26 juillet 2025

 Les réponses de Fanon sont tirées de livre de Frantz Fanon Les damnés de la terre

AM: Frantz, dans votre livre le plus célèbre, Les Damnés de la Terre, vous alternez souvent deux « fami », l’une de dignité et de liberté, l’autre réelle, l’effet de l’esclavage, de la privation et de la soumission violente. J’ai décidé de venir vous rendre visite parce que trop de choses, ces dernières années, nous redonnent la conscience que nous, Européens, Italiens nous-mêmes, sommes encore colonisés. Nos gouvernements sont l’expression d’élites (pseudo-progressistes ou libérales-conservatrices) aux mains des puissances franco-allemandes et américaines. Notre culture est uniformisée, nos valeurs entièrement réformées par un pseudo-universalisme violent et répressif qui, sans surprise, parle avec le timbre de la voix de nos maîtres. Les personnes qui appartiennent aux classes sociales les plus défavorisées et les plus marginalisées – celles qui n’ont rien à offrir aux colonisateurs si ce n’est leur propre exploitation – perçoivent aujourd’hui, même en Europe, leur violence avec une intensité sans précédent. Comment les marginalisés et les exploités sont-ils perçus par les nouveaux colons de notre monde ? Comment pensez-vous que cette mauvaise histoire va se terminer ?

FF: Sous-alimentés, malades, si [les colonisés] résistent encore, la peur clôt l’œuvre : des fusils sont braqués sur [eux] ; Des civils viennent s’installer sur leurs terres et les forcent avec le fouet à les cultiver pour eux. Si [le colonisé] résiste, les soldats tirent, c’est un homme mort ; s’il cède, s’il se dégrade, il n’est plus un homme ; La honte et la peur vont fissurer son caractère, désintégrer sa personne. […] Battu, sous-alimenté, malade, effrayé, mais seulement jusqu’à un certain point, il a toujours, jaune, noir ou blanc, les mêmes traits de caractère : c’est un paresseux, un dissimulateur et un voleur, qui ne vit de rien et ne connaît que la force. Pauvre colonisateur : [le colonisé] est sa contradiction mise à nu. […] A défaut de pousser le massacre au génocide, et la servitude à la brutalité, [lentement le colonisant] perd le contrôle [du colonisé], l’opération est chamboulée, une logique implacable la mènera à la décolonisation.

AM: Pour ceux qui ne vous connaissent pas, vous êtes l’une des « stars » du mouvement et de la culture décoloniale, vous êtes né en Martinique (une colonie française des Caraïbes), vous êtes noir, vous êtes communiste, et un psychiatre qui a étudié en France, pour finalement devenir un héros de la résistance et de l’indépendance algérienne, où vous aviez déménagé pour faire votre travail (et dont vous avez été chassé en 1957 par les forces d’occupation françaises).

Vous êtes finalement mort, trop jeune, en 1961, juste avant de pouvoir voir l’achèvement de l’indépendance de la patrie que vous avez choisie. Une guerre d’indépendance qui a fait un million de morts, selon les autorités algériennes, en plein après-guerre. L’un des nombreux qui ont affamé les gens et tué des innocents. L’un des nombreux dirigés par un Occident avide et cupide ; Un Occident qui, sorti victorieux des deux guerres mondiales, puis de la guerre froide, n’arrive pas à contenir sa voracité, qui n’a jamais peur de l’indigestion. Mais les choses changent ces derniers temps, l’indigestion a commencé. Vous l’aviez déjà senti en 1961…

FF : [Sartre dans sa préface à mon livre a écrit que] « d’abord l’Européen règne : il a déjà perdu mais ne s’en rend pas compte ; il ne sait pas encore que les indigènes sont de faux indigènes : cela leur fait mal, de l’entendre, de détruire ou de chasser le mal qu’ils ont en eux ; Au bout de trois générations, leurs instincts pernicieux ne renaîtront jamais. Quels instincts ? Ceux qui poussent l’esclave à massacrer le maître ? […] Trois générations ? Comme la seconde, dès qu’ils ont ouvert les yeux, les enfants ont vu leurs pères battus. En termes psychiatriques, ils sont ici « traumatisés ». Pour la vie. Mais ces agressions renouvelées incessantes, au lieu de les pousser à se soumettre, les jettent dans une contradiction insupportable dont l’Européen, tôt ou tard, paiera le prix. Et puis, éduquez-les à leur tour, enseignez-leur la honte, la douleur et la faim : il ne s’éveillera dans leur corps qu’une rage volcanique dont la puissance est égale à celle de la pression qui s’exerce sur eux. Ne savent-ils, dites-vous, que la force ? Sûr; Au début, ce ne sera que celle du colon et, bientôt, seulement la leur, ce qui signifie : la même qui nous affecte comme notre reflet nous vient du fond d’un miroir. Ne vous y trompez pas ; À travers cette épine folle, à travers cette bile et ce fiel, à travers leur désir constant de nous tuer, à travers la contraction constante de muscles puissants qui ont peur de fondre, ils sont des hommes : par le colon, qui veut qu’ils soient des hommes de labeur, et contre lui. Encore aveugle, abstraite, la haine est leur seul trésor. […] Pour le reste, nous comprenions ; Ils sont paresseux, bien sûr, mais c’est du sabotage. Dissimulateurs, voleurs : waouh ; Leurs vols marquent le début d’une résistance pas encore organisée. Ce n’est pas suffisant : il y a ceux qui s’affirment en se jetant à mains nues contre des fusils ; Ils sont leurs héros ; et d’autres deviennent des hommes en assassinant des Européens. Ils sont tués : brigands et martyrs, leur torture exalte les masses terrifiées ».

AM: Oui, et bravo Sartre, il avait vu bien loin ! Cette haine et cette violence de l’autre, qui nous dérangent toujours tant, nous Occidentaux, reste regrettable. Je pense à Gaza, au Hamas, à la Palestine, aux nombreux endroits en Europe où le colonialisme, l’apartheid, la faim réelle, la sous-alimentation, la malnutrition, la répression, trouvent leur contrepartie de la haine, de la soif de vengeance, de la violence et de la cruauté. Nous, Occidentaux, avons pris l’habitude de considérer ces sensations et ces élans comme non humains, animaux dans le pire sens du terme. Nous avons tendance à croire qu’en aucun cas la cruauté n’est une réponse rationnelle à ce que nous subissons. Mais n’est-ce pas parce que nous n’avons jamais été de l’autre côté ? J’ai été très impressionné par la dernière saison de The Handmaid’s tale, que vous n’avez peut-être pas vue ; J’ai été frappé par la manière dont la dimension nécessaire, juste, vengeresse émerge contre ceux qui ont utilisé la violence contre nous en toute impunité. La terreur du colonisé, à un certain point, des profondeurs du désespoir, doit se transformer en soif de vengeance, elle doit se transformer en terreur du colon…

FF : […] Les hommes colonisés, esclaves des temps modernes, sont impatients. Ils savent que seule cette folie peut les sauver de l’oppression coloniale. Un nouveau type de relations s’est établi dans le monde. Les peuples sous-développés font craquer leur chaîne et ce qui est extraordinaire, c’est qu’ils réussissent. On peut prétendre qu’à l’époque de Spoutnik [1957], il est ridicule de mourir de faim, mais pour les masses colonisées, l’explication est moins lunaire. […] Or, il arrive que, lorsqu’un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sorte la serpe ou du moins s’assure qu’elle est à portée de main. La violence avec laquelle la suprématie des valeurs blanches a été affirmée, l’agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie ou de pensée du colonisé font ricaner le colonisé lorsque ces valeurs sont évoquées devant lui. […] En période de décolonisation, la masse colonisée ne se soucie pas de ces mêmes valeurs, les insulte, les vomit la gorge flamboyante.

AM: Sartre vous tenait en haute estime, dans la préface que vous avez mentionnée il a aussi écrit : « Lis Fanon : tu sauras que, au temps de leur impuissance, la folie homicide est l’inconscient collectif des colonisés. […] Puisque ce n’est pas, dès le commencement, « leur » violence, c’est la nôtre, renversée, qui les fait grandir et les déchire ; Et le premier mouvement des opprimés est d’enterrer profondément cette colère inavouable que leur morale et la nôtre condamnent et qui n’est cependant que le dernier redoute de leur humanité. Il y a toujours un lien entre le désespoir et la violence, et même entre la cruauté et l’humanité, que l’on ne peut pas faire semblant de ne pas voir…

FF: Les masses luttent contre la même misère, luttent avec les mêmes gestes et dessinent l’estomac rétréci ce qu’on a appelé la géographie de la faim. Un monde sous-développé, un monde de misère et d’inhumanité. Mais aussi un monde sans médecins, sans ingénieurs, sans administrateurs. […] Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été construits avec la sueur et les cadavres des Noirs, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Et cela, nous décidons de ne plus jamais l’oublier. […] Au Congo, des mesures draconiennes sont prises, à partir de 1957, pour refouler à la campagne les « jeunes hommes » qui troublent l’ordre public. Des camps de réhabilitation sont ouverts et confiés à des missions évangéliques sous la protection, évidemment, de l’armée belge. […] Ce « Lumpenprolétariat », comme une meute de souris, malgré les coups de pied, malgré les pierres, continue de ronger les racines de l’arbre. Le bidonville consacre la décision biologique du colonisé d’envahir, coûte que coûte, et si nécessaire par les voies les plus souterraines, la citadelle ennemie. Le « Lumpenprolétariat » constitué, et pesant de toutes ses forces sur la « sécurité » de la ville, signifie la détérioration irréversible, la gangrène implantée au cœur de la domination coloniale. Puis les proxénètes, les jeunes gens, les chômeurs, les morceaux de prison, sollicités, se jettent dans la lutte de libération comme des travailleurs robustes. Ces grévistes, ces déclassés trouveront, par une action militante et décisive, le chemin de la nation. Ils ne se réhabilitent pas face à la société coloniale ou à la moralité du dirigeant. Au contraire, ils assument leur incapacité à entrer dans le consortium civil autrement qu’avec la force de la bombe et du revolver. Ces chômeurs et ces sous-penseurs se réhabilitent devant eux-mêmes et devant l’histoire. Même les prostituées, les servantes pour deux mille francs, les désespérés, tous ceux qui oscillent entre la folie et le suicide, vont se rééquilibrer, reprendre la route et participer résolument au grand cortège de la nation réveillée.

AM: Oui, il est parfois difficile de comprendre comment une personne qui s’est rendue coupable d’une violence horrible contre des ennemis, peut être une personne parfaitement saine, attentionnée et affectueuse avec ceux qu’elle aime, avec « les siens ». Il nous semble parfois que la violence est quelque chose qui peut tacher une personnalité entière. Écoutez, mais ce lumpenprolétariat de marginaux et de désespérés, un peu comme ce qui s’est passé avec le fascisme, et comme c’est aussi le cas aujourd’hui avec la dérive néofasciste qui s’empare de l’Occident, risque toujours de « tomber » de l’autre côté de la barricade, du côté « collaborationniste ». Comment l’éviter ?

FF: Tout mouvement de libération doit accorder la plus grande attention à ce « Lumpenprolétariat ». Celle-ci répond toujours à l’appel de l’insurrection, mais si l’insurrection croit qu’elle peut se développer en l’ignorant, le « Lumpenprolétariat », une masse d’affamés et de découragés, se jettera dans la lutte armée, participera au conflit, mais cette fois aux côtés de l’oppresseur. L’oppresseur, qui ne manque jamais une occasion de faire dévorer les Noirs les uns les autres, utilisera avec une rare chance l’insouciance et l’ignorance qui sont les défauts du « Lumpenprolétariat ». Cette réserve humaine disponible, si elle n’est pas immédiatement organisée par l’insurrection, se retrouvera en mercenaire aux côtés des troupes colonialistes.

AM: Toute cette violence intériorisée, ce ressentiment et cette haine de soi produits par la colonisation, ont forcé les colonisés à des formes de défoulement et de compromis pour survivre, pour ne pas devenir complètement fous. Vous, pendant les guerres de libération décoloniales (dont nous n’étudions même pas l’histoire à l’école), avez-vous remarqué comment certains rituels mystico-tribaux classiques des opprimés, visant souvent à décharger et à sublimer l’agression, sont devenus superflus une fois que le peuple a vraiment commencé à se battre, les armes à la main, contre le véritable agent de leur oppression, contre la source pratique de sa frustration.

FF: Dans le monde colonial, l’affectivité du colonisé est maintenue à fleur de peau comme une blessure vivante qui rejette l’agent caustique. La psyché se rétracte, s’efface, se décharge dans des démonstrations musculaires qui ont fait dire à des hommes très savants que le colonisé est hystérique. […] L’étude du monde colonial doit nécessairement attendre la compréhension du phénomène de la danse et de la possession. Le relâchement du colonisé est précisément cette orgie musculaire au cours de laquelle les agressions les plus aiguës, les violences les plus immédiates sont canalisées, transformées, effacées. Le cercle de danse est un cercle permissif. Il protège et autorise. À heures fixes, à dates fixes, hommes et femmes se rencontrent en un lieu donné et, sous l’œil grave de la tribu, ils se lancent dans une pantomime d’apparence désordonnée mais en réalité très systématique dans laquelle, par de multiples voies, déni de la tête, courbure de l’épine dorsale, rejet en arrière de tout le corps, on décrypte à première vue l’effort grandiose d’une communauté pour s’exorciser, se libérer, s’exprimer. […] Tout est permis car, en réalité, on ne se rassemble que pour laisser la libido s’accumuler, l’agression entravée, éclater comme un volcan. Morts symboliques, manèges figuratifs, meurtres imaginaires multiples, tout cela doit sortir. La mauvaise humeur s’évanouit, tonitruante au fur et à mesure que la lave coule.

AM: Presque la même fonction cathartique-hypnotique que les raves ont pour nous aujourd’hui…

FF : [Oui], un pas de plus et nous tombons en pleine possession. […] Vampirisme, possession par le « gin », les « zombies », de Legba, l’illustre dieu du Vodu. De telles désintégrations de personnalité, de telles divisions, de telles dissolutions, remplissent une fonction économique primordiale dans la stabilité du monde colonisé. Au début, les hommes et les femmes étaient impatients, piaffant, « sur les nerfs ». Sur le chemin du retour, c’est le calme qui revient au village, la paix, l’immobilité. [Mais] nous assistons, au cours de la lutte de libération, à une désaffection singulière pour ces pratiques. Le dos au mur, le couteau à la gorge ou, pour être plus précis, l’électrode sur les parties génitales, les colonisés auront l’ordre de ne plus raconter d’histoires. Après des années d’irréalisme, après s’être réjoui des fantômes les plus étonnants, le colonisé, mitraillette à la main, fait enfin face aux seules forces qui défient son être : celles du colonialisme. Et le jeune homme colonisé, qui grandit dans une atmosphère de fer et de feu, sait bien se moquer – et ne manque pas de le faire – des ancêtres « zombies », des chevaux à deux têtes, des morts qui se réveillent, du « gin » qui profitent d’un bâillement pour se déverser dans le corps. La personne colonisée découvre la réalité et la transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération. […] Cela explique à suffisance le style des intellectuels colonisés […] dans l’acte de se libérer. […] Un style vif, animé par des rythmes, d’un côté à l’autre habité par une vie éruptive. Coloré aussi, bronzé, ensoleillé et violent. Ce style, qui a étonné les Occidentaux en son temps, n’est pas, comme ils voulaient le dire, un caractère racial, mais traduit d’abord un combat au corps à corps, il révèle le besoin dans lequel cet homme s’est trouvé de se blesser, de saigner vraiment du sang rouge, de se débarrasser d’une partie de son être qui contenait déjà des germes de putréfaction. Un combat douloureux et rapide dans lequel le muscle devait invariablement remplacer le concept. Trouver son propre peuple, c’est parfois, à cette époque, vouloir être des Noirs, non pas un Noir différent des autres, mais un vrai nègre, un chien nègre, comme le veut l’homme blanc. Trouver son propre peuple, c’est devenir un « bicot », devenir le plus indigène possible, aussi méconnaissable, c’est couper les ailes qu’on avait laissées pousser. […] Lorsque les colonialistes, qui avaient goûté à la victoire sur ces assimilés, se rendent compte que ces hommes qu’ils croyaient sauvés commencent à se dissoudre dans l’obscurité, tout le système vacille.

AM: Mais pourquoi tout risquer, sa vie, pour se libérer d’un tel joug ? Pourquoi, après tout, ne pas accepter, un peu résigné, une vie amputée et humiliée, pourquoi relever la tête au risque de sa propre vie et de celle de ses proches ? Il y a beaucoup à perdre, il faut l’avouer…

FF: La haine est désamorcée par des expédients psychologiques. […] L’indigène est promu, ils essaient de le désarmer avec de la psychologie et, bien sûr, quelques petits soldats. Ces misérables mesures, ces réparations de surface, d’ailleurs judicieusement dosées, viennent aboutir à des succès certains. La faim du colonisé est telle, sa faim de tout ce qui l’humanise – même à prix réduit – est si incontrôlable que ces aumônes parviennent à l’ébranler. […] Le colonisé risque à tout moment de se laisser désarmer par la moindre concession. [Mais] il vaut mieux avoir faim dans la dignité que du pain dans la servitude. Le colonialisme ne peut pas faire oublier au peuple colonisé sa soif de dignité. Une fois que le colonialisme a compris où la tactique populaire de réforme sociale l’entraînerait, on le voit retrouver ses vieux réflexes, renforcer ses forces de police, envoyer des troupes et implanter un régime de terreur plus adapté à ses intérêts et à sa psychologie.

AM: Frantz, vous qui y avez consacré votre vie, décrivez-nous ce que vivent encore aujourd’hui les réfugiés de Gaza, et les nombreux autres colonisés chez qui couvent ces « faims »  de nourriture, de colère, de dignité, tandis que les nuages noirs d’une troisième guerre mondiale, morceau par morceau, s’assemblent pour obstruer l’horizon.

FF: Au niveau individuel, la violence désintoxique. Elle débarrasse les colonisés de leur complexe d’infériorité, de leurs attitudes contemplatives ou désespérées. Elle les rend intrépides, les réhabilite à leurs propres yeux. […]Exposés quotidiennement à des tentatives d’assassinat : la faim, l’expulsion d’une chambre non payée, le sein maternel desséché, les enfants squelettiques, le chantier fermé, les chômeurs encerclant le gérant comme des corbeaux, l’autochtone en vient à considérer son prochain comme un ennemi implacable. S’il frotte ses pieds nus sur une grosse pierre au milieu du chemin, c’est un autochtone [comme lui] qui l’aura déposée là, et les quelques olives qu’on s’apprête à cueillir, voilà que les enfants de X les ont mangées ce soir-là. Oui, à l’époque coloniale, en Algérie et ailleurs, on peut faire beaucoup de choses pour un kilo de semoule. On peut tuer beaucoup de gens. Il faut de l’imagination pour comprendre ces choses. Ou de la mémoire. Dans les camps de concentration, les hommes s’entretuaient pour un morceau de pain. Je me souviens d’une scène horrible. C’était à Oran [Algérie] en 1944. Du camp où ils attendaient d’embarquer, les soldats jetaient des morceaux de pain aux enfants algériens qui se les disputaient avec haine et colère.

AM: L’apartheid est un concept vaste, que l’on retrouve facilement, et de manière relativement satisfaisante, dans les fragmentations ethniques et sociales de nombreux quartiers de nos villes. Je pense notamment aux demandeurs d’asile afghans qui peuplent la place devant la gare, dans mon quartier. Comment fonctionnait la division entre la ville colonisée et la ville colonisée, et entre la ville et la campagne, dans le monde colonial des années 1950 ? Il me semble parfois que nos villes sont devenues une sorte de fusion monstrueuse entre les « deux villes » dont vous parlez dans votre livre…

FF: L’espace habité par les colonisés n’est pas complémentaire de celui habité par les colons. […] La ville du colon est une ville de béton, toute de pierre et de fer. C’est une ville bitumée et illuminée, où les poubelles débordent sans cesse de restes inconnus, invisibles, insoupçonnés. […] La ville du colon est une ville bien nourrie et paresseuse, le ventre toujours plein de bonnes choses. La ville du colon est une ville de Blancs, d’étrangers. La ville colonisée, ou du moins la ville indigène, le quartier noir, la médina, la réserve, est un lieu peu recommandable,  peuplé d’hommes peu recommandables. On y naît n’importe où, de n’importe quelle manière. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi. C’est un monde sans interstices, les hommes sont entassés, les huttes sont empilées. La ville colonisée est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. […]La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville à l’envers. C’est une ville de Noirs sales, d’Arabes crasseux. Le regard du colonisé sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard de désir. Rêves de possession. Toutes les formes de possession : s’asseoir à la table du colon, dormir dans son lit, peut-être avec sa femme. Le colonisé est envieux, et le colon ne l’ignore pas lorsque, surprenant son regard errant, il constate avec amertume mais toujours avec vigilance : « Ils veulent prendre notre place.» Il est vrai qu’il n’est pas de colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s’installer chez le colon.

AM: C’est sans doute ainsi qu’aujourd’hui encore, nos colons parviennent à fomenter cet étrange syndrome de Stockholm, cette jalousie de classe et cette guerre entre les pauvres, qui divisent les exploités et les empêchent de s’unir contre les véritables responsables de leur brutalité. Merci, Frantz !

FF : [Merci. Je vous pose donc une question, pour conclure]. Quelles sont les relations qui existent aujourd’hui entre la lutte, le conflit – politique ou armé – et la culture ? Pendant le conflit, y a-t-il une suspension de la culture ? La lutte nationale est-elle une manifestation culturelle ? Enfin, faut-il dire que la lutte libératrice, bien que féconde « a posteriori » pour la culture, est en elle-même une négation de la culture ? La lutte de libération est-elle un phénomène culturel ou non?


* Les réponses de Fanon sont tirées de I dannati della terra, Einaudi, Turin 1962

** Le texte a été publié dans notre édition imprimée annuelle « Fame » (n.36), Le Lettere Scarlatte, Trieste 2024. Nous le publions en ligne à l’occasion du centenaire de la naissance de Frantz Fanon

Andrea Muni : Conversation (im)possible avec Frantz Fanon sur la faim, la violence et la décolonisation