À propos de Vijay Prashad

Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est rédacteur et correspondant en chef chez Globetrotter. Il est rédacteur en chef de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est chercheur senior non résident à l’Institut Chongyang d’études financières de l’Université Renmin de Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human: Learning from Movements for Socialism et (avec Noam Chomsky) The Withdrawal: Iraq, Libya, Afghanistan, and the Fragility of U.S. Power.

À propos de Zhao Dingqi

Zhao Dingqi est chercheur assistant à l’Institut de marxisme de l’Académie chinoise des sciences sociales et rédacteur en chef de World Socialism Studies. 

Vijay Prashad : J’ai grandi à Calcutta, en Inde, puis dans le nord du pays. Pendant ma jeunesse, j’ai été profondément marqué par la pauvreté qui régnait dans les villes et les campagnes. Les inégalités grotesques de la vie et l’omniprésence des relations sociales de type féodal (en particulier la hiérarchie du système des castes) me révoltent profondément. Mes parents m’ont élevé dans le respect des valeurs de décence et de bonne conduite, qui semblaient impossibles à maintenir dans une société indécente. J’étais en colère contre le monde, puis lorsque j’ai commencé à m’impliquer dans de petites luttes et à lire Marx, j’ai réalisé que ma colère était nécessaire mais insuffisante. J’avais besoin d’appartenir à une organisation, j’avais besoin d’une théorie de la transformation sociale, j’avais besoin de discipline. C’est ce qui m’a poussé à mener une étude académique plus sérieuse sur les racines de l’inégalité sociale en Inde (le sujet de ma thèse de doctorat, qui portait sur l’histoire sociale d’une communauté de caste opprimée) et à lutter contre les conditions qui empêchaient la transformation sociale (ce qui m’a attiré vers le mouvement de gauche).

VP : Le marxisme, qui est un domaine d’analyse en constante évolution, est la critique la plus précise du capitalisme. Tant que le capitalisme existera, le marxisme devra perdurer jusqu’à ce qu’une autre forme de critique, meilleure que le marxisme, apparaisse. Jusqu’à présent, aucune critique plus claire du capitalisme n’a été développée. Il est vrai aujourd’hui, comme en 1867, lorsque Marx a publié Le Capital, que l’exploitation de la classe ouvrière produit une plus-value et que c’est cette plus-value qui crée l’accumulation de capital entre les mains des capitalistes et appauvrit les travailleurs, et que c’est cette accumulation de capital entre les mains de différents capitalistes qui se font concurrence qui crée les conditions d’une crise générale dans la société. S’il existe une meilleure explication de ces crises qui nous affligent, je ne la connais pas.

Inde

VP : L’économie indienne connaît une croissance rapide en raison d’une forte demande refoulée qui a commencé à s’installer dans le pays après la phase initiale des réformes de l’après-indépendance. Il fallait combler un déficit en infrastructures, ce qui n’a pas été entièrement réalisé, mais cela explique en partie la croissance. Cette croissance est toutefois inégale. L’un des grands problèmes de l’économie indienne est l’incapacité de l’État à mener à bien une réforme agraire et à créer ainsi les conditions d’une relative égalité sociale dans les campagnes. Les inégalités sociales criantes, exacerbées par la hiérarchie des castes, font que les anciennes formes de subordination restent intactes et sont même aggravées par l’augmentation de la richesse des couches les plus puissantes de la société. On assiste donc à une croissance, mais une croissance très inégale et inéquitable. Cela crée de grands troubles sociaux, qui sont réprimés par les instruments de force de l’État (à la fois l’appareil juridique utilisé pour qualifier les dissidents d’antinationaux et l’appareil de violence qui réprime durement les protestations sociales, y compris celles des agriculteurs).

VP : Le mouvement communiste en Inde est faible en raison de l’épuisement des réserves de force nécessaires à un tel mouvement, c’est-à-dire la faiblesse du mouvement syndical dans les secteurs manufacturier et des services, et la faiblesse du mouvement des travailleurs agricoles dans les campagnes. L’organisation de la classe ouvrière, tant urbaine que rurale, est faible en raison des formes de désarticulation de la société et du lieu de travail qui caractérisent l’ère néolibérale. Si la classe ouvrière est affaiblie, la gauche est affaiblie. Il existe trois principaux partis du mouvement communiste : le Parti communiste indien (marxiste) ou CPIM, le Parti communiste indien ou CPI, et le Parti communiste indien (marxiste-léniniste) Libération ou simplement Libération. Ce sont les partis légaux qui jouent un rôle au sein des parlements national et provinciaux. Il existe également le Parti communiste indien (maoïste), qui est interdit et opère dans les campagnes. Le nombre total de membres de ces partis se chiffre en centaines de millions, mais cela n’est toujours pas suffisant pour faire avancer un programme décisif à l’heure actuelle.

Sud global

VP : Le Sud global est une idée qui a été portée pour la première fois à l’attention du monde entier par la Commission Brandt (1980), où le Sud désignait les pays en proie à la pauvreté, par opposition au Nord, qui désignait les anciennes puissances coloniales. Ce concept a été développé par la Commission du Sud (1989), présidée par l’ancien président tanzanien Julius Nyerere et comptant parmi ses membres un commissaire chinois, Qian Jiadong, ancien assistant de Zhou Enlai et beau-père de Wang Yi, l’actuel ministre des Affaires étrangères de la Chine. Le concept de la Commission du Sud a été développé pour désigner les pays en développement qui devaient établir un programme pour leur développement, et pas seulement les pays enlisés dans la pauvreté. C’était un progrès. La Commission du Sud, qui avait étudié les développements déjà assez remarquables de la région chinoise de Shenzhen, a fait valoir que la dépendance n’était pas permanente et qu’un changement pouvait intervenir grâce au transfert de technologies et à une bonne exploitation des ressources nationales. C’était bien plus que ce qui avait été proposé dans l’ancien programme de modernisation et de développement.

VP : Au début des années 2010, une série de manifestations ont eu lieu dans les pays du Sud contre le régime d’austérité imposé par le Fonds monétaire international. À l’époque, il semblait qu’aucune solution à la misère n’était possible. Les manifestations elles-mêmes semblaient définir l’ère post-crise financière (2007). Mais ensuite, un changement très intéressant s’est produit, que j’ai noté dans mon livre sans toutefois en faire une théorie. Il s’agissait de l’émergence d’un Sud plus confiant, que j’ai ensuite appelé le nouvel état d’esprit du Sud. La formation des BRICS en 2009 en est un signe, tout comme l’insistance sur la nécessité d’une nouvelle théorie du développement et la création de nouvelles institutions financières et de développement (notamment la Nouvelle banque de développement, créée en 2014). Ces initiatives nous ont fait passer d’une période de protestations à une période de construction. La nouvelle architecture peut-elle commencer à supplanter le régime d’austérité imposé par le FMI ? Telle est la question de notre époque. Nous sommes confrontés à ce dilemme. Il est impossible de prédire avec certitude si l’approche du FMI prévaudra ou si une nouvelle théorie du développement avec une nouvelle architecture se mettra en place.

VP : Le néocolonialisme est un terme utilisé par le président ghanéen Kwame Nkrumah en 1965 pour désigner la situation d’indépendance symbolique (il fut victime d’un coup d’État l’année suivante). Les pays ont acquis leur souveraineté politique, mais n’étaient pas en mesure de contrôler leur propre économie. Ce manque de contrôle s’explique par le fait qu’ils devaient emprunter de l’argent à l’étranger pour presque tout (même pour payer leurs factures du secteur public) et qu’ils devaient autoriser les entreprises étrangères à exploiter leurs ressources, car ils ne disposaient ni du capital, ni de la technologie, ni de l’expertise nécessaires pour le faire. Ce manque de pouvoir financier et scientifique a laissé ces pays à la merci de leurs anciens maîtres coloniaux. À notre époque, les grandes lignes du néocolonialisme restent intactes pour de nombreux pays, exacerbées par la spirale apparemment sans fin de la dette. La dette extérieure totale des pays en développement s’élève actuellement à 11 400 milliards de dollars, et plus de 98 % des recettes d’exportation de ces pays sont utilisées pour rembourser les riches détenteurs d’obligations. Cela rend le développement impossible. Telle est la structure du néocolonialisme contemporain. C’est cette structure qui a donné naissance à la théorie de la dépendance, dont la formule a été formulée par Andre Gunder Frank comme « le développement du sous-développement ».

Chine

VP : La Commission du Sud a fait référence aux « locomotives » du Sud et a exprimé l’espoir que ces locomotives, qui avaient l’avantage de la taille (population et territoire), se développeraient rapidement et entraîneraient ensuite les autres pays dans le train du développement. D’une certaine manière, c’est précisément ce qui s’est produit. La Chine a brisé le cercle vicieux de la dépendance. La République populaire de Chine a bénéficié des réformes maoïstes qui ont permis de former une population bien éduquée et en bonne santé. L’épargne nationale et les investissements étrangers se sont combinés dans un système financier contrôlé par le gouvernement. Ce capital a été utilisé, parallèlement au transfert de technologies et de connaissances scientifiques, pour industrialiser le pays et renforcer ses forces productives globales. Une version moins spectaculaire de ce programme de développement socialiste a été mise en œuvre dans d’autres pays, comme le Vietnam, où les taux de croissance ont explosé. L’essor de la Chine a inspiré et entraîné toute une série de pays, dont l’Indonésie et le Bangladesh, qui n’auraient autrement pas pu imaginer les possibilités qui s’offraient à eux en dehors du piège de la dépendance. C’est grâce à la puissance de la Chine que l’Indonésie a pu interdire l’exportation de nickel non transformé et faire progresser sa propre industrialisation, et c’est grâce à la Chine que l’industrialisation est revenue sur le continent africain.

VP : La politique « Belt and Road » (la Ceinture et la Route), initialement formulée en 2013 sous le nom de « One Belt, One Road » (Une Ceinture, Une Route), était à l’origine étroitement liée à la volonté du gouvernement chinois de réduire sa dépendance vis-à-vis des marchés américains et européens après leur effondrement lors de la crise financière de 2007. Il est devenu évident à Pékin que les marchés du Nord ne seraient pas disponibles de manière permanente pour des pays comme la Chine. Afin de trouver de nouveaux marchés, Pékin a cherché à poursuivre la politique de développement occidental dans l’ouest de la Chine (y compris le Xinjiang, le Tibet et le Qinhai) lancée par Jiang Zemin et Hu Jintao, puis à l’étendre à l’Asie centrale. Mais au-delà de cela, la Belt and Road visait à construire des infrastructures dans l’ensemble du Sud afin de faciliter un développement économique plus harmonieux entre la Chine et ces régions. De 2013 à 2024, l’engagement de la Chine dans l’initiative « Belt and Road » a atteint un total de 1 175 milliards de dollars, incluant les investissements, les prêts et les dons. Il s’agit d’une transformation significative du programme de développement. Elle a été étudiée en partie, mais pas suffisamment dans son ensemble pour comprendre la théorie de l’initiative « Belt and Road ». J’espère que davantage de personnes accumuleront davantage de preuves provenant des sites de l’initiative « Belt and Road » et développeront une théorie appropriée du développement à partir de cette nouvelle expérience.

VP : Il y a des moments dans l’histoire d’un pays où l’on peut ignorer l’ensemble de ses expériences pour mettre l’accent sur tel ou tel aspect. Dans la Chine contemporaine, il ne fait aucun doute que le programme de réformes lancé en 1978 revêt une grande importance. Mais cette insistance a parfois occulté les immenses réalisations de la révolution chinoise de 1949 et des réformes maoïstes qui ont suivi. Sans les réformes agraires, la transformation des relations sociales, la création d’institutions sociales pour gérer les finances et la propriété, et la formation d’une industrialisation précoce, les réformes économiques chinoises après 1978 n’auraient pas pu aboutir. La première date marquant la transformation de la Chine est donc 1949.

La deuxième date est 1978, car il a été reconnu que sans la transformation des forces productives, l’économie chinoise stagnerait et ne serait pas en mesure de subvenir aux besoins de sa population et de jouer un rôle internationaliste dans le monde. C’est pourquoi l’entrée de capitaux et de technologies a été autorisée, à condition qu’elle respecte le programme prévu du socialisme chinois. Cette entrée de technologie et de financement a permis à la Chine de moderniser ses forces productives et de devenir l’un des moteurs économiques les plus puissants du monde. C’est la deuxième date, qui est liée aux réformes de Deng.

La troisième date est 2014, lorsque deux faits sont apparus clairement : Premièrement, que les marchés nord-américains et européens ne seraient pas en mesure d’absorber les matières premières produites en Chine, et deuxièmement, que les capitalistes chinois ne devaient pas être autorisés à devenir une classe au sens politique du terme et que les inégalités devaient être éliminées autant que possible. Le mandat de Xi Jinping restera dans les mémoires comme l’époque où la Chine s’est détournée des marchés du Nord pour construire une structure de marché du Sud grâce à l’initiative « Belt and Road », où elle a considérablement empêché ses capitalistes d’exercer une influence politique (l’expérience de Jack Ma en est un exemple) et où elle a éradiqué la pauvreté absolue et accéléré son programme en faveur de l’égalité. Ces réformes de Xi sont indiquées par la troisième date, 2014. Nous verrons où cela nous mènera. Il y aura d’autres dates à l’avenir.

Trump

VP : Trump a rejeté 35 ans d’idéalisme impérialiste américain et a réintroduit le réalisme de droite à la Henry Kissinger dans la politique étrangère américaine. Ce changement doit être pris en compte. Le gouvernement américain ne croit plus pouvoir façonner le monde à son image. Je pense que les États-Unis devront adopter un programme plus modeste, consistant à utiliser leur puissance pour faire passer leurs intérêts en premier, et qu’ils devront contrôler le monde tel qu’il est plutôt que de le transformer en quelque chose qu’il n’est pas. Il ne s’agit en aucun cas d’une avancée progressiste. La structure de l’impérialisme américain reste intacte. Mais les moyens seront différents. La force sera utilisée, mais pour faire avancer un programme servant les intérêts des États-Unis plutôt que ceux de la bourgeoisie mondiale. On ne sait pas encore comment la bourgeoisie du Sud réagira à ces développements. Il est probable qu’elle n’ait pas encore pris conscience que les États-Unis ne défendront plus ses intérêts, mais chercheront avant tout à obtenir le meilleur accord possible pour leur propre bourgeoisie. Cela va-t-il ébranler la foi dans la mondialisation qui a jusqu’à présent animé les bourgeoisies du Sud ? En d’autres termes, une fraction patriotique de la bourgeoisie va-t-elle apparaître dans le Sud ? Nous ne pouvons pas encore répondre à cette question. Il est certain que quelque chose de ce genre se produira probablement à terme si la bourgeoisie est capable de reconnaître ses intérêts de classe.

Trump n’est pas un ami du Sud. Il mettra tout en œuvre pour faire avancer son programme impérialiste. Ses conseillers, en particulier Elbridge Colby au ministère de la Défense, ont clairement indiqué que l’arrêt du développement économique et technologique de la Chine était la priorité de leur programme, et que cet arrêt s’étendrait aux développements rapides de tous les pays du Sud. Toute tentative d’un pays du Sud de faire valoir sa souveraineté sera attaquée par l’administration Trump. Les seuls intérêts qu’ils défendront sont ceux de la bourgeoisie américaine, et ils utiliseront la force pour s’en assurer. Toute illusion quant à l’engagement fondamental de Trump envers l’impérialisme a déjà été dissipée à Gaza.

VP : Le Sud doit rester vigilant et s’organiser pour faire progresser la souveraineté de ses États et la dignité de ses peuples. Nous aurons besoin de capacités organisationnelles accrues, notamment par la création d’un plus grand nombre d’organisations régionales et d’institutions qui exploitent le commerce et la coopération Sud-Sud. Il est utile de rappeler un paragraphe vers la fin du rapport de la Commission du Sud, The Challenge of the South (1989) : « Le Sud dans son ensemble dispose de marchés, de technologies et de ressources financières suffisants pour faire de la coopération Sud-Sud un moyen efficace d’élargir les options de développement de ses économies.

Le renforcement de la coopération Sud-Sud doit devenir un élément important des stratégies du Sud pour un développement autonome et indépendant. Le Sud doit renforcer ses capacités afin de maintenir un rythme de croissance rapide, même si le moteur du Nord tourne au ralenti. Avec les droits de douane imposés par Trump qui vont frapper la classe ouvrière américaine et réduire sa consommation d’au moins 2 500 dollars par an, les marchés américains ne seront plus une destination pour les pays du Sud. La coopération Sud-Sud devra s’intensifier. Mais la qualité de cette coopération est incertaine. Elle doit être harmonieuse, afin que chaque pays, aussi petit et pauvre soit-il, tire profit du développement et n’en soit pas détruit.