𝐋𝐞 𝐝𝐨𝐮𝐛𝐥𝐞 𝐬𝐭𝐚𝐧𝐝𝐚𝐫𝐝 𝐜𝐨𝐥𝐨𝐧𝐢𝐚𝐥 𝐟𝐫𝐚𝐧𝐜̧𝐚𝐢𝐬 𝐟𝐚𝐜𝐞 𝐚𝐮 𝐊𝐚𝐛𝐲𝐥𝐞 𝐞𝐭 𝐚𝐮 𝐒𝐡𝐥𝐞𝐮𝐡 par Muḥ Muhubi

La politique coloniale française en Afrique du Nord a toujours relevé d’une ingénierie sociale autant que d’une domination militaire. Derrière le discours de “civilisation” se profilait une subtile stratégie de diviser pour régner, où les catégories ethnolinguistiques furent instrumentalisées afin de stabiliser l’hégémonie coloniale. Le contraste est frappant entre l’Algérie et le Maroc : la Kabylie fut érigée en contre-modèle arabe, tandis que le Shleuh marocain fut rabaissé au profit d’une arabité magnifiée dans sa version bourgeoise et urbaine (Fès, Rabat, Meknès).

Dès le XIXᵉ siècle, l’administration coloniale française en Algérie forgea ce que l’historien Charles-Robert Ageron et plus tard l’anthropologue Jean-Loup Amselle ont appelé le “mythe kabyle”. Celui-ci reposait sur une série de postulats essentialistes :

Les Kabyles, perçus comme sédentaires, montagnards, démocratiques et proches par leurs coutumes du “génie latin”, étaient supposés plus aptes à s’assimiler.

Les Arabes, au contraire, furent décrits comme nomades, féodaux, despotiques et plus radicalement “musulmans”.

Cette opposition construite servait deux objectifs :

*Fragmenter la société colonisée, en exacerbant les différences culturelles et en empêchant l’émergence d’une solidarité nationale.

*Légitimer l’assimilation sélective, en soutenant que les Kabyles pouvaient devenir des “Français musulmans” civilisables, alors que les Arabes restaient voués à la tutelle.

Ce discours fut intégré aux institutions coloniales : scolarisation francophone poussée en Kabylie, recrutement massif de soldats kabyles dans l’armée coloniale, et même projets de législation distincte. Le Kabyle devenait, dans le miroir colonial, une sorte de “bon indigène” juxtaposé à l’“Arabe rétif”.

Au Maroc, la situation s’inverse sous le protectorat (1912). Le maréchal Lyautey, imprégné de sa vision monarchiste et hiérarchique, choisit de gouverner à travers les structures existantes :

*Le Makhzen, avec la bourgeoisie arabo-urbaine de Fès, Rabat et Meknès, fut consolidé comme relais du pouvoir.

*La langue arabe classique et ses élites lettrées furent rehaussées comme vecteur de légitimité culturelle et religieuse.

En contrepartie, les populations berbérophones du Sud et du Haut-Atlas (Shleuhs) furent stigmatisées : perçues comme frustes, rebelles, archaïques, attachées à la montagne et au particularisme. La fameuse politique berbère de 1930, avec le dahir visant à placer les tribus berbères sous juridiction coutumière plutôt que chariatique, illustre cette volonté ambiguë : d’un côté, séparer les Berbères de l’islam arabe ; de l’autre, les diaboliser comme l’élément rétif, justifiant la nécessité du protectorat.

Ainsi, là où l’Algérie coloniale construisait une image positive du Kabyle contre l’Arabe, le Maroc colonial, à travers Lyautey et ses successeurs, érigeait l’Arabe urbain en allié et portraiturait le Shleuh comme l’altérité sauvage à contenir.

Ce double discours s’explique moins par une cohérence doctrinale que par une pragmatique coloniale.

En Algérie, colonie de peuplement, il fallait diviser les autochtones pour affaiblir toute revendication nationale : le Kabyle devint un allié potentiel à franciser.

Au Maroc, protectorat indirect, il s’agissait de légitimer la continuité du Makhzen, en flattant la bourgeoisie arabo-islamique et en reléguant les tribus berbères au rôle de “périphérie turbulente”.

Le Kabyle et le Shleuh furent ainsi les deux faces d’un même dispositif : un miroir colonial qui utilisait le “Berbère” tantôt comme vecteur de rapprochement (Algérie), tantôt comme repoussoir (Maroc).

On raconte qu’un jour, le petit Moulay Hassan, futur Hassan II, fut assis sur les genoux du maréchal Lyautey. L’image est charmante : un enfant royal cajolé par le parrain colonial. En réalité, elle dit tout du protectorat français au Maroc : une monarchie traitée comme un héritier à dorloter, pendant qu’on peignait les Shleuhs en sauvages à dompter.

Cette politique a laissé des traces profondes :

En Algérie, le “mythe kabyle” nourrit encore les représentations sociales et politiques, accentuant parfois les tensions identitaires entre berbérophones et arabophones.

Au Maroc, la centralité historique de la bourgeoisie arabo-urbaine continue de marginaliser les régions amazighes, malgré la reconnaissance récente de la langue amazighe dans la Constitution.

L’outil colonial fut donc moins une description qu’une prescription : assigner des identités, les opposer, les manipuler.

Le double standard colonial appliqué au Kabyle et au Shleuh révèle que la France ne s’intéressait pas tant à l’ethnologie qu’à la fonction politique des identités. Elle fit du Kabyle une vitrine d’assimilabilité et du Shleuh un repoussoir nécessaire au maintien du Makhzen arabe. Dans les deux cas, le “Berbère” servit de matière première idéologique pour construire la domination, tantôt valorisé, tantôt diabolisé, mais toujours instrumentalisé.

Muḥ Muhubi

I. Ouvrages généraux sur la colonisation française au Maghreb

-Ageron, Charles-Robert. Histoire de l’Algérie contemporaine (1830-1962). Paris : PUF, 1964.

-Julien, Charles-André. Histoire de l’Afrique du Nord : Tunisie, Algérie, Maroc (1830-1954). Paris : Payot, 1978.

-Lorcin, Patricia M. E. Imperial Identities: Stereotyping, Prejudice and Race in Colonial Algeria. London: I.B. Tauris, 1995.

-Vermeren, Pierre. Histoire du Maroc depuis l’indépendance. Paris : La Découverte, 2006.

II. Algérie : le “mythe kabyle” et l’ingénierie coloniale

-Hanoteau, Adolphe & Letourneux, Aristide. La Kabylie et les coutumes kabyles. Paris : Challamel, 1872-1873.

-Ageron, Charles-Robert. Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919. Paris : PUF, 1968.

-Lorcin, Patricia M. E. Kabyles, Arabes, Français: Identités coloniales. Paris : Bouchène, 2005.

-Amselle, Jean-Loup. Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs. Paris : Payot, 1990. (chapitre sur le “mythe kabyle”).

-Colonna, Fanny. Instituteurs algériens, 1883-1939. Paris : PUF, 1975. (sur la scolarisation différenciée en Kabylie).

III. Maroc : Lyautey, le Makhzen et la question berbère

-Lyautey, Hubert. Paroles d’action. Paris : Armand Colin, 1927. (textes fondateurs de sa vision coloniale).

-Rivet, Daniel. Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc, 1912-1925. Paris : L’Harmattan, 1996.

-Burke III, Edmund. The Ethnographic State: France and the Invention of Moroccan Islam. Oakland: University of California Press, 2014.

-Montagne, Robert. Les Berbères et le Makhzen dans le Sud du Maroc. Paris : PUF, 1930. (ouvrage colonial classique, révélateur des représentations de l’époque).

-Segalla, Spencer D. The Moroccan Soul: French Education, Colonial Ethnology, and Muslim Resistance, 1912-1956. Lincoln: University of Nebraska Press, 2009.

-Vermeren, Pierre. Le Maroc de Lyautey à Mohammed VI. Paris : La Découverte, 2002.

IV. Études comparatives et contemporaines sur les identités berbères

-Chaker, Salem. Berbères aujourd’hui. Paris : L’Harmattan, 1989.

-Sraïeb, Noureddine. La question berbère dans le mouvement national marocain. Paris : CNRS Éditions, 1996.

-Hobsbawm, Eric & Ranger, Terence (dir.). The Invention of Tradition. Cambridge: Cambridge University Press, 1983. (utile pour penser l’“invention coloniale” des identités).