D’ après la lecture d’ Olivier Berruyer pour Élucid publié le 01/03/2025


La première bombe atomique a rasé Hiroshima il y a 80 ans, tuant près de 150 000 personnes. Depuis lors, l’arme nucléaire est largement présentée par les gouvernements et la propagande médiatique comme une invention magique qui « dissuaderait » les grandes puissances de recourir à la guerre. En réalité, ce véritable « démon », a simplement reporté les guerres sur des pays secondaires où elle est réalisée depuis lors par procuration. Et durant tout ce temps, les dangers se sont accumulés : accroissement délirant du nombre de têtes nucléaires par les États-Unis et l’URSS, accidents dramatiques qui auraient pu dégénérer, mauvaises informations qui auraient pu conduire à des lancements d’ogives… L’arme nucléaire reste une menace existentielle pour l’Humanité, mais elle a pourtant disparu des écrans radars des médias.
La guerre est aussi vieille que les sociétés humaines. Elle a connu 2 révolutions historiques, qui ont démultiplié son pouvoir destructeur. La première a été l’invention des explosifs chimiques qui ont permis l’industrialisation de la mort, depuis la poudre noire découverte en Chine durant le 1° millénaire jusqu’au fameux TNT (trinitrotoluène découvert en 1863) devenu l’explosif standard de la 1° Guerre mondiale. La deuxième a été le passage à une échelle de destruction sans commune mesure, avec la découverte des explosifs nucléaires au début du XXe siècle, qui ont été utilisés sous la forme de bombes atomiques sur les villes d’Hiroshima et Nagasaki, tuant plus de 200 000 personnes.


La course à l’atome : la prolifération horizontale est tout sauf inéluctable
Ignorant les appels à la paix, les États se sont lancés dans une véritable course aux armements, dés la fin de la 2° Guerre mondiale avec les États-Unis : mi-1946, ils détenaient déjà 9 bombes atomiques et ils n’ont cessé de faire croître leur arsenal durant les 4 années de leur monopole atomique. Le mouvement s’est accéléré avec l’explosion de la 1° bombe A soviétique en 1949.
Durant la Guerre froide, les pays dotés de la bombe se sont multipliés : Royaume-Uni (1952), France (1960), Chine (1964), Israël (vers 1967), Inde (1974), Afrique du Sud (vers 1979) et Pakistan (1990), la Corée du Nord (vers 2005). On parle de « prolifération (horizontale) ». Il s’agit d’un terme de propagande, pour mettre l’accent sur le nouveau pays qui se dote de l’arme, malgré la responsabilité écrasante des 5 membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU déjà équipés qui ont aidé d’autres pays dans leurs recherches.
Ces dernières décennies, le rythme de dissémination s’est considérablement ralenti. Et en 1993, l’Afrique du Sud a été le premier et seul pays à ce jour à renoncer à l’arme nucléaire. Il y a donc actuellement 9 pays dotés de l’arme nucléaire. On dénombre également 6 pays qui hébergent des bombes américaines (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie) ou russes (Biélorussie), sans en avoir le contrôle. Ce nombre est à un niveau historiquement bas. Désormais, seul un pays, l’Iran, est suspecté de chercher à obtenir cette arme. La prolifération horizontale reste donc un danger potentiel, atténué avec la fin de la Guerre froide.

En 2009, la secrétaire d’État Hillary Clinton déclarait : « Nous allons nous retrouver dans un monde avec un nombre croissant d’États dotés d’armes nucléaires ». C’est un exemple classique de la propagande tenace qui présente la prolifération comme une « fatalité » savamment entretenue par les dirigeants politiques, mais, 80 % des pays soit 154 n’ont jamais entamé de programme nucléaire et ne souhaite pas s’en doter.
Mais 40 pays ont entamé des recherches nucléaires militaires dont la Suisse, dont les chefs militaires ont demandé dès le 15 août 1945, soit 10 jours après Hiroshima, « que l’on étudie sans tarder la possibilité d’utiliser l’arme atomique pour la défense de la Suisse ». En 1958, le gouvernement suisse a confirmé sa volonté d’obtenir l’arme atomique « pour préserver [son] indépendance et protéger [sa] neutralité ». Puis le programme fut abandonné comme dans 75 % des cas. Ainsi, au moins 40 États sont aujourd’hui parfaitement capables de se doter de l’arme nucléaire (Italie, Égypte, Brésil, Turquie…). Cependant, ils ont choisi de ne pas le faire. La méconnaissance de ces quelques faits s’inscrit dans un mode de pensée dépourvu de toute vision politique de l’Histoire nucléaire, alors que celle-ci est évidemment centrale.

Plusieurs raisons expliquent ce manque d’intérêt des États pour l’arme nucléaire, en 1° lieu, le manque de moyens financiers et/ou de compétences scientifiques; ou bien, l’absence de perception d’un danger qui pourrait le justifier. Dans d’autres cas, les militaires (qui, contrairement à une idée reçue, ne défendent pas tous l’arme nucléaire) ont pu estimer que le coût de développement de la Bombe allait détourner des moyens qui seraient beaucoup plus utiles pour des matériels conventionnels. Ce fut par exemple le cas en Suède ou en Afrique du Sud.
D’autre part, les « parapluies » nucléaires peuvent également constituer un danger, avec un risque pour les États alliés d’être pris dans un engrenage. La Norvège a combattu tout déploiement américain sur son sol, ses responsables militaires ayant considéré que « la menace prioritaire pour la sécurité de la Norvège venait du risque d’être entraîné dans un conflit nucléaire entre les 2 grands », car « l’offre d’aide militaire américaine consistait davantage à établir une tête de pont pour menacer l’Union soviétique qu’à protéger la Norvège, ce qui mettait cette dernière en danger ». Enfin, des questions de sécurité nationale conduisent à l’abandon des recherches en matière nucléaire. Contrairement à ce qu’affirme la propagande, l’arme nucléaire n’est pas « la garantie ultime de sécurité des États ». Bien au contraire, plus un État accroît sa puissance militaire pour garantir sa sécurité, et plus sa sécurité diminue, car cela incite ses adversaires à augmenter la leur.
C’est l’un des nombreux paradoxes de l’arme nucléaire. Prenons l’exemple de l’Inde. Craignant des conflits avec la Chine et le Pakistan, elle obtient la bombe en 1974. En conséquence, le Pakistan lance un programme et acquiert la sienne. Le fait que l’Inde ait la Bombe ne dissuade en rien le Pakistan d’attaquer l’Inde en 1999. Résultat pour l’Inde : non seulement les conflits limités sont toujours possibles, mais elle risque d’être détruite par des bombes nucléaires. Au final, sa sécurité a diminué.
Si un jour le pire advenait et que les États-Unis se retrouvaient vitrifiés par des centaines de bombes thermonucléaires, cela serait la preuve définitive que leurs armes nucléaires ne garantissaient pas du tout leur sécurité, et qu’ils auraient mieux fait d’abandonner les leurs et de réaliser d’énormes pressions pour que les autres pays en fassent autant. Hélas, le gouvernement américain et le Pentagone ont fait exactement le contraire.
Des bombes toujours plus puissantes : le danger de la délirante prolifération verticale
« Toujours plus gros » : c’est ainsi que les États-Unis ont répondu à la bombe A soviétique de 1949. L’explosion de Ivy Mike, la1° bombe à hydrogène, en 1952, avait pourtant été combattue par Oppenheimer au motif qu’elle ne pouvait être qu’un « gigantesque désastre humain ».
Ces bombes nucléaires de 2° génération, appelées bombes thermonucléaires ou bombes H, fonctionnent sur un principe inverse aux bombes A : si les premières libèrent leur terrifiante énergie en cassant de gros atomes par fission, les bombes H libèrent la leur en fusionnant de tout petits atomes, exactement comme dans le soleil. Ce phénomène nécessite cependant une énorme température de 300 millions de degrés pour s’enclencher, cette dernière étant atteinte par l’explosion préalable d’une bombe A, placée à l’intérieur de la bombe H.
L’explosion d’une bombe H se déroule dans un temps très court : 600 ns (1 nanoseconde = 1 milliardième de seconde) pour la réaction de fission et seulement 50 ns pour la fusion. Ces bombes disposent d’une puissance terrifiante, au moins 1 000 fois celle de la bombe à fission de 15 kt larguée sur Hiroshima. Par exemple, Ivy Mike, la première bombe à fusion américaine, a dégagé une énergie d’environ 10 000 kt (soit 10 Mt) et l’explosion la plus puissante de l’Histoire est celle de la Tsar bomba soviétique de 57 000 kt de puissance (pour un poids de 27 tonnes et 8 m de longueur, c’est la plus grosse bombe de l’histoire nucléaire), qui devait servir de test à des bombes de 100 000 kt. La France a emboîté le pas en développant des bombes thermonucléaires dès 1968.

Signalons enfin que d’autres types de bombes découlent de ces grands types d’armes nucléaires. La bombe à neutrons ou Bombe N, une toute petite bombe H rendue 10 fois moins efficiente, de façon à maximiser, au lieu de minimiser, les émissions de neutrons (x 10). Le résultat est une bombe de 1 à 10 kt, qui fait de gros dégâts explosifs sur quelques centaines de mètres, mais émet surtout un flux de rayonnements mortels sur un bon km. Le but principal était de disposer d’une arme nucléaire tactique destinée à tuer les équipages de chars (soviétiques), en limitant les contaminations locales des retombées radioactives. A contrario, la bombe salée est une bombe H dont l’enveloppe est choisie pour créer des isotopes radioactifs dans le but de maximiser la pollution radioactive du site et le rendre inhabitable pour au moins un siècle (contre quelques mois pour une bombe à fission type Hiroshima). La bombe au cobalt ou « Bombe de l’apocalypse » est une bombe salée. Il ne faut pas les confondre avec ce qu’on appelle une « bombe sale », qui a des explosifs classiques contenant des substances radioactives, qui n’entraine aucune réaction nucléaire ; l’explosion, classique, se contente de disperser ces substances sur la zone, la rendant inhabitable. Ainsi, on a assisté à une prolifération verticale : les États-Unis et l’URSS ont construit des armes de plus en plus puissantes, jusqu’à la démesure. Une tendance naturelle a poussé à améliorer la conception et l’efficacité de ces bombes, pour les rendre plus petites. Les bombes de la puissance d’Hiroshima sont passées de 4 000 kg à 90 kg. Les « améliorations » ont aussi concerné la partie nucléaire, et elles ont pu devenir beaucoup plus puissantes.
Le poids des têtes nucléaires a tellement diminué qu’il est devenu possible de les insérer dans des missiles, plutôt que dans de gros avions, ce qui facilite les frappes en territoire ennemi. Il est désormais possible de mettre plusieurs bombes H dans la tête d’un seul missile balistique pour les délivrer à l’autre bout de la Planète, où elles suivront des trajectoires indépendantes lors de leur entrée dans l’atmosphère ( le « mirvage », de MIRV : Multiple Independently targeted Reentry Vehicle) Les « progrès » techniques ont permis aux missiles nucléaires d’aller toujours plus loin (4 000 km pour les missiles de croisière, 25 000 pour les balistiques), toujours plus vite et en emportant toujours plus de têtes. Le missile balistique « Satan 2 », (200 tonnes), peut délivrer 15 têtes MIRV, soit 50 Mt au total, à 18 000 km de distance et à 25 000 km/h (soit 7 km /seconde).
Cette prolifération verticale est donc un immense danger pour l’Humanité. Malgré tout, les États-Unis prévoient de dépenser environ 1 700 Md$ entre 2020 et 2050 pour moderniser leur arsenal nucléaire, excédant les prévisions ; et la situation est identique dans tous les pays nucléarisés.
Cette autre prolifération est peu traitée par la grande presse, si on compare avec la prolifération horizontale de l’Iran, sujet traité par des experts à la fiabilité douteuse. Comme le rappelait en 2020 un ancien analyste sur le Moyen-Orient du ministère de la Défense, « à partir de 2003, chaque année au ministère de la Défense, on nous a annoncé une bombe iranienne dans les 2 ans ».

Les limites du « toujours plus gros » ayant été atteintes dans les années 1960, les 2 « Grands » sont alors passés au simple « toujours plus », et ce jusqu’au pur délire, avec un stock mondial de près de 70 000 têtes nucléaires en 1986. Au total, ces États ont construit plus de 120 000 têtes nucléaires.
La taille actuelle des grands arsenaux est bien trop importante pour répondre à une seule logique de dissuasion. Que faut-il en déduire ? Que ces arsenaux démentiels incluent la possibilité de mener des frappes préventives. La fabrication d’armes tactiques de faible puissance est un signe de préparation de la « bataille nucléaire », qui n’est nulle part strictement prohibée.

On croit que la Bombe atomique a été utilisée 2 fois. C’est vrai sur des cibles civiles, mais en réalité, depuis 1945, il y a eu + 2 400 explosions nucléaires lors d’essais nucléaires, dont 543 dans l’atmosphère, tous les pays nucléarisés ayant procédé à des essais partout : dans l’atmosphère, dans le sol, dans l’eau et même dans l’espace. Les tests non souterrains ont largement contaminé l’environnement. Il y a même eu des accidents dramatiques, comme le test atmosphérique Castle Bravo de la plus grosse bombe H américaine, qui a détonné au sol en 1954 dans l’atoll de Bikini. Avec 1 000 fois Hiroshima, de très larges retombées ont fortement irradié et tué des pêcheurs à 130 km du point zéro. Le mois suivant, les retombées ont contaminé, certes faiblement, l’ensemble de la Planète. Ce désastre a entraîné de fortes protestations internationales (il est cité dans le manifeste pacifiste Russell-Einstein), qui ont abouti aux Traités d’interdiction de tous les essais nucléaires non souterrains en 1963 et de tous les essais en 1996. Il a également mis fin à la course à la puissance des armes américaines.
Signalons l’essai français Centaure, en Polynésie en juillet 1974, qui a contaminé plus de 90 000 Polynésiens au delà de ce qui leur donnerait droit à indemnités selon la loi Morin de 2010, comme le montre le livre Toxique (PUF, 2021) de Sébastien Philippe et Tomas Statius.

S’il reste quelques doutes sur l’irresponsabilité totale des gouvernements, le travail obstiné de chercheurs américainsa mis à jour depuis quelques années,’un document déclassifié : un plan de guerre nucléaire américain datant de 1956. Il prévoyait l’utilisation de bombes et missiles nucléaires pour frapper 1 100 sites regroupant 4 500 cibles à détruire dans le bloc de l’Est et en Chine. Le plan identifiait 179 sites à détruire à Moscou, 145 à Saint-Pétersbourg, 91 à Berlin-Est, 23 à Pékin, et 12 à Varsovie. Les détails restent encore secrets, mais on parle d’au moins 5 000 bombes nucléaires de 50 à 10 000 kt. 8 ans auparavant, le 1° plan de guerre nucléaire américain de 1948, baptisé Halfmoon, prévoyait de « seulement » larguer 50 bombes atomiques sur l’Union soviétique soit 100 fois moins.
Au final ce « plan de protection de l’Europe de l’Ouest » aurait certainement entraîné au moins 100 millions de morts sur les 150 millions d’habitants « protégés » à l’Ouest du continent. Pourtant, comme le rappellent les universitaires américains, « les attaques contre des populations civiles violaient les normes juridiques internationales ».
Pour bien mesurer l’incroyable folie de tels bombardements, on peut représenter les dégâts d’une seule tête nucléaire lancée sur Paris, en fonction de sa puissance. Un seule bombe H standard actuelle tuerait entre 1 et 3 M de Franciliens, et brulerait tout sur un rayon de 3 à 8 km.

Le manifeste Russell-Einstein indiquait dès 1955 que « les personnalités les plus autorisées sont unanimes à dire qu’une guerre au cours de laquelle seraient utilisées des bombes H pourrait marquer la fin de la race humaine ». Les bombes H tuerait directement quantités de personnes dans les territoires visés, immédiatement ou suite aux radiations et les retombées radioactives se mettraient à circuler sur tout le globe, entraînant une contamination dont l’intensité dépendrait du nombre de bombes. Mais il y a pire. Toutes ces bombes vont déclencher de gigantesques incendies, dont la puissance va propulser d’énormes quantité de suies dans l’atmosphère, qui pourraient former un écran bloquant une grande partie des rayons solaires, pendant plusieurs trimestres ou années, soit une baisse des températures de -1°C à -16 °C et des récoltes de -10 % à -90 %. ( L’intensité et la durée d’un tel hiver nucléaire font l’objet de vifs débats scientifiques. Ce phénomène n’a rien de spécifiquement nucléaire, il se passe la même chose lors de chaque grosse éruption volcanique.)

La guerre nucléaire est le risque majeur auquel on pense en premier. Un autre est celui d’ une explosion accidentelle. Le sujet fait partie des tabous, car il révulserait la population et mettrait à mal la dissuasion nucléaire. Le spécialiste Éric Schlosser explique:
« Le secret justifié par la nécessité d’empêcher l’espionnage étranger a été systématiquement utilisé pour dissimuler des problèmes de sécurité, dissimuler des accidents liés aux armes nucléaires et protéger les bureaucraties de la Défense de tout reproche. » En 1981, le ministère de la Défense américain a publié une liste très incomplète de 32 cas d’accidents graves liés aux armes nucléaires entre 1950 et 1980, dont certains auraient pu déclencher une explosion.
Une étude réalisée en 1970 par l’un des laboratoires américains d’armes nucléaires montrait que 1 200 armes nucléaires avaient été impliquées dans des accidents entre 1950 et 1968, dans l’immense majorité des cas, sans gravité. On ne connaît pas les accidents équivalents en URSS où le secret est resté absolu.
Enfin, dans certains pays, on peut craindre qu’un accident dégénère. Un gouvernement apprendrait qu’une de ses propres bombes a explosé en tuant ses citoyens. Responsables, témoins, preuves : tout est alors vaporisé. Il n’y aurait qu’une raison possible : un sabotage/attentat « de l’ennemi » car dans l’hypothèse de l’accident, on le tiendrait pour responsable, alors que le sabotage ne causerait qu’ une grave crise internationale…

On salue souvent, à raison, la relative bonne gestion de la crise de Cuba par Kennedy (mais sans Arkhipov, cela se serait très mal fini), qui a résisté avec courage à son entourage qui le poussait à la guerre. Mais au tout début, il avait décidé l’escalade du conflit. Benoît Pelopidas explique pourquoi.
« Le Président a délibérément menti à sa population sur son évaluation de la menace lors de son allocution télévisée du 22 octobre, dans laquelle il affirme que les missiles soviétiques constituaient « une menace explicite pour la paix et la sécurité de toutes les Amériques ». Martin Sherwin conclut dans son étude magistrale : « le Président a choisi de risquer la guerre avec l’Union soviétique même si, ni lui ni son secrétaire à la Défense ne croyaient que les missiles de Khrouchtchev allaient altérer l’équilibre nucléaire ou mettre sérieusement en danger les États-Unis d’Amérique ».
La présence de missiles soviétiques à Cuba est détectée par un avion U2 le 14 octobre, le Secrétaire à la Défense McNamara affirme, dès le 16 au soir, que ces missiles soviétiques ne modifiaient pas significativement l’équilibre international. Le Président approuve, mais dira le contraire au peuple américain et au monde 6 jours plus tard. JFK a couru le risque, sciemment, le problème n’étant pas sécuritaire, mais politique, relatif à la gestion des alliances et aux élections du Congrès américain de novembre 1962. » En Allemagne, le chancelier allemand Adenauer, encourage les Américains, la sur-réaction et l’escalade emportant sur la prudence.

Ce sujet du nucléaire militaire, eu égard aux risques démesurés qu’il fait courir, génère des tabous très puissants. Il y a celui du questionnement sur la moralité de posséder des armes aussi destructrices, puisque des experts prétendent qu’« en France, poser le débat moral, ce serait déjà perdre la foi dans l’efficacité de la dissuasion » ou encore « manifester notre scepticisme sur la crédibilité de la dissuasion, c’est faire le jeu de l’adversaire ». Le secret et le silence sont les 2 mamelles du nucléaire militaire en France.
Le bon « expert » ne parlera jamais « d’arsenal nucléaire » français, mais seulement de « notre force de dissuasion », ou du « nucléaire de défense ». Le remplacement du terme apparaît même (en 2025) sur Wikipédia, qui titrait depuis 20 ans la page « Force de dissuasion nucléaire », mais qui, pour les autres pays, emploie le terme de « Arsenal nucléaire ». Ce genre de questionnements vaudra à son auteur le qualificatif de « militant anti-nucléaire », les autres n’étant jamais des « militants pro-nucléaires ».
La propagande vise à convaincre la population de l’ efficacité des armes nucléaires. Et quoi de mieux que d’inventer une « efficacité démontrée » avec la fréquente affirmation officielle selon laquelle « les armes nucléaires ont empêché une guerre majeure  pendant la guerre froide ». Mais la peur du nucléaire n’a pas incité à la prudence et à l’abandon de plans d’attaques. L’URSS déclenche le blocus de Berlin en 1950 face aux États-Unis, la Chine intervient en Corée face aux États-Unis, l’Égypte attaque Israël en 1973, le Vietnam attaque la Chine en 1979, l’Argentine envahit les îles Malouines britanniques en 1982. On a frôlé la guerre nucléaire en 2017 entre les États-Unis et la Corée du Nord. Le plan américain OPLAN 5027 prévoyait d’y déverser 80 armes nucléaires de 100 kilotonnes chacune si Pyongyang lançait un missile supplémentaire. Au plus fort de la crise, le Secrétaire américain à la Défense James Mattis dormit en tenue de sport pour être prêt en cas d’alerte.

Les 9 pays dotés ont dépensé, entre 2010 et 2020, 1 000 Md$ pour leurs armes nucléaires. La France a prévu 37 Md€ entre 2019 et 2025. Évidemment, un lobby s’est organisé, rassemblant des militaires, des industriels de la défense. Des think tanks ont été créés, financés par le ministère des armées ou par des industriels. Ils œuvrent, à la diffusion de la « dissuasion-sans-risque-indispensable-à-notre-sécurité ». Cela rend donc nécessaire le soutien à la recherche indépendante, puisque les « experts » de plateaux ont des discours fortement biaisés. De plus, ces experts ne réalisent aucune évaluation critique de la (non) performance des systèmes d’armes. L’équipe du courageux Benoît Pelopidas a découvert dans ses recherches que le système d’armes nucléaires français déployé, n’était pas crédible au moins jusqu’en 1974, puisque les Mirage IV français n’avaient physiquement pas la capacité d’atteindre ses cibles en URSS, et les autres systèmes d’armes ne pouvaient y causer que de faibles dégâts. Bref, nous n’avions aucune dissuasion nucléaire jusqu’en 1974, et les Soviétiques le savaient bien. Cet élément fondamental n’a pas été communiqué aux Français ni à leurs représentants au cours des 30 dernières années, ce qui pose un grave problème démocratique.

Pour arriver à ses fins, la propagande invente ainsi un « consensus » imaginaire de la population ce qui finit par poser un grave problème démocratique. Des sondages, réalisés par Benoît Pelopidas, nous éclairent sur ce que pensent les Français. Les responsables politiques le savent bien ; Christian Cambon, rapporte au Sénat sur la loi de programmation militaire en 2018 :
« Il ne me paraît pas forcément judicieux de le relancer [le débat], au risque de mettre ainsi à nouveau en lumière toutes les oppositions sur le sujet et de donner la parole à tous ceux qui souhaitent se manifester contre le nucléaire d’une manière générale. »
Bien plus grave : la 1/2 des gens pensent que leur avis n’a pas d’importance puisque seuls 39% des Français soutenaient la construction d’une bombe nucléaire, en 1964, 40 % étant contre. On n’a pas tenu compte de leur avis.
Enfin, près de 60 % des Français s’estiment mal informés. La chape de plomb qui recouvre le sujet prive les citoyens d’informations – d’où cet article. La chercheuse Isabelle Miclot rappelle :
« En 1950, une circulaire fut émise par le ministère de l’Éducation nationale portant « interdiction d’inspirer aux élèves l’horreur de la guerre atomique à l’aide de lecture, de dictées, d’énoncés de problèmes, de modèles de dessins, de démonstrations scientifiques, de cours d’instruction civique et de manifestations diverses ». Pris à partie, le ministre de l’Éducation nationale répondit : « Si l’on permettait aux maîtres de parler de la guerre atomique, certains ne manqueraient pas de faire la propagande communiste que l’on sait ».
Pendant ce temps, les États-Unis se souciaient plutôt de protéger leur population en sensibilisant les écoliers aux attaques nucléaires.
Pour 44 % de Français, « une fois qu’un pays a des armes nucléaires, il n’y renonce jamais » alors que l’Afrique du Sud l’a fait en 1993.

L’être humain a beaucoup de mal à concevoir la réalité d’une guerre nucléaire tellement cauchemardesque alors notre cerveau finit par se convaincre qu’elle ne pourra jamais arriver. Il préfère oublier ce risque. Durant la guerre froide, la culture populaire audiovisuelle jouait un rôle de sensibilisation de la population, avec la fin des « essais » qui avait rendu les armes nucléaires invisibles. Dans les films, les armes nucléaires étaient un grave danger, qui faisait très peur.

Ce phénomène s’est renversé depuis 20 ans. Aujourd’hui, les armes nucléaires sont LA solution à nos problèmes les plus graves ( contrer un astéroïde nous menaçant). Ainsi, on continue à invisibiliser 2 choses qui finissent par sembler impensables: les explosions non désirées, et le désarmement nucléaire.

Les États-Unis et l’URSS sont revenus ( pas complètement) de leur folie des grandeurs. La crise de Cuba en 1962 entraîne le Discours sur la Paix de Kennedy du 10 juin 1963:
« Les 2 pays partagent une humanité commune et un intérêt commun à éviter une catastrophe nucléaire et à construire une paix sincère ». Pour 15 ans, une détente dans la Guerre froide, se matérialise par la signature de plusieurs traités de désarmement.
Le plus fondamental est celui de Non-Prolifération (TNP) de 1968, qui prévoit un objectif de désarmement des États dotés : « chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace » (article 6).
De ce TNP découlent les Traités SALT, qui limitent les missiles les plus dangereux. Avec Gorbatchev, ils conduisent à une très forte réduction des armements, en fixant un plafond au nombre de têtes nucléaires déployées (beaucoup restant stockées). Ce plafond est abaissé de 6 000 à 1 500 au fil des accords. Le nombre total de têtes nucléaires sur la Planète a donc diminué de 85 % depuis 1986.

Elle a entraîné de graves reculs du désarmement. En 1972, en même temps que SALT, avait été signé le Traité ABM qui interdisait le déploiement d’un système de défense antimissile, Les États-Unis s’en sont retirés fin 2001, après le 11 Septembre, et ont développé des missiles, pour se protéger d’attaques « d’États-voyous ».
En 1987 a été signé le Traité sur les Forces Nucléaires à portée Intermédiaire (FNI) soit l’élimination de tous les missiles, à charge conventionnelle ou nucléaire, américains et soviétiques, lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 km. C’est le1° traité à avoir éliminé une catégorie entière d’armement. Mais les États-Unis s’en sont retirés en 2019, en accusant la Russie de le violer. Comme l’indique le spécialiste Theodore Postol, c’est possible, mais ils le violaient aussi en développant leur système de missiles anti-missile.
En réaction à la fin de ces traités, la Russie a relancé une course technologique aux armements, pour disposer de missiles hypersoniques difficilement interceptables. Et en février 2023, elle a annoncé qu’elle suspendait, sans s’en retirer, sa participation au traité New START, le dernier de limitation des armes nucléaires avec les États-Unis, en vigueur. Elle a supprimé les autorisations d’inspection de ses installations nucléaires, tout en indiquant qu’elle continuerait à respecter les limites convenues. Le prétexte était le contexte de la guerre d’Ukraine et la non-participation de la France et du Royaume-Uni qui perfectionnent leurs arsenaux. Le 13 février 2025, le Président Trump a déclaré vouloir relancer les négociations sur le contrôle des armes nucléaires avec la Russie et la Chine :
« Il n’y a aucune raison pour que nous construisions de nouvelles armes nucléaires. Nous en avons déjà tellement que nous pourrions détruire le monde 50 fois, 100 fois. Et voilà que nous construisons de nouvelles armes nucléaires et que [la Russie et la Chine] construisent de nouvelles armes nucléaires, et dans 5 ou 6 ans la Chine nous aura rattrapés. Nous dépensons tous beaucoup d’argent que nous pourrions consacrer à d’autres choses qui sont en réalité, beaucoup plus productives. »
L’avenir nous dira si c’était une promesse en l’air ou si elle aura été suivie d’effets. Ce n’est pas impossible car on oublie de rappeler que les armes conventionnelles progressent beaucoup en précision et en vitesse, ce qui pourrait produire un effet dissuasif. Par ailleurs, la France et le Royaume-Uni ont également diminué leur arsenal, et, au final, il apparaît que le renoncement à la Bombe nucléaire constitue la stratégie de sécurité nationale volontairement choisie par la plupart des États.
Alors, pourquoi ne pas aller plus loin ? 94 États ont déjà signé le Traité d’interdiction des armes nucléaires de 2017. Le général Lee Butler, ancien commandant en chef du Strategic Air Command, a écrit dans ses mémoires en 2000 :
« J’en suis venu à une série de jugements profondément dérangeants. Depuis les tout premiers jours de l’ère nucléaire, les risques et conséquences de la guerre nucléaire n’ont jamais été adéquatement pesés par ceux qui les brandissaient. Les enjeux de la guerre nucléaire n’engagent pas seulement la survie des antagonistes, mais le sort de l’Humanité. […] Les conséquences probables de la guerre nucléaire n’ont pas de justification acceptable sur le plan politique, militaire, ou moral. […] Et dès lors, la menace d’emploi d’armes nucléaires est indéfendable. […] En tant que nation, nous n’avons pas de responsabilité plus grande que de mettre un terme à l’ère nucléaire. »
En 1996, 61 généraux à la retraite issus de 17 pays, dont 6 États dotés, ont exprimé ce message :
« Nous, militaires professionnels, qui avons voué nos vies à la sécurité nationale de nos pays et de nos peuples, sommes convaincus que l’existence continue d’armes nucléaires dans les arsenaux des puissances nucléaires […] constitue un péril pour la paix et la sécurité globale et pour la sûreté et la survie des peuples que nous nous sommes consacrés à protéger. […] La fin de la guerre froide rend [la création d’un monde exempt d’armes nucléaires] possible. Les dangers de la prolifération, du terrorisme, et d’une nouvelle course aux armements la rendent nécessaire. »
Enfin, en 2012, les rapporteurs de la Commission de la défense et de celle des Affaires étrangères ont écrit que : « S’il nous fallait dessiner aujourd’hui un format d’armées partant de zéro, il est fort probable que la nécessité d’acquérir une force de frappe nucléaire, avec de surcroît 2 composantes, ne ferait pas partie de nos ambitions de défense ». Si on n’avait pas la Bombe, on ne chercherait probablement pas à l’acquérir aujourd’hui et le chemin vers une très forte diminution des armes nucléaires est donc ouvert. L’emprunteront – ils ? Le « désarmement nucléaire général et complet », auquel les États dotés se sont engagés en signant le Traité de Non-Prolifération en 1968 (article VI) ? Tel est l’enjeu du XXIe siècle, pour qu’il y en ait un XXIIe.