des prisonniers est une armée, et cesse d’être considérée comme un groupe d’écumeurs de routes ; 4) qu’en tout état de cause la possession des prisonniers constitue un moyen de pression non négligeable pour protéger nos militants détenus par l’ennemi.
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Textes en rapport
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Maïssa Nadine Sidhoum – Samia Zennadi, éditrice des flammes et des marges.

Elle n’était pas seulement éditrice. Elle était une combattante. Une passeuse de voix insurgées, une bâtisseuse de récits libres.
Toute sa vie, elle a lutté avec ardeur, avec constance contre les formes insidieuses de l’impérialisme culturel. Elle refusait les silences imposés, les hiérarchies coloniales du goût, les exclusions déguisées en normes.
Son engagement littéraire était radical : elle croyait que chaque langue, chaque mémoire, chaque territoire avait droit à sa dignité narrative. Elle a porté la littérature algérienne comme on porte une cause, une promesse, une révolte. Elle a défendu les écritures du Sud, celles que l’on marginalise, que l’on folklorise, que l’on oublie non pas comme curiosités, mais comme puissances de pensée et de beauté.
Elle a ouvert des chemins là où il n’y avait que des murs. Elle a publié des textes que l’on disait « trop bruts », « trop locaux », « trop engagés » et c’est justement pour cela qu’elle les aimait. Elle savait que la littérature n’est jamais neutre, qu’elle peut être un acte de résistance, un geste de réparation, une manière de reprendre possession de soi.
Son travail éditorial était un acte politique, un refus des dominations, une célébration des voix plurielles. Elle nous laisse une œuvre invisible mais essentielle : celle d’avoir permis à tant d’écrivains de dire, enfin, leur monde.
Samia travaillait dans ce silence solennel. Le silence rare des êtres dont seul le travail parle pour eux et d’eux. Elle n’avait pas besoin de se dire : les livres qu’elle a fait naître parlent pour elle, avec une justesse que nul hommage ne saurait égaler.
Son silence n’était pas retrait. Une manière de refuser le vacarme des postures creuses, des discours qui étouffent la littérature sous des couches de convenu.
Face à la cacophonie des voix qui prétendent penser à notre place, qui nous empêchent de voir la littérature, de la lire vraiment, elle a opposé la patience, la rigueur, la fidélité aux textes. Elle a rendu possible ce qui semblait impossible : faire entendre l’inouï.
Que son travail continue de résonner dans chaque page qu’elle a portée, dans chaque voix qu’elle a révélée, dans chaque lecteur qu’elle a éveillé.
Et moi, notamment, la lectrice modeste dont la pensée et la conscience que je porte aujourd’hui sont traversées par cette littérature vivante, je le dois en grande partie, à Samia Zennadi et à Djawad Rostom Touati , à Apic éditions. Il a été publié, il a été entendu grâce à celles et ceux, comme Samia, qui ont su reconnaître dans son écriture une nécessité. Grâce à elle, il a pu dire. Et grâce à lui, j’ai pu comprendre. Un écrivain parmi tant d’autres, certes, mais dont la voix m’a éveillée, dont les livres m’ont déplacée, dont la parole m’a appris à lire autrement, à penser autrement.
Qu’elle repose en paix, notre chère Samia.
Maïssa Nadine Sidhoum
le 28 octobre 2025, à l’occasion du 28ème Salon International du Livre d’Alger (29 octobre au 8 novembre 2025)
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Nicola Casale – Palestine : de l’abîme de l’oubli au sommet du monde.

Palestine : de l’abîme de l’oubli au sommet du monde par Nicola Casale
l’équipe éditoriale du CDC Le 22 octobre 2025
La paix signée en grande pompe à Charm el-Cheikh ne résout aucun des problèmes de stabilité de l’Asie occidentale, mais elle jette les bases de nouveaux soulèvements dévastateurs. Evaluaciones (1)
Cependant, pour examiner les évolutions possibles, il est nécessaire de reconstituer comment nous en sommes arrivés là.
L’inondation d’Al-Aqsa a été une opération militaire dictée par l’urgence de mettre fin à l’abandon total des Palestiniens entre les mains d’Israël, qui s’était développé au cours des décennies précédentes et auquel la conclusion imminente des accords d’Abraham était sur le point d’imposer la sanction définitive. Les objectifs politiques de l’opération étaient de montrer que la résistance palestinienne est vivante et forte, qu’Israël n’est pas invincible, que la prison oppressive de Gaza pouvait être déséquilibrée. La plus immédiate a été la prise d’otages à échanger avec des otages palestiniens dans les prisons israéliennes.
Le succès de l’opération, comme on le sait, a été retentissant. La dissuasion légendaire d’Israël, le mythe de sa puissance militaire écrasante, ainsi que la prétendue capacité de contrôle et de surveillance totale, résultat de sa célèbre supériorité technologique, ont été émiettés. La panique a affecté la société israélienne à tous les niveaux, et une panique similaire s’est propagée à tous les gouvernements occidentaux au nom desquels Israël fait le sale boulot dans la région.
La supériorité d’Israël à tous les points de vue, en particulier militaire, devait être immédiatement restaurée. En fait, il est décisif à la fois pour Israël vis-à-vis des Palestiniens et pour ses sponsors de maintenir sa domination incontestée sur l’Asie occidentale, un carrefour géopolitique fondamental, une corne d’abondance de ressources énergétiques et de revenus financiers indispensables à l’économie, à la finance et aux États impérialistes.
Une impressionnante campagne politique et médiatique a immédiatement envahi le monde entier. Il a nié que le 7 octobre ait été un acte de résistance de la part d’un peuple soumis à l’occupation d’une puissance étrangère, mais qu’il ait été un pogrom avec la seule intention antisémite d’exterminer les Israéliens en tant que Juifs. Ceux qui avaient une certaine sensibilité pacifiste se sont vu proposer, en plus ou à titre alternatif, la thèse selon laquelle il s’agissait d’un terrorisme pur, impuissant et même nuisible à la cause palestinienne. Les gauchistes les plus extrémistes se sont vu proposer la thèse de l’islamisme réactionnaire du Hamas ou de sa nature bourgeoise.
Inutile de dire que toutes les proies ont mordu à l’hameçon, ce qui a donné à Israël la pleine légitimité de répondre de la manière la plus destructrice possible. Israël s’est donc trouvé avec une fenêtre d’opportunité juteuse. Bien sûr, tout le monde était convaincu, sur la base des mythologies inébranlables sur sa supériorité indiscutable, que dans un court laps de temps, la question de Gaza et de la résistance serait réglée. Au lieu de cela, Israël a été confronté à une série de difficultés imprévues.
Tout d’abord, l’Axe de la Résistance est entré en jeu. Le Hezbollah, les milices irakiennes et le Yémen ont apporté un soutien armé concret à la résistance de Gaza. De nouveaux fronts se sont ouverts, Israël a dû disperser ses forces et de nouvelles paniques et incertitudes se sont répandues en son sein. Le Hezbollah et les milices irakiennes sont alors sortis de l’affrontement, après avoir essuyé des coups assez durs, mais certainement pas une défaite de nature à les mettre définitivement hors jeu. Entre-temps, cependant, les délais avaient été prolongés. Pour vaincre l’Axe, Israël a placé la barre plus haut contre le chef de la résistance-serpent, l’Iran, même avec un conflit de 12 jours au cours duquel il a subi plus de dommages matériels qu’il n’en a infligé et a été forcé de demander une intervention directe des États-Unis. Cela s’est produit, mais pas pour vraiment augmenter les dégâts causés à l’Iran, mais pour mettre en place une pantomime qui a conduit à un cessez-le-feu qui a satisfait toutes les parties. Entre-temps, les missiles iraniens sur Israël ont enflammé le moral des Palestiniens et renforcé la détermination à résister.
À Gaza, il était immédiatement évident que l’élimination de la résistance ne se ferait pas une promenade de santé. C’est ainsi qu’Israël a mis en œuvre la tactique militaire de terroriser l’ensemble du peuple, avec une dévastation généralisée de toutes les structures sociales et privées, des meurtres de masse quotidiens, un embargo sur les médicaments, la nourriture et l’eau. L’objectif principal était d’inciter les Palestiniens à évacuer Gaza, sous réserve de se rendre et de se révolter contre la résistance armée. Aucun d’eux n’a été atteint. Cela a mis en évidence la résilience des Palestiniens, en tant que peuple, à ne pas abandonner leurs terres et à ne pas se rendre. Et aussi la préparation et la résilience de la résistance armée. Les deux choses sont étroitement liées. Ceux qui s’exaltent pour la seule résistance armée, pour la plupart, n’apprécient pas l’importance de celle du peuple. L’un alimente et soutient l’autre. Ce n’est qu’ensemble qu’ils pourraient prolonger les difficultés d’Israël à remporter une victoire totale. En effet, jusqu’à présent, aucun des objectifs militaires d’Israël n’a été atteint (libération par la force des otages, éradication de la résistance, prise du contrôle total de l’ensemble de la bande de Gaza, évacuation forcée).
Parenthèse. Ce qui a permis au peuple palestinien de résister à la puissance destructrice d’Israël pendant un siècle, c’est un attachement profond à la vie. Dans lequel la vie n’est pas comprise comme une simple survie physique, mais dans son aspect le plus profond de la vie relationnelle et sociale qui peut s’exprimer librement, sans aucune oppression extérieure. Au point que pour lutter pour la vraie vie, même la simple survie est en jeu, ce qui, dans la disproportion des forces militaires, devient un acte de persévérance à la résistance collective pour la vie réelle. Pour l’Occident dans son ensemble, c’est inquiétant, car cela remet en question les pierres angulaires de l’emprise sociopolitique actuelle, selon laquelle toute mesure de pouvoir constitué peut être acceptée dès lors que l’on a en échange sa survie physique, entourée de la préservation d’un bien-être de plus en plus relatif, avec des relations sociales de plus en plus virtuelles et de moins en moins libres. Ce n’est pas une coïncidence si, face à la peur médiatisée de manière disproportionnée de perdre la survie à cause d’un virus, toutes les mesures qui niaient toute liberté et même la renonciation aux relations sociales et affectives les plus élémentaires, comme l’aide aux proches sur le point de mourir ou la célébration du deuil, ont été acceptées. Serrure.
Guerre d’usure
La résistance palestinienne ne vise pas à vaincre Israël militairement, et même l’Axe est conscient que c’est très problématique. Non pas parce que c’est impossible en soi, mais parce que les parrains d’Israël interviendraient certainement directement pour sa défense, avec le risque de plonger la région dans un conflit généralisé et, tendanciellement, même mondial. Sans oublier, cependant, qu’Israël possède des armes nucléaires et n’aurait aucun scrupule à les utiliser en cas de besoin.
Il s’agit inévitablement d’une stratégie à long terme dans laquelle la résistance joue un rôle décisif. C’est-à-dire, laquelle des deux parties sur le terrain est capable de résister une minute de plus (pas seulement sur le plan militaire), et qui s’expose en premier à l’usure.
La résistance palestinienne, à la fois populaire et armée, a empêché Israël de remporter une victoire totale dans la fenêtre d’opportunité ouverte avec la campagne médiatique du 7 octobre, et le soutien international à Israël s’est inversé. Une gigantesque vague mondiale de désapprobation populaire du génocide s’est développée bien au-delà des frontières arabo-islamiques. La désapprobation n’était pas seulement pour les excès dans le prétendu droit à l’autodéfense, ni seulement pour le fasciste Netanyahou, mais pour tout Israël (et avec une distinction claire entre Israël et les Juifs, également favorisée par la présence visible de nombreux Juifs opposés à Israël), sans si ni mais. Au point que même dans les métropoles, la légitimité même d’Israël était de plus en plus remise en question. Libérer la Palestine de la rivière à la mer a été le slogan le plus crié, car il exprime un haut niveau d’empathie avec la souffrance et les revendications des Palestiniens, mais il est devenu clair pour beaucoup qu’il ne s’agit pas d’un simple slogan, mais d’un programme politique, pour l’autodétermination nationale des Palestiniens sur l’ensemble de la Palestine historique.
Le rejet d’Israël et le soutien à la Palestine, jamais comme aujourd’hui, n’ont été transversaux aux alignements politiques et à toutes les classes sociales. Elle a été déclenchée par une forte résurgence de l’humanité et de l’humanitarisme. Nous ne pourrions pas rester plus aveugles et sourds face à la barbarie en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux. Les Palestiniens ont été considérés comme des frères humains opprimés et violés par une machine génocidaire bien huilée, soutenue par les puissances occidentales, en plein fonctionnement depuis bien avant le 7 octobre. Un mélange d’indignation et de peur y a contribué : si le monde actuel permet une telle barbarie contre les Palestiniens, qu’est-ce qui garantit qu’à l’avenir une telle barbarie ne s’abattra pas sur d’autres et sur nous-mêmes ? Le sentiment humain profond, pour l’essentiel, n’est pas resté confiné aux rites pacifistes habituels et à l’humanitarisme un certain montant par kilo, mais a transbordé au niveau politique : contre Israël et les gouvernements qui le soutiennent, et en soutien à la résistance de tout un peuple. Cela a créé des problèmes évidents pour les puissances pro-israéliennes, qui ont d’abord pris leurs distances avec les excès d’Israël et ont finalement progressé vers la reconnaissance de l’État palestinien. Une façon d’aller vers la rue, mais, en même temps, d’essayer de la détourner dans le sauvetage d’Israël en tant que puissance occupante.
La flottille. Objectifs et résultats
L’irruption de la flottille sur la scène a encore agité les eaux.
Prémisse. Le projet de la Flottille a clairement mûri dans l’environnement sorosien. Soros représente ces mondialistes qui en veulent à Israël, à leurs yeux un nationalisme extrême qui risque de susciter, même en réaction, des nationalismes similaires dans d’autres pays, sapant les projets mondialistes d’ouverture Le capital occidental et le trafic de migrants, qui affaiblissent politiquement et socialement les pays de départ et fournissent aux pays d’arrivée une main-d’œuvre soumise au chantage pour comprimer les niveaux de salaire globaux. Entre les mondialistes à la Soros et les antimondialistes à la Trump, il y a un accord total sur l’objectif : maintenir le monde soumis à l’exploitation impérialiste du grand capital transnational (essentiellement dirigé par les États-Unis). Bien qu’il y ait un conflit sur la façon de le poursuivre, surtout aujourd’hui, après que les mondialistes ont claqué leur nez contre la résistance de la Russie à la désintégration (qui a commencé dans les années 1990 et s’est poursuivie avec le Maïdan). Quant à Israël, ces mondialistes ne prônent pas sa disparition, mais un rôle moins agressif dans une région qui reste, entièrement, sous le contrôle du grand capital.
Cela dit, la flottille était une tentative de propulser la protestation à un niveau essentiellement humanitaire, d’effacer les demandes anti-israéliennes plus radicales qui émergeaient puissamment, de détourner l’attention vers nos héros itinérants plutôt que vers l’héroïque résistance palestinienne. Les oppositions italiennes se l’ont aussi approprié pour détourner la critique vers Netanyahou seul, vers ses excès, vers son caractère fasciste (comme si l’histoire des horreurs du colonialisme et de l’impérialisme pouvait être réduite à des fascistes ou à des nazis, et non à une succession sans fin d’horreurs d’États démocratiques). En outre, ils ont ajouté le théâtre politico-électoral écœurant contre la complicité du fasciste Meloni, balayant sous le tapis la culture des relations avec Israël dont tous les gouvernements, de droite, de gauche et de techniciens, ont été les architectes.
L’affaire a eu un impact significatif presque exclusivement en Italie. Ailleurs, la mobilisation avait déjà pris de l’ampleur et n’avait pas été beaucoup influencée par la flottille. En Italie, il a suscité une forte poussée, peut-être déclenchée par la participation de nos héros, mais la tentative de détournement politique a échoué pour l’essentiel. L’invitation à tout bloquer pour défendre la flottille des dockers de Gênes a été prise très au sérieux par une multitude qui a rempli les places et effectué des blocus symboliques, sans renoncer au slogan Palestine libre et, en fait, en soulignant l’objectif indispensable d’arrêter Israël : le soumettre à un embargo total du monde entier. Même l’adhésion de la CGIL à la dernière heure n’a pas été en mesure d’arrêter ce mouvement, elle est même restée substantiellement à la marge, sinon débordée.
Ce signe de résilience politique et d’accroissement de la mobilisation en provenance d’Italie a sans aucun doute été enregistré par tous les gouvernements européens, exacerbant la nécessité d’obtenir rapidement une trêve, au moins temporaire, avec quelques miettes de reconnaissance pour les Palestiniens.
L’Amérique d’abord ou Israël d’abord ?
Le mouvement de condamnation d’Israël n’a pas seulement préoccupé les puissances impérialistes européennes, mais a également atteint les États-Unis. Ici, la présence dans la rue contre Israël a inquiété, dans un premier temps, les étudiants universitaires, qui ont été immédiatement mis sous sédatif avec des chantages de toutes sortes et même des expulsions. La continuité dans les rues est restée presque entièrement sur les épaules des Juifs antisionistes. Mais, en dehors des carrés, un phénomène très important a mûri pour les résultats ultérieurs. En fait, un nombre croissant de Juifs ont pris leurs distances avec Israël, mais aussi un nombre croissant de partisans de MAGA et de Trump, parmi lesquels la thèse a émergé que Trump n’est pas l’Amérique d’abord !, mais Israël d’abord ! Il y a aussi des théories qui circulent sur le meurtre de Charlie Kirk (peut-être pas tout à fait infondées) qui auraient dû être éliminées après avoir entamé un processus de distanciation avec Israël. De plus, même parmi les évangélistes sionistes (le plus grand groupe pro-israélien aux États-Unis), des fissures sont apparues, entre le soutien impérissable des personnes âgées à Israël et la réticence croissante des jeunes à les suivre sur cette voie.
En bref, à l’extérieur et à l’intérieur des États-Unis, un tsunami de rejet et d’isolement d’Israël se développait, ce qui, de plus, impliquait également les États-Unis et d’autres puissances aux yeux du monde entier. Même les politiciens les plus imbéciles (pas Trump, donc…) ont réalisé que ce précipice, pour Israël et pour eux-mêmes, devait être arrêté. À cela s’ajoute la posture des oligarchies arabes du Golfe. Ils haïssent les Palestiniens pour la valeur potentiellement révolutionnaire de leur résistance. Si, en effet, les Palestiniens réussissent à mettre Israël en difficulté, tous les équilibres de la région seront rompus. Ces oligarchies ont été mises au pouvoir par les mêmes puissances impérialistes qui ont installé Israël en Palestine. Si la légitimité d’Israël est remise en question, dans quelle mesure la remise en question de sa propre légitimité s’ensuivrait-elle ?
C’est pourquoi ils haïssent les Palestiniens et ont toujours souhaité leur défaite. Cependant, s’ils haïssent les Palestiniens, leur peuple hait de plus en plus Israël (même lorsqu’il est interdit de le manifester dans les rues !). Cette circonstance les a également forcés à faire pression pour mettre fin au génocide. Sinon, leur légitimité vis-à-vis de leurs propres peuples se serait de toute façon effondrée.
Les prémisses de la trêve à Gaza doivent être prises en compte au plus haut point, car tout ce qui va se passer à partir de maintenant ne peut dépendre que d’elles, de leur endurance et de leur durée, de la capacité de ne pas déserter le terrain de la mobilisation, de ne pas être à nouveau endormi dans d’interminables négociations, et aussi d’éviter d’être détourné contre la résistance, peut-être avec les nombreux faux drapeaux dans lesquels Israël est un maître.
Jetons maintenant un coup d’œil rapide aux forces sur le terrain après l’avènement de cette trêve.
Israël et divers sponsors
Peu importe le nombre de triomphalismes de victoire à la hollywoodienne qu’il peut écrire en compagnie de Trump, le bilan militaire d’Israël est plutôt maigre. La plus longue guerre de son histoire a été menée contre des formations de résistance non étatiques et Israël ne l’a pas gagnée de la manière brûlante et évidente des précédentes (ainsi que des 12 jours de guerre avec l’Iran). Elle peut recourir au spectacle de la victoire, non à une réalité évidente et indéniable. Il ne fait aucun doute qu’il lui serait urgent de reprendre le génocide à Gaza afin d’évacuer les Palestiniens ou de les forcer à se rendre. Tout comme il lui serait urgent de confirmer sa tendance à l’expansion en acquérant de nouveaux territoires en Cisjordanie. L’un ou l’autre de ces mouvements, ou les deux, pourraient être mis en œuvre, mais le moment est encore trop chaud, en termes de mobilisation mondiale de masse, pour ne pas risquer d’en payer un prix politique encore plus élevé. Même ses sponsors, et les monarchies du Golfe, se retrouveraient, aujourd’hui, dans de grandes ambassades.
D’une part, Israël doit reconstruire le consensus international dispersé (ainsi que la supériorité morale revendiquée au nom de l’Holocauste, qui est maintenant devenu insuffisant pour le protéger de la critique tout en infligeant, à son tour, un génocide et un nettoyage ethnique), et investir beaucoup d’argent dans les médias sociaux. Mais comme l’a démontré le 7 octobre, la validité des campagnes médiatiques est soumise à des limites inévitables. Vous ne pouvez pas parvenir à nier la réalité pour toujours. Tôt ou tard, elle s’impose même contre les manipulations les plus sophistiquées.
Cependant, il ne fait aucun doute qu’Israël continuera à jouer le chien enragé incontrôlable contre les Palestiniens, le Liban, le Yémen, la Syrie.
D’autre part, Israël est maintenant basé sur l’hégémonie d’un bloc socio-politico-religieux aux caractéristiques messianiques, qui ne peut renoncer à l’expansionnisme continu, qui implique une guerre permanente, et le génocide à Gaza a montré que sur le point spécifique, massacrer les Palestiniens, les Libanais, les Syriens, les Yéménites, les Iraniens, ce bloc a eu un consensus bulgare dans la société israélienne. Si la guerre permanente devait cesser, Israël risquerait de plonger dans une crise interne, susceptible de devenir une véritable guerre civile, surtout maintenant que des difficultés de toutes sortes (économiques, sociales, militaires, psychologiques, etc.) se sont ajoutées (ici aussi, grâce à la résistance palestinienne et à l’Axe). Le sionisme finirait par se heurter à toutes les contradictions d’un projet qui conçoit la liberté et l’autodétermination d’un peuple, privant les peuples résidents et voisins d’une oppression terroriste. Plusieurs Israéliens votent déjà avec leurs pieds, abandonnant Israël ou refusant les appels aux armes…
Sur le désarmement du Hamas et de l’Axe, cependant, Israël trouve le consensus à la fois des puissances impérialistes et des monarchies arabes (ainsi que de nombreux pacifistes occidentaux qui, sans apporter de soutien explicite à Israël, soutiendraient indirectement ses motivations… accusant, en fait, la résistance d’être armée). Et ce sera presque certainement le leitmotiv pour la reprise de l’agression contre Gaza et de toute autre résistance. Cependant, comme nous l’avons mentionné, dans le contexte mondial actuel, cela n’est pas immédiatement mis en œuvre car cela entraînerait des coûts politiques très élevés pour Israël et ses alliés de toutes sortes.
D’autre part, elle doit donc reconstruire sa centralité dans la région, au service des puissances impérialistes, et regagner le consensus dans l’opinion publique, au moins à l’Ouest, en prouvant qu’elle se bat également dans leur intérêt. Et ici, la cible est déjà déclarée depuis un certain temps : l’Iran. Les intérêts occidentaux sont braqués sur ce pays, car il s’agit d’une exception insupportable dans la région : il prétend utiliser les revenus pétroliers pour financer son développement et non les bourses et les multinationales occidentales (avec toutes les contradictions et limites que l’État peut avoir à cet égard, et sans oublier qu’il est sous sanctions sans interruption depuis 46 ans). Les attentions négatives des dynasties du Golfe sont concentrées, car l’Iran a été un exemple révolutionnaire du renversement de son oligarchie, le Shah, imposé par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Les attentions négatives des puissances impérialistes sont concentrées, craignant que l’Iran puisse renforcer son développement autonome en s’appuyant sur la Russie et la Chine. Enfin, elle a peu de sympathie en Occident, notamment parmi les défenseures des droits des femmes, qui sont perpétuellement mobilisées contre le voile iranien, alors qu’elles ne dénoncent pas, même par erreur, la dérive occidentale de l’oppression des femmes, désormais transformées en purs objets de consommation érotique, à qui même le nom (personne avec utérus…) alors qu’ils veulent aussi les soumettre à la violence de la maternité de substitution (appelée, de manière orwellienne, liberté).
La cible iranienne semble donc avoir toutes les caractéristiques pour redonner sa centralité à Israël et, en fait, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ont déjà appelé au snapback, c’est-à-dire au rétablissement des sanctions pour l’accord nucléaire que l’Iran a continué à respecter pendant des années, malgré le fait que les États-Unis l’avaient quitté et que les pays européens n’avaient jamais retiré leurs sanctions. L’hypocrisie suprême, mais la base d’une nouvelle agressivité collective, avec Israël au centre. Dans ce cas, sous l’emprise d’une guerre majeure, Israël pourrait également reprendre le génocide à Gaza sans que l’attention du monde ne soit concentrée sur lui.
Même dans ce scénario, certaines inconnues pèsent lourd. Alors que les oligarchies du Golfe seraient ravies de voir l’Iran s’affaiblir, elles sont effrayées par le fait que l’Iran semble maintenant être capable de résister très efficacement et, par conséquent, la victoire rapide promise par Israël pourrait se transformer en une guerre prolongée qui menacerait la stabilité de toute la région, et même leur stabilité interne. Et, en fait, l’Arabie saoudite n’a pas hésité à mettre un pied dans le bracket offert par la Chine de la stabilité régionale avec une coexistence pacifique et non avec des guerres. Un jeu compliqué par la nécessité impérialiste de fermer tout accès à la région à la Chine et à la Russie, mais on irait trop loin…
Le fait est que les signes avant-coureurs de nouvelles guerres sont tous dans la chaleur, voire alimentés par l’arrêt à Gaza. Néanmoins, alors que pour Israël il y a une urgence vitale à reprendre immédiatement la guerre permanente, pour les puissances parraines et les alliés possibles du Golfe, pour des raisons de prudence dans le cadre mondial actuel de rejet populaire d’Israël, la précipitation pourrait être la cause de dommages importants.
Palestine
La résistance palestinienne et de l’Axe peut légitimement revendiquer l’atteinte de certains objectifs, jusqu’au 6 et 23 octobre, apparemment impensables : Israël a perdu sa dissuasion militaire, ses forces militaires sont sorties globalement meurtries de la longue guerre (et aussi avec le refus croissant de se battre de nombreux réservistes), au sein de la société israélienne le malaise s’est accru, L’incertitude et la cohésion sociale commencent à en souffrir, le principe du sionisme qui donne à un seul groupe de la population le pouvoir d’exclure et d’opprimer tous les autres, a été manifestement rejeté par les peuples du monde entier. La Palestine, rayée de l’agenda politique avant le 7 octobre, s’est imposée sur le devant de la scène mondiale, avec une valeur politique qui dépasse le seul problème local (un point essentiel qui ne peut être exploré ici). En bref, Israël risque de perdre misérablement le consensus mondial sur lequel il avait fondé, pendant environ 80 ans, l’assujettissement des Palestiniens. Des objectifs atteints à un prix très élevé. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais le prix ne doit pas être mesuré en comparaison avec les vies perdues et les destructions subies, mais en fonction de la question de savoir si ces derniers ont fait avancer la lutte du peuple palestinien pour la vie réelle et contre l’oppression, et quels ont été les coûts que l’adversaire a dû (et doit) payer.
La trêve actuelle qui met au moins fin au génocide en cours peut être saluée par les Palestiniens comme une victoire, une petite, mais susceptible d’initier une renaissance de la résistance plus générale à l’oppression coloniale-impérialiste. De plus, elle a été réalisée grâce à un soutien international écrasant, qui à son tour offre la possibilité plausible d’un soutien supplémentaire pour la poursuite de la lutte.
Si, d’un point de vue politique général, la résistance peut revendiquer ce genre de victoire, d’un point de vue pratique et en perspective, les incertitudes dominent. À commencer par les mérites de la trêve, saisie par Trump et ses associés précisément pour effacer les mérites de la résistance palestinienne et du soutien international. Mais aussi, le maintien de la trêve est complètement précaire. Il ne fait aucun doute que la pression américano-israélienne pour le désarmement de la résistance deviendra pressante, bien qu’avec l’incertitude quant au moment de recommencer l’attaque : immédiatement pour Israël, dans un certain temps pour les États-Unis, c’est-à-dire lorsqu’il aura été possible de réduire le rejet d’Israël dans les peuples, au moins en Occident. Le fait que la résistance puisse abandonner ses armes est, bien sûr, exclu, au moins jusqu’à ce qu’il y ait une administration de Gaza entièrement sous contrôle palestinien et protégée de toute forme d’ingérence israélienne et/ou occidentale. Et un autre aspect important est joué à ce sujet. Trump et les partisans occidentaux des deux États veulent maintenir la domination coloniale sur Gaza, en l’assumant seuls, de mèche avec Israël, et, par conséquent, refuser aux Palestiniens la liberté de se gouverner eux-mêmes en toute autonomie et souveraineté, même à Gaza. Mais si l’on ne trouve pas d’accord qui satisfasse les Palestiniens, le désarmement par la force sera inévitable. Israël est prêt à le faire (ou du moins à essayer à nouveau immédiatement, c’est-à-dire, en réalité, à achever l’extermination totale des Gazaouis ou leur expulsion). Alternativement, d’autres forces internationales devraient en être responsables. Quels pays, dont les États-Unis, s’engageraient à désarmer directement une réalité qui a fait preuve d’une grande capacité de résistance ?
Mais même en supposant que la trêve tienne et que la résistance parvienne à garder ses armes (Trump alternant conciliant et agressif sur ce point), le problème fondamental de la souveraineté sur la bande de Gaza, y compris en ce qui concerne la reconstruction, demeure. La résistance (avec le soutien de la Russie et de la Chine) poursuit, dans un premier temps, un gouvernement technocratique des Palestiniens dans la formule de l’unité nationale, dans laquelle tous les groupes de résistance devraient être pleinement inclus, puis un gouvernement démocratiquement élu par tous les Palestiniens. Les vassaux des États-Unis et de l’Europe veulent une autorité sous leur contrôle et, plus tard, le gouvernement d’une Autorité palestinienne réformée, c’est-à-dire rendue plus féroce et efficace contre la résistance.
La trêve précaire actuelle est le résultat de la conjonction de la résistance palestinienne et d’un mouvement de soutien international. Elle a apporté au moins un soulagement temporaire aux souffrances des Gazaouis, et la résistance peut légitimement la revendiquer comme une victoire substantielle, qui ne résout pas le drame palestinien, mais peut ouvrir de sérieuses lueurs d’un début pour une solution durable de la Palestine libre, tout comme elle peut, en effet, marquer le début de la trajectoire descendante d’Israël (ce qui, bien sûr, produira en son sein une plus grande colère contre les Arabes et les Perses. mais qui risque, tôt ou tard, d’exploser parmi les Israéliens eux-mêmes). Mais, dans la phase de négociations qui s’ouvre à nouveau, la résistance de tout le peuple et des peuples armés sera décisive pour s’opposer au flot de pressions, d’agressions, de chantages, de circonlocutions, de tentatives de corruption, etc. Et il serait décisif, aujourd’hui comme au cours des mois précédents, un large soutien mondial au peuple palestinien pour obtenir des conditions de trêve dignes à Gaza. capable de relancer sa lutte générale pour la Palestine libre.
Y aura-t-il l’appui international nécessaire ?
Après l’explosion des mobilisations populaires, et l’utilité concrète qu’elles ont montrée pour peser sur la balance en Palestine, beaucoup se demandent si cela peut donner un coup de pouce pour regagner la confiance dans le conflit collectif également sur de nombreuses autres questions d’ordre interne et/ou international. Ce n’est pas un argument que l’on peut développer ici, mais il est certain qu’un test immédiat est offert par la question palestinienne elle-même : la mobilisation sera-t-elle capable de donner une continuité pour soutenir les Palestiniens dans ces conjonctures de trêve précaire pour la rendre réelle et conclure un accord avantageux pour les Palestiniens ? La mobilisation a été indispensable pour imposer la trêve et peut avoir un poids énorme dans la détermination de sa consolidation et de son contenu. Combien retourneront à leurs propres affaires simplement parce qu’ils n’ont pas été témoins d’horreurs quotidiennes massives ?
Nicola Casale
18.10.2025
NOTES
(1) Je voudrais souligner deux interventions précédentes sur le sujet : https://sinistrainrete.info/estero/26792-nicola-casale-palestina-cuore-del-mondo.html et https://sinistrainrete.info/geopolitica/28174-nicola-sette-mesi.html
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Pasquale Liguori – Trump « un morceau de pain au lieu de la terre » : Dialogue imaginaire entre Frantz Fanon et Ghassan Kanafani

Le plan de Trump : un morceau de pain au lieu de la terre Dialogue imaginaire entre Frantz Fanon et Ghassan Kanafani par Pasquale Liguori
Il piano di Trump: un tozzo di pane al posto della terra – OP-ED – L’Antidiplomatico
Une pièce nue. Sur la table se trouve un fichier, le « plan ». Dehors, la mer, un bruit constant de vagues et de gravats. Les deux hommes parlent calmement, mais chaque mot pèse comme une pierre. La colère est devenue une lucidité aiguë.
Fanon: Savez-vous ce qui me frappe tout de suite ? Mots. « Transition technocratique », « comité apolitique », « zone déradicalisée ». C’est le langage du colonisateur lorsqu’il veut faire passer une vulgaire commande coloniale pour un acte de soin. C’est suspendre la souveraineté, exproprier la politique, réduire un peuple à un objet administré.
Kanafani : Exact. C’est le même vieux mandat colonial, mais avec une marque actualisée. Le peuple s’est transformé en « usager », son autodétermination s’est dégradée jusqu’à une note de bas de page dans les marges d’un dossier. Formulaires, protocoles, procédures : ils vous laissent les services, mais ils vous volent vos bouts.
Fanon: Et c’est ce qu’ils appellent la paix… Une pacification rapiécée ! Faire taire la politique, réduire les conflits à une pratique de gestion.
Kanafani : C’est la logique de survivre au lieu de vivre. Ils vous offrent un morceau de pain à la place de la terre.
Fanon: Voilà… la partie sur les otages… Une liste de numéros, de délais, d’échanges. L’humanitaire s’est transformé en comptabilité.
Kanafani : Oui, et c’est un truc. Si tout se résume à des calculs, à des pourcentages, personne ne vous demande plus la vraie chose : qui a pris la maison ? Qui a la clé ?
Fanon: Déjà. La comptabilité sert à faire oublier l’origine de la violence.
Kanafani : Et pour faire taire la mémoire. La mémoire qui se tait meurt, comme les hommes dans le réservoir des Hommes sous le soleil : sans bruit. Jusqu’à ce que quelqu’un frappe. S’ils vous réduisent à un numéro, arrêtez de frapper aux murs de l’histoire.
Fanon: Lire ici : « démantèlement » des armes, amnistie, normalité. C’est un ordre : désarmez votre capacité à dire non. On demande aux opprimés de renoncer au seul outil qui leur reste, leur promettant en échange une vie ordonnée et surveillée.
Kanafani : Une vie ordonnée en tant qu’ouvrier sur les chantiers de reconstruction. Mais un salaire ne remplace pas un droit. Et une grue ne prend jamais la place d’un drapeau.
Fanon: C’est le piège habituel de la cooptation : transformer la résistance en force de travail. Ils vous disent : arrêtez de résister et nous vous inclurons dans l’économie.
Kanafani : Ainsi, la résistance devient un « problème à résoudre ». Mais pour nous, c’est beaucoup plus : c’est la langue, l’identité, la survie. Sans résistance, nous sommes des fantômes.
Fanon: Voici le conte de fées du développement ! Des « villes miracles », des zones économiques spéciales, des investisseurs prêts à construire. C’est le développement comme entraînement de l’imagination : ils vous apprennent à désirer l’avenir que le colonisateur a imaginé pour vous.
Kanafani : Le rendu, comme on dit aujourd’hui ! Rendre au lieu de blesser. Ils vous offrent des vitrines scintillantes au lieu de vitres brisées, tandis que le retour reste interdit. C’est l’esthétique du vol : si vous ne pouvez pas rentrer chez vous, quel est l’intérêt de le meubler ?
Fanon: Déjà! Le développement sans libération est l’aliénation : l’économie sans mémoire.
Kanafani : Et la littérature sans âme. Des histoires sans dernière page, parce qu’il y a toujours un retour.
Fanon: Regardez ce passage : force internationale, police « choisie », déconfliction. Le tout présenté comme un gage de sécurité. Mais la sécurité pour qui ?
Kanafani : Pour les limites des autres. Notre sécurité, selon eux, est notre docilité. Si nous restons immobiles et que nous nous taisons, alors ils disent qu’il y a stabilité.
Fanon: Le dispositif ne sert qu’à couvrir la structure de la domination reste intacte.
Kanafani : Et pour entraîner votre mémoire : vous apprenez à ne pas regarder où elle brûle. Ils vous construisent des routes droites pour que vous ne voyiez pas les ruines.
Fanon: Puis le chapitre sur le « dialogue interreligieux » et les « nouveaux récits », l’éducation à la coexistence. Thérapies du langage pour traiter un traumatisme politique, matériel, historique. Les histoires changent, mais pas la réalité.
Kanafani : La Nakba n’est pas un genre littéraire, ce n’est pas une métaphore. C’est une condition de vie. Tant que cette condition subsiste, chaque « nouvelle histoire » n’est qu’une scénographie sur les décombres.
Fanon: La thérapie sans vérité ne guérit pas, elle vous adapte.
Kanafani : Et l’adaptation imposée, c’est l’oubli.
Fanon: Enfin, leur « chemin crédible vers l’autodétermination ». Tout plein de « si », « quand », « tant que ». Une technique coloniale de report.
Kanafani : Chaque lendemain conditionné vous vole un aujourd’hui. Entre-temps, le retour se transforme en une permission pour demander à ceux qui vous ont expulsé.
Fanon: Liberté subordonnée : oxymore colonial.
Kanafani : Et tandis qu’ils vous promettent demain, la bourgeoisie de la pacification grandit : technocrates, entrepreneurs, juristes fonctionnels, ONG. La transition devient un projet, un métier.
Fanon: La langue elle-même travaille pour l’ordre. « Transition », « reconstruction », « déradicalisation » : des mots « propres » pour couvrir les mains sales. Lexique de la neutralité, effets de la domination.
Kanafani : C’est un langage enrôlé, il aseptise ce qui reste violent. C’est la colonisation avec dictionnaire mis à jour.
Ils s’arrêtent. La dernière page reste ouverte.
Fanon: Pour moi, le critère est simple : la terre, le pouvoir, la parole. Si vous ne renvoyez pas ces trois choses, vous ne faites que perfectionner le domaine.
Kanafani : Et pour moi : la maison, le retour, la dignité. Si je ne peux pas ouvrir ma porte, vous ne faites que meubler un appartement occupé.
Fanon: Appeler « transition » le silence imposé à l’opprimé et la suspension de sa volonté…
Kanafani : … C’est appeler paix ce qui n’est que pacification. C’est la guerre qui a appris à sourire.
À la fin :
Fanon: Nous ne demandons pas d’utopies. Nous demandons la réalité : une paix qui dit la vérité sur la violence ; une reconstruction qui redonne le pouvoir à ceux qui ont été volés ; Une sécurité qui signifie la fin de la spoliation, pas l’entraînement à la docilité.
Kanafani : Pas des villes miraculeuses, mais des clés. Pas des gouvernements « au nom de », mais l’autonomie gouvernementale. Non pas un lendemain accordé, mais un aujourd’hui reconnu.
Fanon: Terre. Pouvoir. Mot.
Kanafani : Maison. Rendre. Dignité.
Pasquale Liguori – 01 Octobre 2025
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