A propos de Fanon vu d’Alger par Mouffok contre Shatz et Drareni par Ghania Mouffok –
Pour information.
L’agitée du bocal n’a pas la mémoire d’un poisson rouge.
Les “deux agités” que Khaled Drareni ne prend pas la peine de nommer portent des noms, ils s’appellent Nourredine Amara, historien, spécialiste des questions de nationalité et des violences coloniales, et moi, Ghania Mouffok, journaliste.
“Deux agités”: Khaled Drareni, à la manière d’un infirmier colonial, invente le syndrome de l’agité décolonial, bientôt la camisole de force ?
Il nous accuse d’avoir troublé sa fête à la manière d’un bourgeois provincial qui aurait invité un écrivain célèbre et célébré venant d’Amérique pour donner un peu de grandeur à son salon et qui, n’ayant pas pris la peine de le lire, reproche à ses cousines qui n’ont pas été invitées de ne pas savoir se tenir dans le grand monde, provoquant des polémiques inutiles sur son écriture.
Mais quelle importance de s’instruire, de faire de la dispute sur ce qui s’écrit quand il ne s’agit que de passer les plats, dans le vide et le silence poli.
Le salon était froid, la lumière blanche et le soir tombait, les invités étaient d’un certain âge, cheveux blancs, des gens qui s’ennuient, présents-absents, des gens familiers de ce lieu que l’on appelle à Alger les Glycines, et qui maintient vaillamment la tradition de l’intelligence qui se réunit, et se partage des cycles de conférences.
Ce lieu n’est pas sans intérêt, fondé par Monseigneur Teissier, il participe à témoigner pour les chrétiens d’Algérie, algériens ou étrangers résidents ou de passage, de notre histoire chrétienne qui remonte au moins à St Augustin, un algérien.
Ce soir-là donc, l’invité était Adam Shatz, un journaliste new yorkais, auteur de “Frantz Fanon, une vie en révolutions, réédité par les éditions Barzakh, interviewé par Khaled Drareni.
Ce fut pénible d’écouter cet échange un 6 novembre à Alger.
Une torture paisible, l’air de rien, je devais me taire, alors que ma cervelle au bord de l’explosion enregistrait : Fanon était “un soldat”, Pierre Chaulet, “un chrétien progressiste”, Abane Ramdane “un kabyle”, Fanon “a échoué”, “Fanon était un homme contradictoire”, Fanon est” tombé “amoureux” de la révolution algérienne, follement amoureux il a écrit un roman d’amour, malheureusement “il a échoué”, le pauvre, il voulait “une Algérie démocratique” et en passant, j’allais oublier, perfide, il affirme que ce sont dans les bagages de la CIA que Fanon a été soigné aux Amériques, dans tous les cas ils ont échoué à le sauver.
Mettez vous à ma place, à chacune de ses phrases, de ses réponses, mon corps de colonisée première génération à avoir grandi dans l’Algérie débarrassée de ce récit colonial qui installe les gens dans un cortex asphyxiant, en vous disant voilà ta place de crucifié pour l’éternité, avait envie non seulement de s’agiter, mais mieux encore de rentrer en transe pour exorciser le malheur de vivre ça en 2025 à Alger, dans mon pays, où est enterré Frantz Fanon, pendant que ma raison n’avait qu’une envie, celle de lui demander : mais de quoi tu parles, l’américain, à qui tu parles, mais qui es tu pour avoir une telle ignorance de ton arrogance ?
L’honnêteté commande de dire aussi que l’auteur n’a pas été servi par les questions de Drareni qui se posait là comme un élève qui attend les réponses du maître, que dis-je, de l’oracle, entre l’absurde et le ridicule.
Du genre : “ Quelles étaient les relations entre le GPRA et F. Fanon ?” Mais qu’est ce qu’il en sait, serait-il l’héritier caché des archives de ton propre pays, pauvre aliéné ?
Ou encore, en guise de chute, pour clore poliment le débat entre un ignorant et un savant : “Pourriez vous nous faire le portrait d’Olivier Fanon” et puis, puisque je suis maître de cérémonie à la fête de la connerie, faites nous aussi, rapidement, un portrait de Josie Fanon.
On sera servis : “je crois qu’il vit en France, il est diplomate et puis il a une sœur aussi, elle s’appelle Mireille”. Josie: “Elle est restée fidèle à Fanon (sic), elle était plus à gauche que lui, elle n’était pas du genre à rester dans sa cuisine” A me tirer une balle dans la tête.
Mettez vous à ma place, à peine avaient ils fini d’être si fiers de leurs performances que mon corps se soulève pour ouvrir le bal des questions, la première, histoire d’en finir, au plus vite, avec ce langage de la dépossession de ma propre histoire par un journaliste qui reconnaît que tout ce délire il l’expose, l’écrit depuis son imaginaire.
C’est son droit incontestable, en contrepartie je me donne le droit à mon propre imaginaire, à une autre grammaire, un autre langage, un autre récit de Fanon et…de Pierre Chaulet, mon beau père, présenté dans cette conférence comme “chrétien progressiste”, alors qu il est algérien et chrétien, militant du FLN, pendant la guerre de libération nationale, document à l’appui, ancien moudjahid d’un parti dont le nom, les initiales ne seront jamais prononcé dans cette enceinte, ni pour Fanon, ni pour Pierre, un nom tabou alors que nous célébrons le 1er novembre, l’insurrection des damnés de la terre, mise en mouvement par un Front de Libération Nationale.
J’avais hésité, pour tout vous dire, à venir à cette torture dont je savais déjà l’évidence, je savais dans quel vortex j’étais condamnée à me glisser, le savant parle, le public sans qualité et sans expertise, puisque sans nom, pour Khaled Drareni, “des agités”, pose des questions, rapidement, s’assoit et ferme sa gueule…quand il sait tenir sa place, surtout quand c’est une femme.
Et c’est exactement ce qui c’est passé, mais finalement, je ne regrette pas d’y être allée.
En plus, je trouvais ce lieu, les Glycines, parfait pour démolir la vision raciste, coloniale de A. Shatz dans sa définition de la nationalité algérienne qui, en plus, nous enferme contre notre volonté, nous autres algériens et algériennes, dans une incompétence atavique, culturelle et cultuelle à partager une nationalité avec une appartenance religieuse qui ne serait pas celle de la majorité, reproduisant ainsi le discours de l’extrême droite française en plein délire néo colonial, aujourd’hui.
Dans son livre, lui ai je rappelé, il écrit, sans hésiter que si Fanon voulait être algérien, c’était impossible parce qu’il “n’était pas musulman et il ne parlait pas l’arabe”.
Ce qui était facile à démonter en lui rappelant que le centre des Glycines avait
été fondé par Monseigneur Teissier qui, comme chacun sait, se considérait et était considéré par l’état de notre pays, indépendant et souverain, au titre d’Algérien par son passeport et ses missions et peut être également français, dans son droit à la double nationalité, reconnu en Algérie.
J’ajoute, ici, et entre nous, que Teissier, était un ami très proche de Pierre Chaulet et qu’il célébra dans une église, en public et non pas dans des catacombes, la messe de Pierre à Alger avant de le porter en terre au cimetière Chrétien de Diar El Mahçoul avec les honneurs que l’Etat algérien a souhaité lui accorder.
J’avais également choisi de lui lire la première phrase de son ouvrage ouvrant à son imaginaire que je cite : “ En novembre 1960, un voyageur d’origine ambiguë, à la peau très brune mais n’ayant pas l’air d’un africain débarqua au Mali.”
Et je lui demande : Comme vous le savez, l’Algérie est un pays africain, pouvez vous nous dire qui selon vous, dans cette salle qui vous regarde, semble avoir “l’air d’un africain” et lequel ou laquelle d’entre nous rangeriez vous dans la case pas bien nette d’ une “origine ambiguë”. Et je lui ai aussi demandé pour qui il se prenait, le maître des horloges et du temps quand il écrit que l’Algérie était devenue indépendante, “trop tôt, ou trop tard”. Étant née en 1957, en colonie, je trouvais pour ma part que le timing comme disent les Yankees relevait de la perfection pour mes cinq ans, à l’indépendance.
Bien entendu, ceci était juste une introduction à d’autres questions avant que le serveur de la soupe à l’injure ne me coupe la question : “laissez le répondre”.
Soit, c’est la règle du jeu, comme vous l’aurez deviné, je me moquais royalement des réponses de l’imaginaire du sachant. Mais là, j’avoue que je ne m’attendais pas à sa réponse.
Cet homme qui parle comme il écrit, de miel fourré de fiel, commence ainsi, je revois son visage ricanant, sa tête rasée, ses lunettes démesurées, il a vraiment l’air d’un homme blanc quand il me répond : “ Je comprends votre émotion quand vous parlez de l’indépendance…un truc dans ce genre… Et là, dans ma tête, c’est volcanique : j’enregistre, non, ce n’est pas vrai, je rêve, il n’a pas osé me faire le plan du psychiatre en colonie qui renvoie la femme algérienne, cette indigène, à ses émotions, incapable d’une pensée rationelle, lui qui prétend m’expliquer Fanon qui n’a pas “trouvé sa place” sur la terre toute entière, en fait c’est là la thèse centrale de l’imaginaire colonial de cet homme que je suis censée traiter poliment comme s’il était mon invité, alors qu’il me pathologise de la même manière que son valet de coeur quand il me diagnostique agitée, dans son post provocateur, en guise de clôture de sa fête du consensus, dans la détestation de la pensée de la gauche décoloniale sur le corps de Fanon qui n’est pas là pour se défendre, dans le pays auquel il a consacré ses plus belles pages, il a achevé de construire sa pensée du “Syndrôme nord Africain” jusqu’à “l’An V de la révolution” en passant par “Les damnés de la terre”, jusqu’à devenir maquisard.
Je me lève, je crois, et je lui dis : “je ne vous permets pas de me parler comme ça avec condescendance… quand Khaled Drareni m’interrompt à la manière d’une puissance invitante : “ça suffit maintenant, taisez vous, écoutez les réponses”, un truc dans le genre.
Pauvre idiot, comme si je ne venais pas d’avoir la réponse que je connaissais déjà.
Qu’est ce que je fais, je les insulte ou je me casse ?
Je me casse, et j’abandonne mon ami Nourredine Amara, micro à la main, pour planter son “mesmar djeha” dans la maison des vendus.
Il se présente, historien, pour moi l’un des meilleurs de sa génération, sa thèse est brillante, il lui a consacré 10 ans de travail, d’archives et de sueurs.
J’ai le temps d’admirer son calme, il me dira plus tard, j’ai appris ça de l’université américaine, alors que je sais que de l’intérieur il bouillonne, et de manière académique il questionne A. Shatz sur sa lecture de la violence, selon Fanon.
Et lui demande, selon ma propre mémoire de ce moment : “Ne craignez vous pas, sous couvert de votre choix narratif, du genre littéraire dont vous vous réclamez et depuis Fanon, d’entretenir un flou sur cette question centrale de la violence qu’il a résolue depuis ses écrits et ses actes et ce faisant, de réduire la portée historique de la résistance armée des colonisés, à l’heure de la Palestine”.
Puis il questionne sa méthode quand il qualifie de “faits divers”, “les cas cliniques” que présente, décrit, analyse Fanon en psychiatre, comme des effets complexes et dévastateurs de la violence, enfin bref, je résume à ma manière : comme si Fanon avait écrit des romans policiers pour nourrir son imaginaire.
Et là encore, devinez ce que le grand journaliste new yorkais lui a répondu, depuis j’imagine son imaginaire colonial, en substance : “vous êtes un mal lisant, vous n’avez pas su me lire”.
En clair, il renvoie Nourredine Amara à l’école pour recommencer à apprendre à lire.
Historien et Algérien, invité par des universités de tous les continents pour élucider, (dans l’égalité et dans la reconnaissance de son savoir universitaire), la puissance de la pensée fanonienne, il est ainsi disqualifié de sa lecture critique, interdit d’égalité en savoir, en subjectivité également interdite de son propre imaginaire et le pire, dans son propre pays, en novembre, et du centenaire de la naissance de Frantz Fanon.
C’est ce que Khaled Drareni appelle, dans son post, véritable provocation, “deux agités incapables d’écouter”.
Pour la petite histoire, quand il s’adresse à moi, Khaled Drareni me vouvoie comme si j’étais étrangère à son pays, comme s’il était étranger à lui même : Je nous revois, Luc et moi même, cherchant dans les archives de Claudine et Pierre la photo de son oncle Mohamed Drareni, mort chahid au champ d’honneur en 1957, que son neveu, devenu influenceur vendant une marchandise sans même avoir pris la peine d’en lire sa composition, voilà pour l’oubli et la mémoire. Sur cette photo, ils sont tous les trois à la plage, ils se connaissent depuis qu’ils ont commencé, tout jeunes, à s’engager, côte à côte, dans leur combat anticolonial radical, ce qui tresse, parfois, de belles amitiés, l’oncle porte un slip de bain qui date une époque, pendant que Claudine, en maillot de bain une pièce, le regarde dans un sourire lumineux.
Je n’en veux pas à Adam Shatz, ni même à mes amis de Barzakh d’avoir édité cet ouvrage en Algérie, sans aucune précaution, lui, il est dans son histoire, dans sa grammaire du monde de grand admirateur de Kamel Daoud et Camus, et je sais que les décoloniaux d’Amérique, de toutes religions lui ont déjà, et pas qu’une fois, porté la contradiction, quelle que soit la couleur de leurs peaux, leurs origines, ceux qu’il appelle avec détestation “la gauche décoloniale”, “les islamo gauchistes” grands adorateurs, selon lui, de la violence pendant que lui appelle” à la poésie”, c’est ainsi qu’il défendra son écriture, prônant l’oubli et le regret, en nous demandant, dans le calme d’un Dieu descendant de l’Olympe : qu’avez vous fait de l’indépendance?
Comment ils disent déjà les américains et les américaines à cette police de la pensée qui tue aussi ? What the Fuck.
En revanche, je ne pardonne pas à tous les Drareni d’Algérie de se laisser déposséder ainsi de leur propre histoire, de leur propre récit, qu’importe qu’il soit critique ou complaisant, je ne sais plus quel auteur français a écrit : “il n’est de passé que conté”.
Et je ne regrette absolument pas d’avoir été là pour troubler la fête du consensus néo libéral, néo colonial, à l’heure du martyre sans sépulture du peuple palestinien. Ce consensus qui, comme l’écrit avec justesse le philosophe français Jacques Rancière, transforme l’agressé en bourreau et son agresseur en victime.
Et qui depuis Alger, transforme, à la manière du post de K.Drareni, le terrible voyage de l’histoire en riviera du futur, sous la menace des bombes, entre “Fanon, Alger, New York”. Pour ce faire, il suffirait d’abandonner en chemin Fanon, “sur la frontière”, là où il serait toujours enterré pour l’éternité plus un jour comme un palestinien sans terre, selon A.Shatz.
Que la honte soit sur ceux qui ont cru intelligent depuis je ne sais quel calcul d’inviter cet homme qui utilise Fanon pour nous insulter avec la caution de l’Algérie que ces néos aliénés méprisent. Rarement je ne me suis sentie autant à ma place, juste pour leur rappeler que l’histoire s’écrit souvent par la marge et le grain de sable qui gâche la fête de ceux qui se pensent puissants, à ceux là Fanon écrit, plein de poésie, “je t’emmerde”.
Ghania Mouffok.