Extrait des Damnés de la terre sur les 3 stades du complexe du colonisé
Pour faciliter la lecture de cet extrait à ceux qui abordent Fanon, pour la première fois, les trois stades sont :
1/le stade de l'évitement, le colonisé à partir de ses héritages anthropologiques et rapports sociaux anciens, ce qu'il sait de son passé glorieux (par exemple l'époque andalouse pour les algériens), les dieux ou le Dieu qu'il vénère, le colonisé va essayer d'ignorer le colon dans sa version de puissance physique
2/le stade de l'hostilité à son congénère qu'il accuse d'être la cause de la condition coloniale parce qu'attardé, parce qu'irrationnel, parce que porte-malheur etc.,
3/le stade de la prise de conscience que le blanc en face de lui est un colon, un élément d'un système, et qu'il arrive à le nommer comme tel. C'est à cette condition qu'il retourne la puissance accumulée de ses mal-être contre le colon dans un acte libérateur et également transformateur de son être.
Il faut rappeler que les composantes diverses d'un même peuple ne sont pas au même stade. Les avants gardes libératrices se constituent des individus et/ou des groupes arrivés à des niveaux élevés et étroits avec le système colonial dans ses concentrations minières, ses latifundia, les concentrations citadines, les conscriptions militaires etc.
Enfin, un dernier point, le complexe du colonisé ne disparait pas avec les indépendances. Il relève du psychisme, de la perception de soi et de l'intrus colonial. Cette relation ne cesse pas, car l'intrusion coloniale dévastatrice a complétement connecté la colonie ancienne à la métropole et cette connexion va demeurer sous des formes multiples (émigration, monnaie, suprématie économique et industrielle, suprématie technologique) qui, au contraire, élèvent à un niveau supérieur les déterminations du complexe du colonisé. (c'est ainsi que vous avez des Kamel Daoud, des sansal etc.). Mohamed Bouhamidi.
Les damnés de la terre. Chapitre 1. De la violence pages 59 à 62
Le colonisé est toujours sur le qui-vive car, déchiffrant difficilement les multiples signes du monde colonial, il ne sait jamais s’il a franchi ou non la limite. Face au monde arrangé par le colonialiste, le colonisé est toujours présumé coupable. La culpabilité du colonisé n’est pas une culpabilité assumée, c’est plutôt une sorte de malédiction, d’épée de Damoclès. Or, au plus profond de lui-même le colonisé ne reconnaît aucune instance. Il est dominé, mais non domestiqué. Il est infériorisé, mais non convaincu de son infériorité. Il attend patiemment que le colon relâche sa vigilance pour lui sauter dessus. Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente. On ne peut pas dire qu’il soit inquiet, qu’il soit terrorisé. En fait, il est toujours prêt à abandonner son rôle de gibier pour prendre celui de chasseur. Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur. Les symboles sociaux – gendarmes, clairons sonnant dans les casernes, défilés militaires et le drapeau là-haut – servent à la fois d’inhibiteurs et d’excitants. Ils ne signifient point : « Ne bouge pas », mais : « Prépare bien ton coup ». Et, de fait, si le colonisé avait tendance à s’endormir, à oublier, la morgue du colon et son souci d’expérimenter la solidité du système colonial lui rappelleraient à maintes reprises que la grande [55] confrontation ne pourra être indéfiniment reportée. Cette impulsion à prendre la place du colon entretient un tonus musculaire de tous les instants. On sait, en effet, que dans des conditions émotionnelles données la présence de l’obstacle accentue la tendance au mouvement.
Les rapports colon-colonisé sont des rapports de masse. Au nombre, le colon oppose sa force. Le colon est un exhibitionniste. Son souci de sécurité l’amène à rappeler à haute voix au colonisé que « Le maître, ici, c’est moi ». Le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie. Le colonisé est pris dans les mailles serrées du colonialisme. Mais nous avons vu qu’à l’intérieur le colon n’obtient qu’une pseudo-pétrification. La tension musculaire du colonisé se libère périodiquement dans des explosions sanguinaires : luttes tribales, luttes de çofs, luttes entre individus.
Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l’insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. Les luttes tribales ne font que perpétuer de vieilles rancunes enfoncées dans les mémoires. En se lançant à muscles perdus dans ses vengeances, le colonisé tente de se persuader que le colonialisme n’existe pas, que tout se passe comme avant, que l’histoire continue. Nous saisissons là en pleine clarté, au niveau des collectivités, ces fameuses conduites d’évitement, comme si la plongée dans ce sang fraternel permettait de ne pas voir l’obstacle, de renvoyer à plus tard l’option pourtant inévitable, celle qui débouche sur la lutte armée contre le colonialisme. Autodestruction collective très concrète dans les luttes tribales, telle est donc l’une des voies par où se libère la tension musculaire du colonisé. Tous ces comportements sont des réflexes de mort en face du danger, des conduites-suicides qui permettent au colon, dont la vie et la domination se trouvent [56] consolidées d’autant, de vérifier par la même occasion que ces hommes ne sont pas raisonnables. Le colonisé réussit également, par l’intermédiaire de la religion, à ne pas tenir compte du colon. Par le fatalisme, toute initiative est enlevée à l’oppresseur, la cause des maux, de la misère, du destin revenant à Dieu. L’individu accepte ainsi la dissolution décidée par Dieu, s’aplatit devant le colon et devant le sort et, par une sorte de rééquilibration intérieure, accède à une sérénité de pierre.
Entre-temps, cependant, la vie continue, et c’est à travers les mythes terrifiants, si prolifiques dans les sociétés sous-développées, que le colonisé va puiser des inhibitions à son agressivité : génies malfaisants qui interviennent chaque fois que l’on bouge de travers, hommes-léopards, hommes-serpents, chiens à six pattes, zombies, toute une gamme inépuisable d’animalcules ou de géants dispose autour du colonisé un monde de prohibitions, de barrages, d’inhibitions beaucoup plus terrifiant que le monde colonialiste. Cette superstructure magique qui imprègne la société indigène remplit, dans le dynamisme de l’économie libidinale, des fonctions précises. L’une des caractéristiques, en effet, des sociétés sous-développées c’est que la libido est d’abord une affaire de groupe, de famille. On connaît ce trait, bien décrit par les ethnologues, de sociétés où l’homme qui rêve qu’il a des relations sexuelles avec une autre femme que la sienne doit avouer publiquement ce rêve et payer l’impôt en nature ou en journées de travail au mari ou à la famille lésée. Ce qui prouve, en passant, que les sociétés dites antéhistoriques attachent une grande importance à l’inconscient.
L’atmosphère de mythe et de magie, en me faisant peur, se comporte comme une réalité indubitable. En me terrifiant, elle m’intègre dans les traditions, dans l’histoire de ma contrée ou de ma tribu, mais dans le même temps elle me rassure, elle me délivre un statut, un bulletin d’état civil. Le plan du secret, dans les pays sous-développés, est un plan collectif relevant exclusivement de la magie. En me circonvenant dans ce lacis inextricable où les actes se répètent avec une permanence cristalline, c’est la pérennité d’un monde mien, d’un monde nôtre qui se [57] trouve ainsi affirmée. Les zombies, croyez-moi, sont plus terrifiants que les colons. Et le problème, dès lors, n’est plus de se mettre en règle avec le monde bardé de fer du colonialisme mais de réfléchir à trois fois avant d’uriner, de cracher ou de sortir dans la nuit.
Les forces surnaturelles, magiques, se révèlent être des forces étonnamment moïques. Les forces du colon sont infiniment rapetissées, frappées d’extranéité. On n’a plus vraiment à lutter contre elles puisque aussi bien ce qui compte c’est l’effrayante adversité des structures mythiques. Tout se résout, on le voit, en affrontement permanent sur le plan phantasmatique.
Toutefois, dans la lutte de libération, ce peuple autrefois réparti en cercles irréels, ce peuple en proie à un effroi indicible mais heureux de se perdre dans une tourmente onirique, se disloque, se réorganise et enfante dans le sang et les larmes des confrontations très réelles et très immédiates. Donner à manger aux moudjahidines, poster des sentinelles, venir en aide aux familles privées du nécessaire, se substituer au mari abattu ou emprisonné : telles sont les tâches concrètes auxquelles le peuple est convié dans la lutte de libération.
Frantz Fanon.
Les damnés de la terre. Chapitre 1. De la violence pages 59 à 62