A propos de Med Dib, Kateb Yacine et Ben Cherif-Instantanés littéraires d’une ministre en visioconférence par le Pr Abdellali Merdaci (opinion)
Intervenant dans un forum international du roman arabe (1) à Djelfa, Mme Soraya Mouloudji, ministre de la Culture et des Arts, a apporté son appréciation personnelle sur le genre, précisément sur son parcours algérien et sur des auteurs typiques, prononçant des contre-vérités qui ne devraient pas engager le gouvernement de M. Larbaoui. Selon le compte-rendu d’Algérie presse service (APS), dans une dépêche datée du 20 février 2024 (2), reprenant les termes de son allocution d’ouverture du forum diffusée en visioconférence au Théâtre régional Ahmed Benbouzid de Djelfa, la ministre a cité trois noms de romanciers d’Algérie, Mohammed Dib, Kateb Yacine et « Mohamed Ben Si Ahmed Bencherif », auréolés d’improbables fortunes littéraires. Et, en la circonstance, elle aura prononcé un acte de foi. Il est toujours difficile de savoir si Mme Mouloudji, universitaire reconnue, a écrit ce discours ou s’il est le fruit de la cogitation d’un vague conseiller. Cette association d’écrivains algériens – ou d’origine algérienne – aux destinées littéraires bien distinctes conforte une méconnaissance de l’histoire, et particulièrement de l’histoire littéraire, lorsqu’elle se pare de l’autorité officielle et accessoirement académique – Mme Mouloudji, sociologue de formation, était avant sa nomination au gouvernement directrice du Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC-Oran). Or, son propos inscrit une perspective de savoir malencontreuse et fausse, de surcroît jouant sur le sens des mots. Regardons donc de près ce qui est en cause.
– L’« écrivain-militant » et « patriote sincère ». En premier, Mohammed Dib : « l’archétype de l’écrivain-militant et du patriote sincère avec un génie supérieur dans l’art du réalisme ». Laissons de côté le « génie supérieur dans l’art du réalisme », une représentation éthérée, pour ne considérer que ces deux qualifications, strictement politiques, qui intéressent au-delà de l’histoire littéraire, l’histoire du pays. Il convient d’y répondre en convoquant des faits précis.
Cette sanction de militance et de patriotisme, sous le sceau d’une histoire littéraire sanctifiée, que délivre ès-qualité la ministre de la Culture et des Arts aux participants du Forum du roman de Djelfa, est bien spécieuse, s’agissant de la longue carrière littéraire de Dib, de 1946, date de publication de son premier poème à sa disparition en 2003, cinquante-sept ans d’âge. Commençons par la période algérienne et par les choix que l’on peut lui imputer (3). Définissons le contexte d’apparition du futur écrivain dans ces années 1940. À cette période, l’Algérie avait connu les terribles tueries génocidaires de Sétif, Guelma et Kherrata, aux mois de mai et de juin 1945. Dans l’actualité politique, les partis les mieux-disant de l’avant-Seconde Guerre mondiale se restructurent à travers la création de deux nouvelles entités, en 1946 : l’Union du Manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas, regroupant le ban et l’arrière-ban du conservatisme et du légalisme politique de l’entre-deux-guerres, et le Mouvement du Triomphe des libertés démocratiques (MTLD), de Messali Hadj, couverture légale du Parti du peuple algérien (PPA, clandestin) qui ne tardait plus à lancer l’Organisation spéciale (OS, 1948), un levier paramilitaire des luttes nationalistes. L’Association des Oulémas musulmans d’Algérie (AOMA), sous la direction de Bachir Brahimi, et le Parti communiste algérien (PCA), où Larbi Bouhali succède à Amar Ouzegane, reprenaient leurs activités.
Selon un mythe, solidement établi, Mohammed Dib aurait été en ces années-là proche des communistes ; en vérité, il était entré depuis l’adolescence scolaire dans la clientèle de l’instituteur communiste Roger Bellissant, maître de musique de la municipalité de Tlemcen, figure du communisme dans l’Ouest algérien (4), faisant chanter aux élèves des écoles de la cité zianide un hymne républicain, sur l’air de « L’Ode à la joie » de Beethoven : « Gloire à toi ! Gloire à toi, Chère école Laïque ! ». Bellissant, bien introduit dans les agapes de la bourgeoisie coloniale tlemcénienne, gardait de sûres influences dans les instances dirigeantes du parti à Alger – et, aussi, ce n’est pas sans importance, dans les couloirs du gouvernement général de l’Algérie. Mais, Dib n’était proche que de sa poésie, qu’il entendait fructifier. En 1948, alors qu’il n’avait publié que quelques vers dans des revues (entre autres dans « Forge » d’Emmanuel Roblès), il se rend aux « Rencontres littéraires de Sidi Madani » organisées aux mois de janvier, février et mars par le Service de la Jeunesse et des Sports du gouvernement général dirigé par Charles Aguesse. Une manifestation culturelle de la France coloniale où devaient se rencontrer écrivains de France (ainsi, Francis Ponge, Jean Tortel, Raymond Queneau, Jean Cayrol, Michel Leiris, Brice Parain ; Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir n’avaient pas exclu se s’y rendre ; André Breton, Paul Éluard, Jean Paulhan étaient annoncés ; Camus, empêché, s’était excusé) et d’Algérie, confirmés ou en devenir (Mohamed Zerrouki ; Malek Bennabi ; Rabi’a Lacheraf, sœur de Mostafa ; Jean Sénac ; Mohammed Dib ; Abdelaziz Khaldi ; Émile Dermenghem et bien d’autres). C’est à cette occasion que Dib rencontre Jean Cayrol, écrivain et résistant, directeur de collection au Seuil, à Paris.
Après Bellissant, Cayrol. Le jeune Dib ne se souciait que de trouver des garants, autant de clés pour ouvrir des portes, souvent dérobées. À trente ans révolus, après avoir nomadisé dans « trente-six métiers, trente-six misères », c’est sur la bienveillante recommandation de Bellissant qu’il est recruté, vers la fin des années 1940, par la rédaction du journal « Alger républicain ». Maintenant une ligne éditoriale autonome par rapport aux dogmes du PCA, le quotidien gardait un encadrement communiste et plusieurs de ses rédacteurs, techniciens et administrateurs avaient leur carte du parti. Dans la fameuse « fratrie rouge » du roman algérien de langue française des années 1950 (Dib, Kateb, Haddad), c’est connu, seul Haddad avait pris sa carte du PCA et réglait régulièrement ses cotisations de militant. Dib avait rencontré dans les locaux du journal Kateb Yacine, auteur d’un recueil de poèmes « Soliloques » (1946), publié à compte d’auteur à l’Imprimerie Thomas à Bône (Annaba), et d’un bref fascicule « Abdelkader et l’indépendance algérienne » (1948), verbatim d’une conférence à la Sorbonne, donné à Abdelkader Mimouni qui venait de fonder à Alger la toute première maison d’édition indigène En Nahda avec le concours de Malek Bennabi, Abdelaziz Khaldi et Mohand-Cherif Sahli. Si Dib s’orientait volontiers vers l’information culturelle, Kateb s’intéressait aux événements sociaux et à la politique internationale. Ils ne devaient pas partager de communes préoccupations et n’avaient pas cosigné des articles du quotidien communisant.
Plus sympathisant que militant du parti, Dib n’a pas fait long feu à « Alger républicain ». Dans leurs souvenirs du quotidien qu’ils ont codirigé, Boualem Khalfa, Henri Alleg et Abdelhamid Benzine établissent un constat sans fioriture : « Lui [Mohammed Dib] n’a aucun problème avec la syntaxe et l’écriture mais plus préoccupé d’une future carrière littéraire, il économise ses efforts et ne prête qu’une attention distante à l’épuisante bataille dans laquelle les autres membres du journal engloutissent toutes leurs forces. Ils ne seront que modérément surpris lorsqu’un jour prétextant une maladie, il prendra un ‘‘congé de quelques jours’’ pour ne plus jamais revenir. Il avait épuisé tout ce qu’il pouvait tirer de sa collaboration à ‘‘Alger républicain’’ et le reste lui importait peu » (5). Philip Zessin, chercheur allemand, explique le départ de Dib par une raison biaisée et fantasque en y associant Kateb Yacine ; il indiquait ainsi : « […] les musulmans se voyaient comme un groupe a part au sein de la rédaction. Ils étaient surtout cantonnés aux tâches subalternes et au travail de correspondance en province. Quelques-uns parmi eux se sentaient marginalisés et sous-estimés dans leurs capacités de travail et leur savoir-faire journalistique : c’est pour ces raisons, notamment, que Kateb Yacine et Mohamed Dib quitteront le journal au début des années 1950 » (6). Les deux compères auraient donc fomenté une fronde contre la direction du titre qui empêchait les Indigènes algériens d’accéder aux postes de responsabilité de la rédaction. Accusation sans fondement, car à l’époque Boualem Khalfa prenait la direction de la rédaction du titre. Cette querelle raciale qui l’aurait agité, il n’en est pas resté des traces dans l’histoire de la presse indigène algérienne de la période coloniale. Mais que s’était-il passé pour provoquer l’étonnant écart de Dib, quittant sans prévenir la rédaction du quotidien cryptocommuniste ? Sous le contrôle de Jean Cayrol, le Seuil, qui l’avait informé de l’acception de son manuscrit, avait entrepris de travailler avec Dib sur les épreuves préparatoires de « La Grande maison » (1952). Cela justifiait un séjour par intermittence en France et une peu honorable désertion en rase campagne. Et, plus nettement, un tournant considérable dans l’itinéraire du jeune homme.
Observons que jusque-là, en 1952, il n’y a aucune trace de « l’écrivain-militant » ou du « patriote sincère » Mohammed Dib, étiquettes plus alléguées par Mme la ministre que réelles. Et, les manitous à plumes du parti ne manquaient pas d’éreinter la prose du romancier débutant, ainsi Sadek Hadjerès dans la revue communiste « Progrès » (mai 1953) et René Justrabo dans « Liberté », l’organe officiel du parti. En 1954, « L’Incendie », chaleureusement accueilli et chroniqué par l’écrivain communiste Louis Aragon, autre garant providentiel, dans les colonnes des « Lettres françaises », approfondissait les désaccords du parti avec l’auteur. Dans une réédition ultérieure, l’auteur en réécrivait certains passages, notamment sur le distinguo entre « bons » et « mauvais » Français, quasiment sous la dictée de ses contempteurs communistes (7).
Le 1er novembre 1954, la guerre anticoloniale commençait sous l’égide du Front de libération nationale (FLN). Quelques mois après, en 1955, des militants aguerris du PCA s’engageaient dans la lutte armée pour l’indépendance. Les « maquis rouges » témoigneront, avec leurs héros et leurs martyrs, de la vaillante histoire des communistes algériens libérés des doctrines attentistes de leurs camarades français (8). À l’issue de négociations serrées entre Sadek Hadjerès et Bachir Ali, délégués par le parti, et Abane Ramdane, par le FLN, les communistes étaient appelés, au mois de juillet 1956, à intégrer à titre individuel le FLN et son organisation militaire, l’Armée de libération nationale (ALN).
Venons-en à l’engagement politico-idéologique le plus clair de Dib en cette période. Le 22 janvier 1956, dans le pays éprouvé par une terrible guerre anticoloniale qui emportait bien de convictions chevillées dans les communautés européenne et indigène de l’Algérie, le « romancier Dib » cosigne avec deux cents Algériens (Européens et Indigènes) le manifeste « Fraternité algérienne », récusant les attentes de la déclaration solennelle du 1er novembre 1954 du FLN et la légitimité de la Guerre d’Indépendance. Dib, comme ses cosignataires, pouvait s’accrocher à une Algérie multiculturelle illusoire où devraient trouver leur juste place Européens et Indigènes. Une Algérie française, sous de nouveaux paravents. Inutile de chercher-là « l’archétype de l’écrivain-militant » ou l’élan d’un « patriote sincère » assumé au moment où des Algériens, de tous âges (y compris des enfants) et de toutes conditions, allaient offrir par centaines, bientôt par milliers, leur vie à une idée qui dure, l’indépendance.
Dib écrit, en 1959, « Un Été africain », un roman alimentant les rumeurs d’une guerre secrète et lointaine, évocation déshistorisée des Combattants de la Liberté (CDL, communiste). C’est sa dernière année de résidence permanente en Algérie. Cette année-là, il aurait fait l’objet d’une interdiction de séjour en Algérie. Pour quel motif ? Était-il un fervent et remuant militant nationaliste ? Seulement, un commis aux écritures comptables d’une petite entreprise privée, suffisamment effacé pour attirer l’attention des polices coloniales. Assurément, il écrivait des romans, mais en quoi sa prose aurait-elle troublé l’ordre public ? En 1958, dans « La Dernière impression », Malek Haddad, peu enclin aux demi-mots, décrivait crûment la guerre d’Algérie, sans encourir la moindre réquisition de la justice et de la police coloniales. Pourquoi cette sentence contre Dib et quelles en sont les raisons ? Qu’elle soit prononcée par un officier de police ou un juge de l’État colonial, les traces de cette décision d’interdiction de séjour du commis aux écritures comptables et écrivain Mohammed Dib doivent être conservées dans les archives du gouvernement général de l’Algérie, aujourd’hui transférées en France, accessibles aux chercheurs et, surtout, signalées dans leurs travaux. Ce n’est pas le cas. Ladite décision – existe-t-elle matériellement ? – a été communiquée verbalement par Dib et les Bellissant. Le romancier quittera en catimini l’Algérie pour ne plus y revenir, comme le journaliste quittera sans avertir « Alger républicain » pour ne plus y revenir. Encore une désertion. Hypothétiquement exfiltré d’Algérie par sa belle-famille française, Dib rejoindra la France pour s’installer à Mougins (Sud) dans la maison de Roger Bellissant dont il avait épousé une des filles, Colette, en 1951. Il ne retournera épisodiquement dans l’Algérie indépendante qu’en touriste. À la rentrée littéraire de l’automne 1962, il donne à son éditeur Seuil, « Qui se souvient de la mer », un récit métonymique, le moment faible de la rhétorique, qui n’était qu’un livre creux sur une guerre d’ombres et de démons. Fut-elle seulement celle des Algériens ?
Juillet 1962, le colonialisme français est définitivement vaincu. La Guerre d’Algérie des Écrivains, parlons-en. Quitte à se répéter : où est l’introuvable « archétype de l’écrivain-militant » et le « patriote sincère », transcendant le combat national, qu’aurait incarné Mohammed Dib ? Plusieurs écrivains des années 1950, romanciers, poètes et poétesses derrière les murs des prisons, dramaturges, essayistes, ont rejoint le Front de la libération nationale. Certains d’entre eux sont tombés en martyrs ; ils méritent que leurs noms soient rappelés : Ahmed-Réda Houhou (1910-1956), Tewfiq Khaznadar (1921-1956), enlevés et assassinés à Constantine par une milice de l’armée coloniale, la sinistre « Main rouge » ; Rabi’e Bouchama (1916-1959) et Abdelkrim Aggoune (1918-1959), sortis des rangs des ouléma badissiens, tombés dans les mêmes conditions à Alger, en 1959, sous la mitraille de l’armée coloniale ; Ali Maâchi (1927-1958), poète-chantant, torturé, assassiné et suspendu par les pieds à un tremble de la place Carnot (aujourd’hui des Martyrs) dans sa ville Tiaret. Ce sont des milliers, des centaines de milliers, des millions d’Algériens, tués à l’ennemi, dont le meurtre par la France coloniale est gravé dans le marbre des sacrifices. Dib ne croyait pas à ce pays d’espérance qu’était l’Algérie dans son combat pour la dignité.
Au sortir de juillet 1962, Dib était-il Algérien ou Français ? Lors des négociations d’Évian, conclues le 18 mars 1962 avec le gouvernement du général de Gaulle, les représentants du FLN avaient répudié le principe de la double nationalité défendu par la partie française. Les Français ont souhaité que les Européens et les fonctionnaires indigènes algériens de l’État colonial puissent bénéficier exceptionnellement de la double nationalité française et algérienne, mais le FLN s’était fermement opposé à la possibilité d’une « supranationalité » pour une catégorie de résidents en Algérie. Les anciens habitants de l’Algérie pouvaient faire le choix de l’une et l’autre des nationalités proposées. Dib n’était pas retourné en Algérie après l’indépendance pour certifier son algérianité ; il était doublement Français, par la naturalisation française collective des Algériens et par son mariage avec une Française, et il n’était pas, en conséquence, tenu de faire une déclaration solennelle de francité.
Il n’y a rien à dire sur le Dib de l’Indépendance, voguant sur les abysses français, absent, totalement absent, sur lequel des universitaires algériens écrivent encore une mythologie résolument mensongère. L’auteur de la trilogie « Algérie (1952-1957) » est plus connu dans le pays indépendant par l’adaptation de ses premiers romans par la télévision nationale. « El Harik » (RTA, 1974) de Mustapha Badie supplantait l’œuvre écrite qui n’était pas lue, même si elle apparaissait jusqu’aux années 1970 sous forme d’extraits dans les manuels de langue française des écoles d’Algérie. La survie algérienne de Dib procède d’une équivoque : l’image de la télévision nationale a transfiguré les personnages et les événements de ses récits. Après quelques tentatives littéraires algériennes sans lendemain (« Cours sur la rive sauvage », 1964 ; « La Danse du roi », 1968 ; « Dieu en Barbarie », 1970 ; « Le Maître de chasse », 1973), il s’éloigne de la patrie, naissant dans les cendres de la guerre, dont il n’a jamais porté le souffle.
Dans son testament, Mohammed Dib fait la donation de ses archives littéraires, une trentaine de cartons, à la Bibliothèque nationale française, phare culturel du pays où il a choisi de vivre et de mourir (9). S’il avait encore une attache avec le pays de ses racines, c’est à la Bibliothèque nationale d’Algérie, relevant du ministère de la Culture et des Arts, ou à un Centre de recherche national du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, qu’il aurait destiné ce legs. Il est vrai que l’Algérie n’était plus dans ses comptes. Il a fait, depuis 1959, le choix consciencieux de sa famille française, de la France et de ses institutions : il leur appartient pleinement. Dib était, bien entendu, libre de faire ses choix, près de la France, loin de l’Algérie. Il est seulement regrettable que des Algériens, y compris une ministre de la République, continuent à pousser des surenchères sur un destin d’écrivain qui, depuis longtemps, n’était plus de leur société, de leur pays.
– Sur Kateb Yacine et la langue française. Mme la ministre a noté, selon Algérie presse service, « la célèbre phrase de l’écrivain auteur de la célèbre ‘‘Nedjma’’, Kateb Yacine, qui disait ‘‘J’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas Français’’, relevant qu’‘‘un mythe ne deviendra jamais réalité’’ ». Il y a, ici, malgré la confusion de la formulation, une surimpression de positions sur la langue française étrangères à Kateb Yacine. Les thèses de Kateb sur la langue française ont été exposées, en 1948, dans un article du journal « Combat » de Pascal Pia et Albert Camus. L’auteur, séjournant à Paris, défrayé par le gouverneur général Yves Chataigneau (10), bénéficiant de ses recommandations appuyées auprès de l’écrivain André Chamson, allait publier au Mercure de France son poème « Nedjma ou le poème ou le couteau » (1948), annonçant l’œuvre à venir.
Que disait Kateb aux lecteurs de « Combat » ? Que dans l’Algérie française, la langue du colonisateur est consentie préférentiellement à des éléments de la population indigène, dans le but de servir la colonisation française dans des emplois, le plus souvent subalternes. Des tribus, des lignages, des familles ont accédé sélectivement aux écoles de la colonie. Un choix implacable accrédité par les édiles de la colonie, qui ont reconnu leurs potentiels employés, ânonnant un français de kermesse foraine. Kateb Yacine oubliait que sa tribu étoilée n’a pas été écartée de la distribution du français par l’école coloniale. Un de ses grands oncles, Abdelaziz Kateb, promu à la rare responsabilité d’interprète principal du gouvernement général de l’Algérie dans les années 1920-1930, avait écrit un poème « Dinar Baal » (repris à titre posthume par Roblès dans le n° 2 de sa revue « Forge » datée de février 1947, pp. 26-30) et son grand-père maternel, Si Ahmed Elghazali Kateb, cadi malékite à Condé-Smendou (Zighoud Youcef), était publié en bonne place dans l’anthologie inaugurale de la poésie algérienne de langue arabe éditée à Tunis, en 1926, par El Hadi Ez-Zahiri Essenoussi. Dans cette parentèle, Odette-Zouleikha Kateb, élue de la municipalité de Bône, lectrice amoureuse des poètes romantiques, préfacière des vers du jeune Yacine, pratiquait une langue française classique. Voici ce qu’elle a retenu dans sa préface de « Soliloques » des héritages du jeune Yacine : « Il est le petit-fils du fin et suave poète arabe, Si Ahmed Elghazali Kateb, et neveu de Kateb Abdelaziz, auteur de poésies en Français (‘‘Salammbô’’) et en Arabe ». Certes, il ne venait pas de nulle part…
Les langues de l’Algérie coloniale – arabe littéraire, arabe algérien, français – se projettent dans le patrimoine de la tribu. Et la veine artistique était partagée dans toutes les générations de la vaste famille. Le père de Yacine, médersien, lettré non sans afféterie, coutumier d’envolées poétiques lyriques, exerçait à Bougaâ, dans le Sétifois, la fonction de défenseur auprès des justices musulmanes de la région. La mère lui prodiguait un théâtre enchanteur en arabe dialectal. L’auteur de « Nedjma » (1956) est l’enfant de toutes ces langues chamarrées semées dans la tribu. Dans « Jardin parmi les flammes » (11), il admet que le choix de la langue française n’a pas été une source de conflits insurmontables et que sa mère, davantage que son père, l’a poussé vers l’école française (12). Écrivain, il fourbira une lecture de la question linguistique sur le registre politique. Ainsi, il déclarait, en 1956, à Geneviève Serreau : « On ne se sert pas en vain d’une langue et d’une culture universelle pour humilier un peuple dans son âme. Tôt ou tard, le peuple s’empare de cette langue, de cette culture, et il en fait les armes à longue portée de sa libération » (13).
Position surjouée ? Le peuple algérien ne s’est emparé de rien. Ces « armes de longue portée » n’étaient pas consenties à tous dans la colonie, en tout cas jamais au peuple qui n’a pas prospéré dans le compagnonnage d’El Farabi et de Baudelaire. Avec, selon les auteurs entre 85 et 95 % de la population indigène analphabète, l’école coloniale n’a jamais été un modèle de vertu. Il est pourtant ardu de prêter à Kateb le malaise dans la langue du colonisateur qu’a éprouvé Malek Aimé Haddad, fils de l’instituteur kabyle naturalisé français Slimane Haddad, pour qui la langue française, l’unique véhicule des échanges familiaux, a été un drame freudien. Il faudrait relire « Les Zéros tournent en rond » (1961) du bourlingueur constantinois, la charge la plus tranchée de la génération d’écrivains de langue française des années 1950 sur l’usage proprement littéraire de la langue française. Cet ergotage autour de la langue hégémonique de la colonie était un plaisant amusement de privilégiés, acteurs urbanisés de la modernité coloniale, qui en dressaient la scène à leur convenance. Le français littéraire de Kateb ne le rapprochait pas du peuple ; il l’en séparait.
Après l’indépendance et de cuisants insuccès littéraire, notamment le flop de sa pièce de théâtre « L’Homme aux sandales de caoutchouc » (1970), Kateb, abandonné par l’éditeur Seuil, avait décidé de ne plus publier de fiction en langue française. À Alger et à Bel Abbès, il a certainement fait des choix démagogiques relativement aux langues arabe et tamazight dans un théâtre populiste et essentialiste. Stratégie de repli vers des cultures allogènes d’un écrivain qui se savait condamné, faute d’œuvres édifiantes, par la postérité littéraire ? En 1987, il reçoit, contre toute attente, le Grand Prix littéraire de la Francophonie pour l’ensemble de son œuvre, récompense officielle de l’État français, qui l’intègre tout autant dans le champ littéraire que dans le patrimoine littéraire français. Cette consécration, non sans arrière-pensée, est une sorte de rachat tardif, puisque l’écrivain Kateb n’écrivait plus en langue française. Il ne devait pas s’en dédire. À défaut de continuer à proclamer qu’il écrit en français pour scander bruyamment qu’il n’est pas Français, ainsi que l’illustre Mme Mouloudji dans une pose prodigieuse de rebelle devant l’éternité, Kateb a accepté, sans ses coups d’éclat habituels, que son œuvre soit primée, naturalisée française et versée au bilan de la littérature française par le gouvernement de l’ancienne puissance coloniale. En fait, un troublant renversement de situation. À l’instar de Kateb, les écrivains algériens de langue française ont aimé désespérément la France et la langue française, amantes perverses, pour les renier. Convient-il, à propos de la question linguistique, singulièrement de la langue française, de leur forger d’insensés mythes fondateurs ?
– Ben Cherif, caïd des caïds. Est-ce une simple concession d’un personnage officiel de l’État à Djelfa, qui organise ce forum du roman ? Algérie presse service rapporte : « Elle [Mme Mouloudji] a souligné en outre, que la wilaya de Djelfa qui abrite le Forum international du roman auquel participe [sic] nombre de romanciers et critiques littéraires, ‘‘a enfanté Mohamed Ben Si Ahmed Bencherif (1879-1921) auteur du premier texte romanesque contemporain algérien’’ ». Voilà, exposé par la ministre de la Culture et des Arts, un inusable poncif sur l’âge du roman. Qui se souvient dans l’espace littéraire algérien de la polémique entre Abrous Outoudert, fringant collaborateur de la page culturelle d’« El Moudjahid », et le P. Jean Déjeux (1921-1993), autodidacte, aide-bibliothécaire surnuméraire au Centre diocésain d’Alger et suprême maître des études littéraires algériennes ? Le champion d’Outoudert était Abdelkader Hadj Hamou (1891-1953), natif de Miliana, agent d’envergure de la colonie, publiant en 1925, chez l’éditeur parisien Le Tour du Monde son roman « Zohra, la femme du mineur », bientôt vice-président de l’association des Écrivains algériens (AEA, d’inspiration colonialiste). Déjeux mettait au premier plan le « Capitaine Ben Cherif, caïd des caïds » (c’était sa signature convenue), confiant à l’instigation du gouverneur général de l’Algérie Charles Célestin Jonnart, son roman « Ahmed Ben Mostefa, goumier » (1920) à la maison d’édition franco-suisse Payot. Outoudert et Déjeux se trompaient. Le curé défroqué, factotum au Collège diocésain d’Alger, qui trône toujours – trente ans après sa disparition – sur les études littéraires maghrébines, n’ignorait sans doute pas le roman d’Étienne Dinet et Slimen Ben Ibrahim Baâmer « Khadra, la danseuse des Ouled Naïls », publié en 1910 par l’Édition d’Art Henri Piazza, à Paris, ouvrage largement répandu en son temps dans les librairies et les bibliothèques d’Algérie pour qu’il en reste un exemplaire dans les catacombes de l’archevêché d’Alger.
Le P. Déjeux témoignait, sans doute, d’un mépris rugueux envers cet invraisemblable attelage littéraire. Un peintre orientaliste réputé, ami du sculpteur Rodin et de distingués artistes et écrivains du tournant des XIXe et XXe siècle, visiteur du soir d’un président de la République en toute-puissance, s’enterrant dans l’oasis de Bou Saâda, s’affiliant selon la vox populi à la religion des « naturels » (terme utilisé dans les premiers écrits de Déjeux pour désigner les Algériens, selon la plus vile conceptualisation ethnographique), répudiant le catholicisme pour l’Islam. Et, son guide saharien, issu d’une tribu du Mzab, selon une méchante vulgate, « aussi analphabète que le cul pelé de l’âne ». Que de sulfureux scandales ! Mais, l’aide-bibliothécaire diocésain méconnaissait le roman-feuilleton « Musulmans et Chrétiennes » d’Ahmed Bouri, instituteur de Nedroma, publié en 1910-1911 à Oran par l’hebdomadaire indigénophile « El Hack. Le Petit Égyptien ». Et, aussi, précédant Bouri, Omar Samar, le tout premier romancier du monde arabe et du continent africain, publiant à Bône en 1893 et 1895, ses deux romans feuilletons « Ali, ô mon frère ! » (« El Hack ») et « Divagations d’âmes. Roman de mœurs exotiques et mondaines » (« L’Éclair-La Bataille algérienne »). Les œuvres de ces deux auteurs ont été édités par mes soins, en 2003 et 2007, pour Samar, et en 2007, pour Bouri, dont les tirages sont épuisés, sont enregistrés et disponibles auprès de la Bibliothèque nationale, à Alger.
Djelfa devrait-elle s’enorgueillir d’avoir « enfanté » le« caïd des caïds Ben Cherif », de la faction des Ouled Si Ahmed, membre de la puissante fédération des Ouled Sidi Cheikh ralliée à la France après l’avoir combattue ? En effaçant, bien entendu son terrible passif de massacres algériens et marocains ? Et, avec la ministre, lui concéder une douteuse complaisance ? Notre Algérie d’aujourd’hui a-t-elle la vocation d’ériger des statues sur le sable des consensus fabriqués au moment où elles tombent partout dans le monde ? Le caïd Ben Cherif était un soldat de la France coloniale, de cette France qui décimait sans répit des populations en Algérie, puis au Maroc, leur imposant par le feu une sanglante domination coloniale. Il a participé, dès 1908, aux violentes et barbares campagnes de « pacification » du Maroc (14), relevant sans ambigüité dans le texte de son roman la charte de son engagement pour la « nation éminente » : « l’étendard vert flottera pour la gloire de la France » (« Ahmed Ben Mostapha », p. 15) ? Porter le fusil pour la France, combattre et tuer ses ennemis, voilà l’homme et le soldat. C’est le « caïd des caïds » des Ouled Si Ahmed qui s’est porté devant l’épidémie de typhus qui avait frappé la localité de Djelfa, en 1921, et qui en est mort. En fidèle serviteur de la France. Cette assignation coloniale ne lui enlève-t-elle pas le droit à une postérité algérienne ?
L’histoire de l’Algérie s’écrit aussi à Djelfa. L’Algérie devrait-elle célébrer et ressasser le ressouvenir – joyeux et ému – de tous les satrapes de la colonisation française ? À quand le tour des Bengana dans la belle et résistante Biskra et celui de tous les histrions de la Troisième voie du dernier quart d’heure de l’Algérie française dans les villes et campagnes du pays ? Laissons travailler là-dessus les spécialistes de la Grande Histoire. Restons dans l’âge du roman algérien. Ben Cherif n’est, en pure arithmétique, après Samar, Dinet (15) et Ben Ibrahim, et Bouri, que le cinquième romancier algérien (16) dans l’histoire encore étroite du genre dans l’Algérie coloniale. La hiérarchie établie par le P. Déjeux est désormais caduque.
Cependant, quelles conclusions tirer des déclarations invérifiées de Mme la ministre de la Culture et des Arts ? Je l’ai déjà dit et écrit en maintes circonstances : l’histoire de la littérature algérienne de langue française demeure la part pestiférée de la recherche littéraire en Algérie dans une Université qui reste toujours en 2024, soumise dans ce domaine pieds et poings liés au magistère d’un curé diocésain et de ses disciples français et algériens actuels. En quoi Dib, qui a fui l’Algérie en 1959, Kateb Yacine, qui n’a jamais milité que pour sa personne, et le « caïd des caïds » Ben Cherif, agent de la France coloniale exterminatrice, sont-ils dans le discours officiel d’une ministre en exercice des symboles de l’Algérie ? L’Algérie du 1er-Novembre 1954 ne peut être celle des désertions à l’aube, des pensées tièdes et des caïds coloniaux en manœuvre.
Notes
1. Je salue et soutiens le Forum du roman de Djelfa et félicite ses organisateurs pour une initiative qui, je l’espère, fera date dans l’histoire du genre autant en Algérie que dans le monde arabe.
2. Dépêche reprise dans son intégralité dans la presse algérienne, entre autres dans « Le Soir d’Algérie » (24 février 2024).
3. Voir pour de plus amples développements, Abdellali Merdaci, « Mohammed Dib dans l’Algérie coloniale. Variations sur l’auteur », « Resolang, Littérature, linguistique & didactique », Numéro spécial Hors-série : « Dire, écrire, représenter, lire l’Histoire », novembre 2012, pp. 93-109.
4. Cf. la notice que lui consacre René Gallissot dans « Algérie : Engagements sociaux et question nationale. De la colonisation à l’indépendance, de 1830 à 1962. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Maghreb », Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 2006, pp. 102-103.
5. Boualem Khalfa, Henri Alleg, Abdelhamid Benzine, « La Grande aventure d’‘‘Alger républicain’’ », Alger, Librairie El Ijtihad, 2010, p. 87.
6. Phillip Zessin, « Presse et journalistes ‘‘indigènes’’ en Algérie coloniale (années 1890-années 1950) », « Le Mouvement Social », 2011/3, n° 236, p. 45.
7. Le texte de « L’Incendie », en circulation actuellement, est celui de l’édition remaniée de 1968. Les lecteurs communistes reprochaient à Dib une vision restreinte, peu informée et manichéenne sur la communauté européenne d’Algérie.
8. Cf. Alain Ruscio, « Les Communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’Algérie, 1920-1962 », Paris, La Découverte (Voir, pp. 291-342).
9. Sur cette question, je renvoie à mes différentes contributions rassemblées dans le dossier « Les Archives de Mohammed Dib » du site d’information en ligne « Algérie 54 ».
10. Résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, compagnon de la Libération, nommé à Alger, en 1944, par le général de Gaulle, chef de la France libre, Yves Chataigneau est le chef de l’État colonial français qui a ordonné aux mois de mai et de juin 1945 les bombardements de Sétif, Guelma et Kherrata par l’aviation, la marine et l’artillerie françaises, encourageant les représailles des corps de sécurité et des milices civiles contre des Indigènes algériens désarmés. Le chiffre de 45 000 victimes algériennes a été retenu par l’historiographie algérienne. L’entrée de Kateb Yacine dans le champ littéraire germanopratin sous les auspices d’Yves Chataigneau, gouverneur assassin d’Algériens, ne lui a jamais été reprochée ; elle est même effacée dans l’histoire littéraire algérienne actuelle.
Pr Abdellali Merdaci
11. Cf. sur cet aspect, Abdellali Merdaci, « De l’indécidable père et de la forclusion de la langue maternelle. Deux épisodes de l’imaginaire katébien », « Champs, psychopathologies et clinique sociale », vol. 2, printemps 2006, pp. 41-52.
12. « Jardin parmi les flammes », « Esprit », n° 11, novembre. 1961.
13. Geneviève Serreau, « Situation de l’écrivain algérien. Interview de Kateb Yacine, « Les Lettres nouvelles », n° 40, juillet-août 1956,p. 103.
14. Cf. Abdellali Merdaci, « Roman et médiation politique dans l’Algérie coloniale. L’exemple d’‘‘Ahmed Ben Mostapha, goumier’’(1920) de Mohammed Ben Chérif », « Revue des Sciences Humaines » [Constantine], n°28, décembre 2007- Vol. A, pp.5 -15.
15. Pour les lecteurs, qui en douteraient, l’algérianité d’Étienne Nasreddine Dinet est-elle discutable ? En 1975, le ministère de la Culture publiait un ouvrage d’hommage à l’artiste sous le titre sans équivoque « Un Maître de la peinture algérienne. Nasreddine Dinet », préfacé par le ministre de la Culture en poste du gouvernement Boumediene, Ahmed Taleb-Ibrahimi (Alger, SNED, 1975).
16. Voir sur ces auteurs, Abdellali Merdaci, « Auteurs algériens de langue française de la période coloniale. Dictionnaire biographique », Paris-Alger, L’Harmattan-Chiheb Éditions, 2010.
L’action de la ministre au forum de Djelfa est faite à notre sens à la fois par patriotisme et ignorance. Nous ne pensons pas qu’un ministre puisse oser une action « complotiste » contre les intérêts de son pays! Il y a toujours quelqu’un qui peut surgir pour dire les vérités cachées et mettre les pendules à l’heure! (A. Dj)
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