
La “marche pour l’égalité et contre le racisme” de 1983 fut inaugurée par un hommage aux victimes du massacre d’Algériens en octobre 1961 à Paris. Tant par les trajectoires familiales de ses initiateurs (enfants de harkis ou de militants du FLN…) que par le soutien militant (de chrétiens, soldats venus à la politique par la cause de l’indépendance algérienne), cette mobilisation était fortement ancrée dans un passé franco-algérien
L’expression “marche des beurs” ( du verlan “reube” pour “arabe”), était celle d’une “2° génération” de descendants d’immigrés, nés en France, pour les médias, alors que la vraie “seconde génération” avait émergé dès les années 1930. Au début des années 1980, les jeunes marcheurs-es revendiquaient d’être considérée comme une composante à part entière de la société française, alors marquée par des actes et meurtres racistes, des discriminations au logement, à l’emploi, et des violences policières. Ils parlaient de “Délits de faciès”. Ce fut un des éléments déclencheurs de la politisation des leaders de ce mouvement, Toumi Djaïdja*, un fils de harki arrivé en France à l’âge de 6 ans en 1968, et qui 15 ans plus tard crée l’association SOS avenir Minguettes (quartier de Vénissieux- Lyon). Bien que les leaders de la marche aient été reçus à l’Élysée, la seule mesure politique accordée a été la “carte de résident de 10 ans”, qui ne faisait pas partie de leurs revendications. Cette incontestable avancée du droit pour les étrangers renvoyait les marcheurs à la condition d’étranger ce qui n’était pas la leur.
En ce qui concerne les descendants d’Algériens, l’intrication entre les 2 sociétés par l’ancienneté et la masse des “mariages mixtes”, nombreux dès les années 1930, et par les échanges liés à la dépossession coloniale Les histoires mêlées de la France et de l’Algérie s’incarnent aussi dans des “doubles cultures”, des “bi-appartenances” et tout simplement la vie en commun depuis des décennies. Elles ont largement contribué à une intégration à bas bruit (pas un hôpital ou une université qui ne compte son lot de praticiens et d’enseignants-chercheurs appartenant aux différentes générations de l’immigration algérienne) et à des réussites exemplaires, dans le sport, l’art et le spectacle. Ainsi, parmi les personnalités préférées des Français, on compte 3 descendants d’au moins un·e Algérien·ne (Kylian Mbappé, Zinedine Zidane, Dany Boon – né Daniel Farid Hamidou). L’Algérie est le pays qui compte le plus de francophones, mais elle ne fait pas partie de l’Organisation internationale de la francophonie jusqu’aux années 1980, peut-être parce que Kateb Yacine considèrait le Français comme « butin de guerre ». Cette période fut marquée par une résurgence de la stigmatisation de l’islam comme vecteur d’acceptabilité sociale du racisme et de la xénophobie. Cette islamophobie, provenant du sommet de l’État, visait alors les travailleurs immigrés en grève dans l’industrie automobile. De cette nouvelle forme de racisme culturel, attisée par la lutte contre le terrorisme (attentats de 1985 1986…), il reste que le traitement des musulmans par les pouvoirs publics s’ancre bien dans l’histoire longue de la (post )colonisation.
Cette manifestation historique illustre exactement le travail de recherche d’
Abdelmalek Sayad, né en 1933 à Beni Djellil en Algérie et mort en 1998 à Dommartin, qui est sociologue, directeur de recherche au CNRS et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), assistant, collaborateur et ami de Pierre Bourdieu. En fin connaisseur, il porte ses travaux sur la communauté nord-africaine en France,

Le texte qui suit, s’inspire de la contribution de Saïd Bouamama à l’ouvrage collectif consacrée aux apports d’Abdelmalek Sayad, publié en Espagne car alors qu’il a travaillé essentiellement sur la situation française, Sayad est quasiment ignoré dans l’hexagone. Il devient en revanche une référence incontournable des militants et chercheurs de nombreux autres pays. Un nouveau paradoxe significatif !
Sociologue et socio-économiste, Saïd Bouamama était, entre autres, jusqu’en 2018 chargé de recherche et formateur de travailleurs sociaux au sein de l’association Intervention Formation Action Recherche (IFAR) de Mons-en-Barœul, en lien avec l’école d’éducateurs spécialisés de Lille. Il se définit comme un militant.
L’oeuvre d’Abdelmalek Sayad est plus jamais d’actualité au moment où les délires sur la « crise migratoire » et le « grand remplacement » se répandent dangereusement et criminellement. En analysant les implicites idéologiques ,conscients ou non, des discours publics sur les immigrations, Sayad a contribué de manière essentielle à la critique des idéologies accompagnant la domination et l’exploitation.
Pierre Bourdieu qui a préfacé le livre d’Abdelmalek Sayad La double absence, le caractérise comme un « analyseur de l’inconscient ». En abordant les mots et expressions usités dans le vocabulaire social, politique, ou à prétention savante, médiatique, à propos de l’immigration comme significatifs de la place sociale qu’elle occupe et comme révélatrice des relations de pouvoir qui détermine cette place, Sayad remplit effectivement cette fonction.
Sa mise en évidence des implicites du concept d’intégration et de la logique qui le sous-tend, permet à l’auteur de mettre en exergue l’universalisme abstrait de la pensée d’Etat française et ses conséquences en terme d’approche assimilationniste des réalités sociales des immigrés et de leurs enfants français. Ce qui se révèle alors c’est ni plus ni moins qu’un processus d’assignation à une place sociale dominée.
Seront abordés 3 moments logiquement articulés de la pensée de Sayad. Le 1° est celui de la déconstruction du concept d’intégration. Le 2° se penche sur les conséquences de cette logique dominante pour les enfants de cette immigration devenus et/ou nés français. Le 3° tente de récapituler les invariants de ces discours sur l’autre, immigré et/ou issu de l’immigration, en montrant la culture comme facteur essentiel.

1- Le concept d’Intégration
Le rejet du mot et de l’idée d’intégration, n’a d’équivalent que la surabondance de son utilisation. Successivement les discours portant sur l’immigration (discours politiques, sociaux, médiatiques, des sciences sociales), ont été marqués par l’emploi des concepts d’assimilation, d’adaptation, d’insertion, d’intégration.
Le rejet est mis en mot ou porté par des postures et comportements, inscrit dans un argumentaire politique ou scientifique, introduit dans la chanson, le roman, utilisé dans l’action militante ou les écrits universitaires. Les mots de l’immigration, qui contribuent fortement à dénoncer ses maux, se caractérisent à la fois par des variations historiques apparentes et des invariances fortes.
Chaque séquence historique des pays européens semble se spécifier par un concept et un vocabulaire dominant pour montrer «la rupture» avec la séquence précédente. Mais cette apparente mutation pourrait selon Abdelmalek Sayad voiler le transfert historique des logiques antérieures :
« Il en est de la notion d’intégration comme de celle de culture avec laquelle elle est en partie liée. C’est une notion éminemment polysémique, avec cette particularité qu’aucun nouveau sens dans un contexte nouveau, n’efface totalement les anciens. Il se produit une manière de sédimentation de sens, une couche sémantique récupérant une partie de la signification déposée par les couches sémantiques qui l’ont précédée. Le mot d’intégration, d’aujourd’hui, a hérité des sens des autres notions concomitantes comme celles d’adaptation, d’assimilation.

Ce processus de rupture apparente et de continuité réelle n’est pas inédit. On le retrouve dans les discours sur le « développement » des pays du tiers-monde avec la même valse historique des concepts (de l’ancienne « mission civilisatrice » aux « obstacles culturels au développement » contemporains) articulée à la même continuité d’une relation hiérarchique entre les 2 parties du même processus global, la partie à intégrer ou à développer d’une part, et la partie qui intégre ou développe d’autre part. Ce type de paradoxe accompagne tous les rapports sociaux caractérisé par un processus de domination. L’apport de Sayad dépasse largement la question de l’immigration. Il éclaire l’ensemble des processus de domination (de classe, de genre, d’âge, de « race », internationaux, etc.).
En sociologie le concept d’intégration d’un groupe, d’une société, d’un collectif est appliqué au champ des émigrations/immigrations. C’est le caractère intégré du tout ou du collectif qui permet l’intégration individuelle et non l’inverse souligne Sayad Plus grande et plus forte est l’intégration du tout, plus fort et plus grand est le pouvoir intégrateur de ce groupe, plus nécessaire et plus facile à réaliser est l’intégration à ce groupe de chacune de ses parties constitutives, anciennes ou nouvelles.
Cette acception de l’intégration est bien entendu fondamentalement différente du sens majoritaire (quasi-hégémonique) pris par ce terme dans le discours scientifique, médiatique et politique qui sont bâtis à partir d’une approche individualiste. La distance culturelle serait résolu par « volonté d’intégration » pour certains et d’autres, la refusant ou en étant incapables, se réfugiant dans le « communautarisme ».
La perception dominante de l’intégration, comprise comme enracinement dans un espace de vie, pose la possibilité d’une non-intégration alors qu’elleest inévitable à cause du poste de travail ou de l’école publique obligatoire. La question est donc : intégration à quelles places et avec quelles assignations sociales ? Pareil pour l’exclusion. Personne n’est non intégré, mais beaucoup le sont par le bas ou à une place de dominé. Nier « l’intégration », c’est nier les inégalités et discriminations qui touchent une population dont l’avantage est son « coût du travail ». Il faudrait plutôt tendre vers l’expression intégration dominée/ intégration égalitaire.
La classification des « candidats à l’intégration » se construit sur une distinction entre un « nous » et un « eux », entre des « intégrables », des « inintégrables » et des « intégrés » d’une part, et une société française intégratrice d’autre part. On est loin des critères d’enracinement observables.
L’invite à l’intégration ne manquent pas d’apparaître comme un reproche pour manque de bonne volonté, voire comme un parti pris sur une intégration “impossible”. Un vague soupçon, qui s’attache à toute présence perçue comme « étrangère » continue à peser sur le mode de relation qu’on entretient avec la société française.
Une dépolitisation imposée des questions migratoires entraine la reproduction d’une relation de domination. Le concept d’intégration fait sortir les immigrés et leurs enfants du champ politique de l’égalité pour les basculer dans le champ de l’adaptation afin de perpétuer et de légitimer les dominations. La promotion d’une « élite indigène » peut ainsi voisiner avec le développement d’un discours de surveillance et de répression

2- La « chirurgie sociale »
Un des apports essentiels de Sayad est d’ interroger la manière dont les politiques publiques construisent un « problème de l’immigration » voilant les problèmes même de cette immigration. Sayad lève le voile d’un sous-entendu induisant l’idée d’une intégration harmonieuse, ainsi ceux qui n’y arrivent pas, en sont les 1° responsables, éludant les inégalités irriguant le fonctionnement social.
Autrement dit pour lui, la place réelle de l’immigration et de ses enfants est un processus reflétant l’état d’une société, les places sociales qu’elle assigne à ses nouveaux membres, les réactions de luttes de ceux-ci pour obtenir une place plus égalitaire. Il s’agit bien de conflits entre une assignation dominée et le refus de celle-ci par les premiers concernés, et non d’adaptabilité, de « distance culturelle » ou de « volonté individuelle ».
Une « injonction à l’intégration » conduit à magnifier les « intégrations passées » et à dramatiser les « intégrations conflictuelles présentes » invalidant les conflits revendicatifs d’aujourd’hui. La logique intégrationniste ne s’arrête pas aux immigrés mais s’étend à leurs enfants français. L’intégration des personnes « extérieures » à la société française commence alors même qu’elles y ont pris place, qu’elles en ont fait leur espace réel de vie ; cette intégration avait commencé dès le premier moment de l’immigration, dès la naissance du besoin puis de l’idée d’émigrer ( intégration à cette forme d’économie qui a engendré le travail salarié monétarisé, intégration par le bas, de manière subie), l’immigration étant « internalisée » pour ne pas dire intériorisée, perdant ainsi une bonne partie de la représentation qu’on en avait comme pure « extériorité », comme réalité définitivement « extérieure » à la société.
Une telle opération signifie une reproduction trans-générationnelle des places assignées. Elle n’est possible qu’en niant une séquence historique et en produisant des immigrés de l’intérieur, des immigrés qui n’ont jamais émigrés. Le maintien du discours et de la logique intégrationniste aux enfants français permet d’invisibiliser les discriminations racistes structurelles en les renvoyant à une absence de volonté d’intégration soient des comportements « communautaristes ». De ce fait, ce rapatriement ne peut qu’inéluctablement produire des injonctions à l’intégration, des évaluations d’une intégration insuffisantes, des demandes d’efforts supplémentaires, des méfiances devant la moindre affirmation d’une altérité.

Outre le déni des discriminations subies par ces français « issus de l’immigration », la logique intégrationniste est une violence symbolique et identitaire. Elle pose que leur « réussite d’intégration » nécessite une rupture avec leur groupe ou leurs cultures d’appartenance et à contrario que leurs « échecs » vient d’ une rupture insuffisante avec leurs parents et familles. Sayad utilise le terme de « chirurgie sociale » attestant du maintien d’une logique assimilationniste « d’un changement social qui résulterait d’une véritable opération de chirurgie sociale et d’une expérience de laboratoire ».
On comprend l’intérêt objectif qu’on a à distendre la relation entre, d’une part, des parents immigrés ( hommes d’un autre temps, d’un autre âge, d’un autre lieu, d’une autre histoire, d’une autre culture, d’une autre morale, d’une autre extraction, d’un autre monde et d’une autre vision du monde), et, d’autre part, les « enfants de parents immigrés » qui seraient sans passé, sans mémoire, sans histoire, vierges de tout, facilement modelables.
La logique intégrationniste étendue à ces enfants oriente les intervenants sociaux divers à tenter cette « chirurgie sociale » en toute bonne conscience. De l’enseignant au travailleur social, de l’animateur de loisir au juge pour enfant, l’implicite d’une réussite par rupture produit des violences symboliques continues. Bien entendu cette chirurgie sociale est une impasse collective. Elle ne peut produire que des personnes en « réussite » mais en désaffiliation ou des personnes en « échec » retournant le stigmate pour se prémunir de la désintégration identitaire. Le phénomène récent dit de « radicalisation » gagnerait à être exploré en prenant en compte l’ampleur de ces violences invisibles ayant pour but cette chirurgie sociale. Sayad y voit une des explications des réaffirmations identitaires observables dans la vie sociales des quartiers populaires depuis plusieurs décennies :
C’est une chose connue : la dérision est l’arme des faibles ; elle est une arme passive, une arme de protection et de prévention. Technique bien connue de tous les dominés et relativement courante dans toutes les situations de domination . La sociologie coloniale enseigne qu’ une des formes de révolte et sans doute la première révolte contre la stigmatisation socialement vraie ( qui caractérise collectivement tout un groupe, qui est durable), consiste à revendiquer publiquement le stigmate qui est constitué en emblème. Le groupe devient alors inséparable du stigmate qui lui est attaché et par lequel il est identifié, et inséparable aussi des effets économiques et sociaux de la stigmatisation
Ces réaffirmations sont le signe du refus du présent inégalitaire auquel ces jeunes français se sentent assignés. Le discours sur les « beurs » les pose comme radicalement différents de leurs parents dans une logique de « chirurgie sociale » coupant les générations et les familles, afin de transformer les « beurs » en véritable « français ». La condition implicite au devenir français est de cesser d’être soi-même.
Nous sommes dans une logique empêchant d’être français et algérien. L’immigration fonctionne comme un analyseur de l’inconscient national qui historiquement s’est construit sur la confusion entre unité politique des habitants d’un territoire et unicité culturelle. Dans ce cadre l’universalisation, impose à l’autre, une identité nationale abstraite. De l’intégration des bretons ou des basques, en passant par celle des « beurs », une même logique se dévoile, le paradoxale du discours généreux sur l’intégration qui se complète d’une assignation à des places dominées par une violence symbolique multiforme.

3-La domination culturelle
Les implicites sont à l’œuvre aussi dans les actes. L’analyse des foyers des travailleurs migrants met en exergue le processus de rapatriement en métropole de « l’imaginaire colonial ». Que ce soit dans les personnels recrutés, dans les conceptions architecturales, dans la définition des droits et devoirs du résident, dans les représentations sociales des besoins des locataires, l’analogie avec la colonisation est permanente. Voici comment Sayad analyse l’absence d’intimité qui caractérise ces foyers :
Les immigrés comme étant tous semblables, se trouve au principe de cette communauté . Pour les algériens, ils sont de “Nature” grégaire, qui ne peut être satisfaite que par la vie en groupe, de nature “patriarcale”, “tribale”, etc.
Cette représentation sociale de la « nature de l’Arabe » ou du « musulman » est au cœur de la domination coloniale : la légitimation d’un traitement d’exception par une « nature » ou une « culture » censées produire des besoins spécifiques. L’inégalité est présentée comme nécessaire et légitime par le système colonial qui ne les nie mais les recouvre d’ une explication biologique ou culturelle : le manque d’ardeur au travail du colonisé n’est pas expliqué par le rapport social colonial qui lui impose des conditions de travail éreintantes tout en le privant de toute initiative et de toute jouissance du fruit de son travail, mais par l’indolence congénitale de « l’Africain » ou par l’incorrigible indiscipline du Maghrébin.
Cette reproduction de l’imaginaire colonial conduit ainsi inévitablement à l’idée d’une « mission éducative » des foyers, étrangement ressemblante avec la « mission civilisatrice » de triste renom : justifier un traitement d’exception tout en valorisant l’image du dominant. Elle présente les dominants comme des « altruistes » soucieux de faire « évoluer » les colonisés et de développer les « lumières » et met en scène les dominés comme étant les véritables bénéficiaires de la colonisation. La société d’immigration fait de même en s’attribuant l’œuvre des immigrés eux-mêmes ; aussi est-ce fréquemment qu’on présente l’expérience des immigrés, l’ensemble des acquisitions, comme le résultat d’un travail diffus ou systématique d’inculcation, d’éducation qui s’opère à leur encontre, produisant ainsi les “évolués” et du même coup, discriminant ces immigrés “évoluables”, “éducables”, “amendables” des immigrés qui ne le sont pas ou ne veulent pas l’être. Le mérite revient à la société d’accueil et à elle seule.
La critique de l’intégration de la culture conduit aux concepts d’ethnocentrisme de classe et de domination. Analysant dans « Les usages sociaux de la culture des immigrés », le discours culturaliste sur l’immigration et ses enfants, Sayad y voit la négation et/ou d’invisibilisation de leurs conditions sociales d’existence caractérisée par des processus inégalitaires sur les plans sociaux et économiques et des processus de domination sur le plan politique. La domination culturelle acquiert une place particulière et sert d’assise à toutes les autres dominations. Subie par l’émigration/immigration et ses enfants français, elle relève des mêmes « schémas de pensées et des mêmes catégories d’analyse » mais aussi « des mêmes notions ou des mêmes naïvetés sociologiques » que celle subie par les Bretons, les Occitans ou les Basques.
C’est l’une des dominations la plus pesante, qu’ai engendré le centralisme étatique : la domination culturelle car elle contient toutes les autres formes car elle est l’aboutissement de chacune d’elles ; parce qu’elle a pour elle la certitude que lui confère l’ethnocentrisme de classe, la domination par la culture des dominants. Elle renforce toutes les autres dominations, politique, économique, sociale.
Saïd Bouamama s’était penché sur l’analyse du processus historique de la construction nationale française. Elle se caractérise par une confusion entre unité politique et unicité culturelle, par un regard culturaliste et hiérarchisant à l’égard des « cultures régionales » et en définitive par l’imposition violente de la culture dominante. L’hypothèse d’une « colonisation intérieure » est posée, à l’image de l’analogie que fait Sayad entre situation coloniale et immigration. Bien sûr repérer des analogies ne signifie pas que les situations soient identiques mais qu’elles ont un mécanisme commun dont la domination culturelle est l’expression.

4- Produire et reproduire les dominations
Sayad analyse la fonction sociale du processus de domination culturelle (produire et reproduire les autres dominations) et l’habit idéologique (l’universalisme abstrait). Il continue l’apport d’Aimé Césaire opposant un universalisme « décharné » dominant et un « universalisme riche de tout le particulier, approfondissement et coexistence de tous les particuliers». Pour Sayad, la culture dominante en s’imposant comme seule légitime, se définit comme « universelle » et assure un classement social et sa reproduction.
Dans son article « La scolarisation des enfants d’immigrés dans l’école française », il souligne les processus de disqualification qu’opère l’institution à l’endroit de ces enfants et plus largement de ceux des classes populaires. La relégation dans « filières les plus dominées, les plus basses de la hiérarchie scolaire – qui est aussi une hiérarchie sociale » est à relier au fonctionnement inégalitaire de l’institution et non à des pseudos « décalages culturels » ou « obstacles culturels ».
La vigilance critique de Sayad à l’égard du culturalisme, le conduit logiquement à une remise en cause d’une multitude de discours tenus sur les héritiers de l’immigration et l’Islam. Si l’islam revêt bien une dimension éminemment politique pour les émigrés-immigrés et leurs enfants, ce n’est pas lui qui explique les comportements sociaux. Au contraire se sont les inégalités du réel social et les dominations subies qui sont à l’origine de ce que nous pourrions appeler un « mode de consommation » du religieux. L’islam est « l’objet d’une surdétermination de sens qui autoriserait à dire qu’il n’y a d’Islam que politique» résume Sayad qui y voit d’ailleurs des similitudes (et bien sur des différences) avec l’investissement du religieux par les indigènes pendant la colonisation.

Conclusion: l’émigration-immigration n’est pas une affaire du passé.
Les secousses et inégalités de notre monde continuent et continueront, du moins à court terme à susciter des « déracinements » et des tentatives de ré-enracinements. Des pays jadis exclusivement d’émigration comme ceux de l’Europe du Sud deviennent à leur tour des terres d’immigration. Les effets des crises récentes poussent même des jeunes d’Europe du Sud à migrer en Europe du Nord alors même que leurs pays deviennent des terres d’immigrations pour d’autres. Les immigrés contemporains se voient largement asséner les mêmes grilles de lecture culturaliste, les mêmes concepts réducteurs comme celui d’intégration, les mêmes assignations à la désaffiliation, le même ethnocentrisme à prétention d’universalité, ce qui fait de l’’œuvre de Sayad un outil d’une grande modernité. Mais son apport ne se limite pas à la similitude et/ou à la reproduction des situations.
Il intégre un troisième acteur essentiel, l’Etat. Comme le souligne le sociologue Amin Perez, le dévoilement de la pensée d’Etat en prenant l’émigration-immigration comme analyseur, est le grand cadeau que nous lègue Abdelmalek Sayad.
Pendant les vingt dernières années de sa recherche, il va insister sur le fait que la meilleure façon d’approcher ce qu’est l’État, c’est d’analyser ses rapports aux étrangers. Ses multiples enquêtes et réflexions, lui permettront de comprendre que la relation existante entre les expériences des immigrés et les mécanismes auxquels ils sont soumis, est un produit de la pensée d’État.