Luciano Canfora : Dizionario Politico Minimo, édité par Antonio Di Siena, Fazi, 2024

Le dictionnaire politique est un genre que l’industrie de l’édition spécialisée en sciences sociales a proposé assez fréquemment au cours des dernières décennies, un phénomène qui peut également être interprété comme une réaction à l’horror vacui généré par le retrait progressif de la politique – entendue comme une pratique visant à changer l’état actuel des choses – de l’horizon de la réalité postmoderne, car elle est progressivement surclassée par d’autres sphères de l’action humaine, à commencer par l’économie. C’est un genre que je n’aime pas particulièrement, car il est principalement pratiqué par des universitaires – philosophes, sociologues et politologues – qui ont tendance à neutraliser le caractère antagoniste du politique, en le « mettant » dans des lemmes bourrés de catégories abstraites et transhistoriques (sinon antihistoriques).

Cela dit, le « Dizionario politico minimo » de Fazi (édité par Antonio Di Siena) (1) vient de paraître, mais je l’ai beaucoup apprécié : d’abord, parce qu’il ne s’agit pas d’un « vrai » dictionnaire, dans le sens où l’éditeur, comme il l’explique dans l’introduction, a mené une longue interview avec Luciano Canfora, l’articuler sur une cinquantaine de mots-clés qui, plus que de vraies voix, sont des « stations » d’un voyage à travers les événements historico-politiques actuels (2) ; deuxièmement, parce que le regard de Canfora, en tant qu’historien, se concentre sur les faits au lieu de se perdre dans des dissertations abstraites ; Enfin, grâce au travail de l’éditeur (qui attribue également le mérite à la clarté de la présentation de l’interviewé), le texte est fluide et agréable à lire et – grâce aussi à sa longueur limitée – peut être dévoré en quelques heures.

Ce qui suit n’est pas une revue, mais une tentative d’extrapoler à partir du livre quatre chemins thématiques (opération exposée à des risques inévitables d’arbitraire et de tendanciosité) que j’ai « tirés » d’une trentaine d’entrées (en omettant les autres) en exploitant les redondances et les liens croisés qui les interconnectent. Ce sont quatre fils qui évoquent autant de grands courants– pour reprendre la définition de Jean-François Lyotard (3) – de la modernité politique : la démocratie, l’impérialisme, le fascisme, la gauche.

(voir démocratie, élections, élites, liberté, populisme, post-démocratie, propagande et liberté)

J’ai commencé par souligner que les philosophes sont souvent responsables des définitions transhistoriques des catégories politiques. C’est particulièrement vrai dans le cas du concept de démocratie, que beaucoup n’hésitent pas à décrire comme une catégorie universelle dont les « incarnations » historiques, de la Grèce antique à nos jours, présenteraient des affinités substantielles (4). Répondant aux demandes du commissaire, Luciano Canfora se distancie de cette approche en indiquant à plusieurs reprises comment le terme correspond à des réalités concrètes (historiques) radicalement différentes dans le temps et dans l’espace. À Athènes, comme dans la Rome antique, il n’y a jamais rien eu qui puisse être comparé, même de loin, aux (différentes) formes de démocratie moderne, à moins d’accepter l’idée que les institutions démocratiques peuvent être définies comme des institutions qui ont accordé à une infime minorité le droit de participer au processus décisionnel (pour alimenter le malentendu, note Canfora, la représentation, par les chefs jacobins, de la grande révolution bourgeoise comme un retour aux vertus politiques de l’antiquité classique).

Venant à nos jours, Canfora exploite les questions du commissaire pour démystifier l’opération idéologique qui interpose le double trait d’union du signe mathématique de l’égalité entre les termes de démocratie, de liberté et de capitalisme (marché libre). Que la démocratie et le capitalisme soient aux pôles opposés d’une contradiction est évident : alors que le second revendique le respect absolu de l’intérêt subjectif et individuel (identifié à la liberté d’initiative économique et au caractère sacré de la propriété privée), le premier est identifié à la décision collective et à la recherche du bien commun. Quant au caractère antithétique de la démocratie et de la liberté (entendue comme la liberté de l’individu de toute forme de limitation politique), ce n’est pas seulement Marx qui l’a mis en évidence, démontrant que l’homme libre est une simple abstraction philosophique (5), mais aussi des libéraux bourgeois comme Alexis de Tocqueville, qui ont anticipé (6) les préoccupations des fondateurs modernes du néolibéralisme (7) concernant les risques de « dictature de la majorité ».

Les passages dans lesquels la plus grande lucidité du regard historique émerge clairement par rapport aux lectures surdéterminées par l’abstraction philosophique et/ou l’idéologie sont, à mon avis, avant tout ceux consacrés au thème du rapport entre démocratie et représentation électorale. Canfora cite l’illusion (partagée par les pères fondateurs du marxisme eux-mêmes) que l’avènement du suffrage universel aurait déterminé l’inversion automatique du rapport de force dans la représentation politique (et donc dans les rapports de classe). L’illusion socialiste se reflétait dans l’inquiétude de leurs homologues bourgeois qui, comme on le sait, ont tout fait pour retarder l’extension du suffrage. Cependant, une fois la « catastrophe » survenue, il se rend compte qu’il peut facilement capter le consensus des classes moyennes qui cultivent l’illusion de pouvoir faire partie de l’élite.

En même temps, les dévots de l’illusion « électoraliste » ont été amenés à prendre note de la dure réalité que Lénine et Gramsci, entre autres, ont contribué à révéler : les idées des classes dirigeantes deviennent les idées dominantes de l’ensemble (ou de la grande majorité) du peuple. Un mécanisme qui reflète une vérité banale : ceux qui ont la force (et les outils : contrôle des médias, ressources économiques pour alimenter des campagnes de propagande massives, etc.) pour façonner l’opinion publique sont inexorablement destinés à gagner (avec tout le respect que je dois aux théoriciens de la communication qui théorisent la relative autonomie de l’opinion publique vis-à-vis des apports médiatiques (8)).

Là où l’hégémonie culturelle n’arrive pas, les règles du jeu sont manipulées : du double tour qui élimine de la compétition les « ailes extrêmes » (voir le cas français), aux dispositifs truqués fabriqués aux États-Unis qui régissent la « plus grande démocratie du monde » (dénoncée, entre autres, par Bernie Sanders (9)), destinés à assurer que la représentation soit systématiquement monopolisée par la minorité des super-riches, aux réformes « majoritaires » qui, dans notre pays, ont sabordé le système proportionnel pour piétiner la volonté du peuple et encourager l’abstention. En bref : nous sommes à des années-lumière de la grande illusion qui, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, avait rêvé d’enterrer les élites bourgeoises sous une montagne de votes. Au point que Canfora peut se moquer du terme post-démocratie inventé par Colin Crouch (10), le définissant comme un concept qui a été dépassé par la réalité avant même qu’il ne puisse s’affirmer dans le débat théorico-politique.

Un peu plus haut, j’ai mentionné l’importance du rôle des classes moyennes dans la garantie de la base difficile (sinon insurmontable) du consensus pour les élites dirigeantes. À cet égard, Canfora cite la prolifération de nouvelles couches de classe (à la fois vers le haut et vers le bas, contredisant la prédiction de Marx d’une polarisation croissante entre les travailleurs et le capital) – un phénomène qui contribue à accroître la complexité de la lutte pour la conquête du consensus et qui, d’autre part, peut ouvrir des lueurs de contestabilité du pouvoir dans des situations de crise institutionnelle. C’est pourquoi il ne s’aligne pas sur le chœur des condamnations du « populisme ». Dans la situation susmentionnée d’articulation de la composition de classe, soutient-il, le mot peuple ne représente pas un recul idéologique par rapport au mot classe, mais peut plutôt contribuer à rassembler tous ces segments dans un nouveau projet politique (11). D’où la répulsion qu’il suscite dans les couloirs du pouvoir établi.

(voir Chine, décolonisation, mondialisation, internationalisme, impérialisme, monde multipolaire, nation, patrie, révolution, souveraineté)

Extraire d’une série de passages éparpillés dans l’interview une esquisse d’une théorie de l’impérialisme serait trop (après tout, ce n’est pas ce que l’on peut attendre d’un texte qui nourrit des ambitions plus limitées). Pourtant, en creusant ici et là, il est possible de mettre en évidence un réseau d’idées significatives. Je vais essayer de les résumer à travers le schéma suivant par points.

a) En premier lieu, Canfora souligne la torsion – le changement de paradigme – que Lénine a imposée à la théorie marxiste. Il est vrai que beaucoup voient dans le Manifeste une brillante anticipation du processus que nous appelons aujourd’hui mondialisation, mais il ne faut pas oublier que Marx « a vu et décrit un monde il y a 150 ans », alors que c’est Lénine qui a diagnostiqué la réalité spécifique de l’impérialisme comme une expression du capitalisme tardif et de ses formes politiques et économiques. En particulier, Lénine était conscient du fait que dans les centres métropolitains, les classes subalternes partagent également les bénéfices liés à l’exploitation des colonies – un phénomène que Marx a pressenti lorsqu’il a été amené à prendre note de la façon dont l’oppression anglaise de l’Irlande rendait impossible une révolution prolétarienne en Angleterre, et que l’école de la dépendance (12) a approfondi depuis la Seconde Guerre mondiale. Chez Lénine, cette prise de conscience se traduit par l’exaltation du rôle stratégique des luttes de libération nationale dans la lutte anticapitaliste mondiale – à tel point que, après l’échec de la révolution en Occident, il commence à se tourner vers l’Asie pour préserver l’espoir d’une révolution mondiale.

b) En partant du nœud qui vient d’être souligné, Canfora fait une déclaration forte qui renverse les lectures dogmatiques (à la fois nostalgiques-hagiographiques et liquidatrices) de l’issue de la Révolution russe : ce grand événement historique, soutient-il, n’a pas coïncidé avec l’avènement du socialisme mondial, mais avec le réveil de l’Asie puis d’autres mondes dépendants, en un mot, c’est l’étincelle qui a déclenché le processus de décolonisation. La vérité historique de ce tournant historique est révélée par l’évolution de la Révolution chinoise : après les désastres du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle – associés au rêve maoïste d’une transition directe du sous-développement au socialisme – le Denghismo prend le relais, que l’on peut qualifier de gigantesque NEP (13) (imposée, comme celle voulue par Lénine un demi-siècle plus tôt, la nécessité de passer par une phase caractérisée par le capitalisme d’État et la réintroduction de fortes doses d’économie de marché). Est-il encore possible de parler de socialisme ? Canfora – contrairement à cet auteur (14) – ne s’exprime pas clairement sur la question, préférant parler de « national-socialisme » et comparant la voie chinoise à celle empruntée, entre autres, par Tito, Castro et Chavez, qu’il définit comme un choix obligatoire pour ceux qui veulent obtenir le consentement des populations qui aspirent à l’émancipation et à la rédemption nationale.

c) Que la décolonisation soit une nécessité patriotique, que le concept de patrie soit un carburant stratégique de mobilisation anti-impérialiste, et que toutes les luttes de libération nationale aient abouti à la naissance de nouveaux États-nations, sont des éléments indigestes pour une gauche occidentale ancrée dans le concept abstrait d’internationalisme. Malheureusement, note Canfora, avec une autre des affirmations fortes qui représentent le meilleur de cet entretien-dictionnaire, il faut admettre que les seuls vrais internationalistes sont les classes dirigeantes, pour qui la dimension mondiale, transnationale, mondiale ou quelle que soit la définition que l’on veut, est le terrain idéal sur lequel elles sont certaines de vaincre les classes subalternes, pour lesquelles c’est plutôt l’État-nation la seule dimension dans laquelle il est possible de défendre leurs intérêts et de gouverner le monde et société en cas de prise de pouvoir. Le drapeau de l’internationalisme, lorsqu’il est hissé par une nation dans laquelle la révolution a gagné, risque de légitimer les opérations impérialistes : de l’internationalisme jacobin transformé en impérialisme français par Napoléon, à l’internationalisme socialiste transformé en impérialisme russe par Staline. Quant à la gauche radicale italienne et à son idéologie anti-étatiste et antinationale, Canfora cite son échec face à la tragédie du néocolonialisme, témoin par la liquidation méprisante des luttes des peuples périphériques comme « tiers-mondistes », tout comme il cite l’idéologie ouvriériste de la « fin du travail », soulignant leur complicité de facto avec le néocolonialisme : l’illusion que la phase du non-travail est proche, Il soutient que c’est l’expression d’une situation de bien-être, « du privilège des zones qui se portent bien ».

(voir antifascisme, fascisme, Hitler, Mussolini, national-socialisme, Carnets de prison)

Je ne pense pas être loin de la vérité en disant que l’analyse du phénomène fasciste par Canfora doit beaucoup au concept de révolution passive de Gramsci. Un concept que la gauche et la philologie gramscienne des marxistes universitaires ont affaibli en proposant une lecture doctrinale, abstraite (c’est-à-dire en l’associant à la capacité « en général » des élites conservatrices à résoudre une crise en captant le consensus des classes subalternes par une propagande démagogique basée sur des slogans « populaires »). Inversement, Canfora « incarne » ce modèle abstrait dans l’histoire concrète des « révolutions » fascistes et nazies. C’est-à-dire qu’il n’ignore pas le fait que les fascistes et les nazis se présentaient à l’origine comme des mouvements anticapitalistes. Le programme des Fasci (fascistes) de 1919, écrit-il en particulier, avait des caractéristiques qui ne pouvaient être définies comme subversives (ce n’est pas un hasard si le Parti communiste, dans la clandestinité, a lancé un appel en 1936 – dont notre gauche n’aime pas se souvenir – « aux frères en chemise noire »).

Quant au national-socialisme, le second terme « socialisme » n’a pas été choisi au hasard, mais a servi à évoquer l’interconnexion programmatique entre la défense des intérêts nationaux et les politiques sociales. Une juxtaposition que les forces socialo-communistes abhorraient comme contraire aux dogmes de l’internationalisme. Ainsi, Mussolini a pu se présenter comme un socialiste qui respectait le sacrifice des masses populaires qui avaient payé un lourd tribut de sang pendant la Première Guerre mondiale, tandis que les communistes s’aliénaient les sympathies des vétérans en dénonçant ce sacrifice comme « inutile » et dénué de sens (voir le sectarisme démentiel qui empêchait les communistes d’accepter les offres d’alliance des Arditi del Popolo et voir, J’ajouterai, la critique que le dirigeant bolchevique Karl Radek a adressée au KPD, pour ne pas avoir été capable de lutter contre les nazis pour la capacité de mobiliser la colère du peuple allemand contre les conditions imposées à l’Allemagne par les puissances victorieuses (15)). Dépeindre Mussolini comme un clown et Hitler comme un fou sous-estime leur capacité politique à exploiter l’intérêt national comme levier de mobilisation de masse, ainsi que le fait que même la composante « socialiste » des révolutions passives en Italie et en Allemagne n’est pas réductible à une simple propagande : à leur manière, selon Canfora, l’IRI et les industries d’État représentaient une forme d’« État-providence » autoritaire et la politique économique du Troisième Reich, pourrions-nous ajouter, était caractérisée par des aspects non moins « keynésiens » que ceux du New Deal à l’étranger.

(voir constitution, droits, Manifeste, Marx, politiquement correct, gauche, souveraineté)

Nous avons vu comment Canfora, en parlant de démocratie, souligne les différentes significations que le terme a prises au fil du temps (et assume dans le contexte des différentes approches idéologiques de ceux qui l’évoquent). De même, lorsqu’on lui demande de définir le sens du mot gauche, il commence par déclarer que, lorsque nous parlons de gauche, « nous ne sommes pas clairs sur ce dont nous parlons ». La nébulosité sémantique d’un concept historiquement associé (une association qui remonte à des temps lointains) à des partis et mouvements politiques qui visent à promouvoir les intérêts des classes subalternes, est devenue telle qu’elle peut servir de prêt-à-porter aux sujets les plus improbables.

Je me limiterai ici à souligner trois jugements – plus ou moins explicites – contenus dans le discours que Canfora consacre au sujet dans certains passages de son « dictionnaire minimal ». Le premier concerne le parcours historique qui a conduit ce qui était le plus grand parti communiste occidental à se suicider d’abord, puis à se transformer en une formation libérale. Le grand changement idéologique que Togliatti a imposé au PCI après la Seconde Guerre mondiale, qui peut se résumer dans les concepts de démocratie progressiste et de réformes structurelles, a offert un cadre idéal – même s’il ne légitimait pas directement – que ses successeurs ont exploité pour prendre une voie qui a fait de ce parti un parti radical de masse qui s’occupe des droits civiques et néglige les droits sociaux. Cette mutation est associée au processus parallèle – en l’occurrence de type structurel et non idéologique – qui s’est opéré dans la composition de classe de notre pays (et plus généralement dans les pays occidentaux, non moins intéressés par le phénomène de l’éclipse de la gauche). C’est le processus déjà évoqué dans les éléments analysés ci-dessus : c’est-à-dire l’expansion monstrueuse des classes moyennes, qui sont devenues un corps énorme qui comprend « les aristocraties ouvrières, la bourgeoisie déchue, les professions libérales, le crime organisé, le lobbying, la clientèle parlementaire », etc. Les forces socialo-communistes, ne sachant ni comment analyser ni être capables d’endiguer ce changement, se sont simplement adaptées à celui-ci, changeant leur propre base de référence électorale (nous savons bien, note Canfora, que ce qu’on appelait autrefois la gauche, et qui prône aujourd’hui les droits civiques comme principal combat, est aujourd’hui majoritairement composé de nantis).

De plus, la référence sociale que nous venons d’évoquer s’applique également à la « nouvelle gauche » qui, dans la seconde moitié du siècle dernier, s’est élue comme une alternative révolutionnaire à la gauche traditionnelle. C’est peut-être pourquoi le jugement de Canfora sur la soi-disant Nouvelle Gauche est encore plus sévère : c’était, dit-il succinctement, « une renaissance de l’anarchisme sous une forme puérile ». Cela est démontré par le choix de revendiquer, en opposition au réalisme et à l’opportunisme des formations « révisionnistes », la mise en pratique des aspects plus anciens (rendus insoutenables par la réalité historique) de l’utopie marxiste. Nous parlons de l’idée qu’il peut y avoir une fin à l’histoire, que l’État s’éteindra et que le travail se dissoudra. En épousant cette utopie, commente Canfora, Marx lui-même a fini par s’identifier à ces socialistes et anarchistes utopiques contre lesquels il avait tant tonné. Face à cette vision du XIXe siècle, Canfora réitère sa conviction que l’histoire ne s’arrêtera pas mais continuera à s’articuler dans une série de conflits toujours différents les uns des autres.

Je conclus par une question à partir de laquelle il ne m’est pas facile d’extrapoler un jugement clair de l’auteur (comme je l’ai fait jusqu’à présent, peut-être parfois en forçant ses intentions). Je fais référence aux passages dans lesquels Canfora fait allusion au caractère prétendument « subversif » de notre Charte constitutionnelle. En tant qu’historien, il ne peut manquer d’évoquer le compromis entre les différentes forces politiques qui a contribué à sa rédaction – un compromis qui reflétait l’équilibre d’après-guerre entre les deux blocs auxquels appartenaient les puissances victorieuses. Cela dit, il admet que, si l’on voulait appliquer l’article 3 (« Tous les citoyens ont une égale dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinion politique, de conditions personnelles et sociales »), il faudrait instaurer une véritable révolution sociale ; de même qu’elle admet que le contenu de l’article 5, qui consacre le principe selon lequel « il est du devoir de la République d’éliminer les obstacles qui entravent le plein épanouissement de la personne et la participation effective du travailleur à l’organisation politique du pays », est indubitablement subversif par rapport aux principes qui régissent l’ordre économique, social et politique actuel. Cher aux militants de ce qui reste de la gauche radicale, selon lequel un programme anticapitaliste pourrait encore se résumer aujourd’hui dans la demande de mettre en pratique les premiers articles de la Charte de 1948 ?

Comme mentionné ci-dessus, je ne sais pas comment donner une réponse sans équivoque à cette question (ou peut-être que je n’ai pas pu la saisir dans ce que j’ai lu). Ce qui me semble certain, c’est que Canfora, raisonnant sur la privation progressive du diktat constitutionnel par les gouvernements qui appliquent servilement les décisions de l’UE, reconnaît que notre pays (comme les autres membres de la Communauté) se trouve aujourd’hui sous le joug de ce qui est « à toutes fins utiles une charte qui vient d’en haut et qui gâche les constitutions nationales ». C’est pour cette raison que la question de la souveraineté nationale apparaît incontournable pour tout projet politique qui vise à recréer les conditions minimales pour pouvoir intervenir dans le rapport de force entre les classes sociales, malgré les anathèmes que les partis et les médias du régime, mais aussi certains opposants radicaux autoproclamés, lancent quotidiennement contre le soi-disant « souverainisme ».

Carlo Formenti : Luciano Canfora. Un historien « subversif » (sinistrainrete.info)


Notes

(1) Luciano Canfora, Dizionario politico minimo, (édité par Antonio Di Siena), Fazi, Rome 2024.

(2) Il s’agit d’une solution similaire à celle que l’écrivain a adoptée il y a quelques années en organisant un film-entretien avec Mario Tronti, publié par DeriveApprodi sous le titre « Abecedario ».

(3) J-F Lyotard, La condition postmoderne (trad. par Carlo Formenti), Feltrinelli, Milan 1980.

(4) Dans Le socialisme est mort. Viva il socialismo (Meltemi, Milan 2019) Je cite un exemple typique de cette tendance des philosophes à postuler une continuité substantielle entre la Grèce antique et le monde moderne (européen), un fil rouge qui relierait la civilisation grecque à l’Europe contemporaine, et plus généralement à l’Occident, et marquerait une distinction claire entre les nations et les peuples « philosophiques » et le reste du monde. Voir mon commentaire (pp. 187 et suiv.) sur l’article de Roberto Esposito « Europe et philosophie » (aut aut, n° 378, 2018).

5) Pour Marx, l’homme libre de la société bourgeoise est « l’homme replié sur lui-même, sur son intérêt privé et sur sa volonté privée, et isolé de la communauté » (Œuvres choisies, Editori Riuniti, Rome, pp. 961-962).

(6) Voir les remarques critiques de Tocqueville sur l’excès de démocratie qui caractérise les institutions américaines dans La democrazia in America, Rizzoli, Milan 1999.

(7) L’auteur contemporain qui a le plus radicalement dénoncé « l’excès de prétention » associé à la démocratie moderne est le gourou de la pensée néolibérale Friedrich von Hayek (voir, entre autres, La società libera, Rubettino 2011).

(8) La thèse selon laquelle l’effet manipulateur des médias est beaucoup moins efficace qu’on ne pourrait le penser a été, entre autres, par les philosophes et sociologues de la communication faisant autorité en Italie, d’Umberto Eco à Alberto Abruzzese.

(9) Je me réfère en particulier à la critique de Bernie Sanders sur les procédures des élections présidentielles américaines (voir An Outsider in the White House, Jaka Book, Misano 2016).

(10) Voir C. Crouch, Postdemocrazia, Laterza, Roma-Bari, 2003.

(11) Sur le débat théorique au sein de la gauche sur le concept de populisme, déclenché par les thèses du philosophe argentin Ernesto Laclau (voir La ragione populista, Laterza, Rome-Bari 2008 et Les fondements rhétoriques de la société, Mimesis, Milan 2017), l’écrivain est intervenu à plusieurs reprises (voir Le socialisme est mort…Op. cit. et Guerre et révolution, Meltemi, Milan 2023).

(12) Voir A. Visalli, Dipendenza, Meltemi, Milan 2020.

(13) Pour une reconstruction précise de l’histoire de la révolution chinoise et des réformes post-maoïstes des années 1970, voir D. A. Bertozzi, People’s China. Origines et chemins du socialisme à la chinoise, l’Antidiplomatico 2021. Sur la NEP dans la Russie révolutionnaire au début des années vingt, voir, entre autres, R. di Leo, L’esperimento profano, Futura, Rome 2011, voir aussi l’anthologie des écrits économiques de Lénine éditée par Vladimiro Giacché L’economia della rivoluzione, il Saggiatore, Milan 2017.

J’ai exprimé mes idées sur la nature socialiste de l’expérience chinoise dans le deuxième volume (« Éloge du socialisme imparfait ») de Guerre et Révolution, op. Cit.

(15) Radek soutenait que les communistes allemands devaient défendre les intérêts de l’Allemagne prostrée par les conditions imposées par les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale, dirigeant la colère populaire contre la bourgeoisie nationale (complice des victorieuses et coupable d’avoir entraîné le pays dans la guerre), contrairement aux nazis qui niaient la lutte des classes en attribuant la responsabilité du désastre aux Juifs.

Luciano Canfora (né à Bari, Italie, le 5 juin 1942) est un philologue classique, un historien et l’un des plus grands spécialistes italiens de l’Antiquité.

Professeur de philologie grecque et latine à l’Université de Bari et directeur scientifique de l’École Supérieure d’Études Historiques de Saint-Marin.

Depuis 1975, il dirige la revue Quaderni di storia.