𝗠𝗕𝗔𝗥𝗞𝗔

— 𝑐𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑞𝑢𝑖 𝑓𝑢𝑡 𝑙𝑎𝑖𝑠𝑠𝑒́𝑒 𝑠𝑒𝑢𝑙𝑒 𝑎𝑣𝑎𝑛𝑡 𝑞𝑢𝑒 𝑙𝑒𝑠 𝑠𝑒𝑝𝑡 𝑛𝑢𝑖𝑡𝑠 𝑛𝑒 𝑡𝑜𝑚𝑏𝑒𝑛𝑡 —

Au revers d’une montagne noire, accrochée à son épaule comme un châle rugueux posé par la main distraite de Dieu, un village existait — non pas dans le présent, mais dans une parenthèse du temps. Là vivait Mbarka, béni soit son nom, femme de petite taille et de vaste mystère, qu’on nommait avec crainte, tendresse ou silence, selon l’heure du jour et l’audace du cœur.

On ne l’appelait jamais par un diminutif. Mbarka, tout court. Comme si son nom, déjà, pesait de trop d’histoires.

Elle était née nain, disaient les voisines en baissant la voix, mais ce mot ne suffisait pas à contenir la rumeur. On racontait — surtout les vieilles femmes au seuil de leur dernier henné — que Luiza, sa mère, avait enfreint un interdit plus ancien que l’encre : celui de ne pas franchir le seuil avant le septième jour. Sept jours, chiffre de la Genèse, souffle de Dieu suspendu entre la poussière et la parole.

Mais Luiza avait eu soif. Ce jour-là, l’été s’était fait tyran, les puits gardaient l’eau comme les saints gardent leur miracle. Le mari était aux moissons à Sidi Nâame, les enfants en âge de marcher droit, réquisitionnés par la tribu des At Lkhelq, sorte de pharaons de montagne, exigeaient l’impôt en sueur. La belle-mère aussi avait été enrôlée pour désherber les champs d’Igoudar.

Alors Luiza, convalescente, vidée de son sang, était sortie. Laissant l’enfant seule. Seule. Mot terrible en Kabylie. Laisser un nouveau-né seul, c’était tendre une nappe aux iṛuḥaniyen — ces esprits errants, qui rôdent entre l’ombre et l’humain, troqueurs de berceaux.

D’ordinaire, on dépose une offrande sur la porte : un fémur de mouton enduit de miel ou de sucre, emmailloté dans un linge blanc. Pour que l’esprit prenne la douceur et oublie l’enfant. Mais ce jour-là, il n’y avait que le silence et la soif.

Quand Luiza revint, Mbarka respirait encore, mais son souffle n’avait plus la même cadence que celui des enfants du monde. Elle grandit — ou plutôt, elle ne grandit pas. Sa taille resta celle d’un conte, son regard celui d’un vieux poème.

On disait d’elle qu’elle n’était pas « tout à fait humaine ». Une sorte de décret suspendu entre ciel et terre, comme si Dieu, pressé, avait oublié de terminer la phrase.

Et pourtant, Mbarka savait. Elle savait tout ce que les autres avaient oublié : le kabyle qui ne se parle plus, les mots dont le timbre a glissé hors des bouches comme les étoiles filantes du ciel d’août. Elle connaissait les trois types de récits :

ceux qui font rire les os (Tid yesseḍsayen),

ceux qui font pleurer les pierres (Tid yessettrayen),

et ceux qu’on ne dit qu’aux initiés, les histoires sans droit de cité (Tid Ur ilaq).

Elle ne s’est jamais mariée. Le mariage, disait-elle, est un puits sans margelle : on s’y penche pour boire, on finit par s’y noyer. Elle vivait avec Luiza et Sghir, son père, devenu aveugle après avoir été puni pour sa gourmandise. Il avait voulu dérober le miel d’une ruche sauvage à Zefran, sans prononcer Bismillah. Or, les abeilles, chez nous, sont croyantes. Elles piquent les impies comme les versets chassent les djinns.

Quand ses parents moururent, Mbarka resta seule. Les enfants la fuyaient comme on fuit les ombres aux angles des rues. Mais les femmes enceintes — paradoxalement — la sollicitaient :

Mbarka, un bisou sur le ventre, pour conjurer le mauvais œil !

Elle embrassait, sans sourire. Elle savait ce que c’est d’être regardée comme un présage, pas comme une personne.

Les soirs d’orage, quand elle frappait à une porte, on lui tendait du pain ou du couscous, non par pitié, mais par peur de ceux qui l’auraient remplacée. Elle vivait ainsi, dans l’interstice entre le respect et la terreur, comme un verset oublié entre deux sourates.

Sa maison ? Une bicoque basse et courbée, peuplée de chats et de silence. Le hibou, cet oiseau qui se pose partout sauf là où la vie est droite, ne s’est jamais posé sur son caroubier. C’était un détail, mais chez nous, les détails font office de dogmes.

Elle est morte, un matin de fin d’hiver. Aucun corbeau n’a volé ce jour-là. Mais aucun homme n’a osé fermer ses paupières. C’est une vieille aveugle, une certaine Tamejjayt, qui l’a fait. Elle disait :

Ce n’est pas à ceux qui n’ont pas voulu la voir de lui fermer les yeux.

Depuis, sa maison demeure intacte. Pas une pierre déplacée. Les enfants ne s’en approchent pas. Les hommes baissent les yeux en passant. Les femmes, parfois, murmurent une fatha à son seuil. Juste au cas où.

Mbarka était une victime.

Victime d’une croyance délirante, d’un oubli du corps social, d’un verset mal lu dans le Livre des hommes.

Mais elle était aussi une bibliothèque sans serrure, une sourate cousue à la main,

— un miracle laissé dehors.

☆Müḥ Muhubi, 2025

Source : https://www.facebook.com/masgava.sombredanse/posts/pfbid0piUtBZrMececqoNPUKBpYMvXxLM2MhJ3uaZJfKr7JgUa3pM88VUQoMFviTuzB1rzl