Ce qui se passe en Egypte, comment sont "reçus" les militants solidaires, témoignage de Amel Hadjadj, partie en Egypte avec une délégation féministe algérienne qui raconte ce qui s'est passé sur place et comment l'initiative a été coordonnée par un réseau international de façon discrète pour arriver sur place.

À propos de ce qui s’est passé hier

Hier, nous étions nombreux, des citoyennes et citoyens venus de plusieurs pays, réunis dans l’espoir de rejoindre la marche globale pour Gaza. L’organisation a été très compliquée, car notre arrivée a devancé l’obtention des autorisations nécessaires des autorités égyptiennes.

Les coordinations locales, en lien avec l’organisation principale — composée majoritairement de militant·es suisses — nous ont informé·es à travers différentes plateformes sécurisées. Il fallait se connecter, puis se rendre à la ville d’Ismaïlia afin d’essayer de rejoindre Al Arish, dernière ville avant Rafah. C’est depuis Al Arish que devait débuter une marche de trois jours jusqu’au passage de Rafah, pour y organiser un sit-in. Nos revendications étaient claires : la levée du blocus de Gaza, un cessez-le-feu immédiat, et la fin de l’occupation.

Beaucoup ont répondu à l’appel. De notre côté, notre délégation féministe, venue au nom de plusieurs associations et individualités (certaines citées, beaucoup d’autres non dans le communiqué), a eu beaucoup de mal à trouver un véhicule. Après de nombreux refus et annulations, nous avons enfin pu réserver un VTC, malgré la tension croissante sur les routes. Chaque checkpoint était une épreuve. Il fallait dépasser ces points de contrôle avec la peur d’être identifiées, arrêtées, ou, de se faire confisquer le passeport.

Les messages d’alerte se multipliaient : plusieurs personnes étrangères se faisaient arrêter, parfois sans retour immédiat de leur document de voyage . À chaque checkpoint franchi, c’était un mélange de soulagement et de peur. Nous avons dépassé le premier, puis le deuxième, et sommes parvenues aux abords d’Ismaïlia. Mais là, tout s’est figé. Plus personne, pas même les Égyptien·nes, n’étaient autorisé·es à entrer. Les autorités ont confisqué nos passeports et ordonné au VTC de nous reconduire au Caire.

Nous avons insisté pour avoir des explications. Finalement, on nous a dit qu’une escorte allait nous accompagner, et que nos passeports nous seraient rendus. À la sortie d’Ismaïlia, nous avons été contraint·es de descendre du véhicule. Le chauffeur ne pouvait pas attendre. On a sorti nos affaires du coffre et rejoint les autres. Là, les autorités ont commencé à appeler les nationalités une par une pour restituer les passeports. Pour nous, les Algériennes et Algériens, cela a pris plus de temps que pour d’autres. L’attente, l’incertitude, le stress… c’était insupportable.

Depuis la veille, nous respections les consignes de sécurité : se faire passer pour des touristes, éviter toute visibilité militante. Des camarades s’étaient déjà fait refouler à partir des hôtels. Malgré tout, il était impossible de renoncer. Nous savions que Gaza n’était pas loin, que nos frères et sœurs palestinien·nes étaient bombardé·es. Comment se taire ? Comment céder à la peur ? Notre présence était un devoir, une colère, une responsabilité.

Au checkpoint, le moment a été d’une puissance rare. On était des dizaines, puis des centaines d’étrangèr·es rassemblé·es. Et quand les passeports ont été rendus selon les nationalités, nous avons pu reconnaître les délégations de chaque pays. Un regard suffisait pour se comprendre. Tous, toutes, nous étions là pour Gaza. Aucun·e ne disait être simplement « touriste ». Et soudain, quelqu’un a lancé un “Free Palestine”. Puis un drapeau est sorti. Puis un autre. Le drapeau algérien, suisse, marocain, tunisien… La solidarité populaire internationale prenait forme devant nos yeux. C’était spontané, beau, fort. Nous n’avions plus peur.

Ce moment de révolte partagée, de prise de parole collective, n’était pas prévu. Mais c’était cela, l’essence de la marche : porter une voix claire, visible, courageuse. Malgré les consignes, malgré les risques.

Les coordinations ont le matin rappelé les dangers : arrestations possibles, sanctions potentielles selon la législation égyptienne. Le débat entre confrontations et diplomatie avec les pays frontaliers de la Palestine occupée continue jusqu’à aujourd’hui à la Global March . Pour certain·es, il fallait éviter de mettre l’Égypte dans une position délicate. Pour d’autres, il fallait briser le silence, coûte que coûte.

Après quelques heures de tolérance, les choses ont basculé. Les forces de l’ordre sont arrivées en nombre, avec des bus, des camions, parfois même des véhicules de sécurité plus lourdement équipés. Ils ont pris la parole :

« Bravo, vous avez fait passer votre message. Maintenant, il faut partir. »

Des bus pour retourner au Caire nous attendaient. Plusieurs refusaient de partir, d’autant que certains n’avaient toujours pas récupéré leur passeport. Aucune explication claire ne nous a été donnée.

Le choix des personnes à arrêter était peut être aléatoire peut être non : j’ai besoin de plus de recul pour comprendre mais je tiens à témoigner que y aurait encore beaucoup à dire, notamment sur ce qui s’est passé dès l’aéroport, sur les consignes non respectées par quelques-un·es, et sur les formes d’expulsions invisibles. Nous avons tenté, ensemble, de dépasser ces obstacles — refoulement, intimidation, contrôle, confiscation — pour être présentes au bon moment, au bon endroit, avec notre message.

Il y avait des comportements très bizarres. Par exemple, quand les policiers — notamment à l’aéroport — nous demandaient : « Pourquoi vous êtes là ? », nous, on répondait tout de suite : « On est là pour le tourisme. » comme l a prévu la consigne :

Mais d’autres répondaient autre chose, genre : « Moi je suis une personnalité connue, je fais ça, je fais ça, je suis engagée… » Certaines allaient jusqu’à dire qu’elles étaient venues pour la marche globale.

On ne comprenait pas. Était-ce du courage ? Une volonté de transparence ? Ou bien une démarche intéressée, une quête de visibilité ? En tous les cas, ça a commencé à nous poser des questions :

Sommes-nous là pour être les visibles, les héros d’un moment ? Ou sommes-nous là pour parler des gens qui, pendant qu’on est ici, sont toujours en train de mourir sous les bombes ?

Pour revenir au sit-in d’hier , quand la porte parole des policiers nous a dit pour la première fois : « Vous partez », beaucoup ont répondu : « Non ! »

Certain·es n’avaient même pas leurs passeports. Et toujours aucune réponse officielle sur la demande d’autorisation pour une marche pacifique contre le blocus de Gaza.

La deuxième fois, le ton change : les autorités égyptiennes nous parlent de façon beaucoup plus menaçante.

C’était du chantage.

On nous dit : « Soit vous partez, soit expulsion directe à l’aéroport. »

Ça sous-entendait une possibilité de violence, pas de manière explicite, mais clairement suggérée.

À ce moment-là, des gens ont commencé à crier : « Sit down ! Sit down ! »

On s’est mis par terre, tous et toutes, en scandant des slogans pour la Palestine, pour la fin du blocus, contre les bombardements, contre la vente d’armes.

Et puis, il y a eu un basculement.

Des hommes sont arrivés, en civil, habillés de manière traditionnelle, avec des chèches.

Je précise : ce n’étaient ni des « bédouins arriérés » comme certains commentaires l’ont insinué.

Ces chèches, à mon avis, servaient à cacher leurs visages, parce qu’ils étaient là pour exercer la violence.

C’était des policiers ou des pro systèmes payés

Les policiers en uniforme, eux, formaient un cordon, armés. Mais c’étaient ces civils — des dits baltaguias — qui ont commencé à frapper violemment les manifestants.

Les policiers restaient immobiles, comme s’ils recevaient les ordres de ces hommes en civil.

Certain·es ont parlé d’« enlèvements », mais ce qu’on a vu, c’était plus complexe.

Ce n’étaient pas des disparitions dans des voitures noires. C’étaient des gens traînés de force et battus pour être mis dans des bus.

Oui, c’est peut être une forme d’enlèvement : on t’embarque de force là où tu ne veux pas aller. Mais on savait ou pouvait partir les bus : autoroute, ville, aéroport , commissariat.

Les bus ? C’était la loterie.

Les premières personnes mises dans les bus — celles proches du cordon policier — après avoir été violemment battues ont été directement emmenées vers l’aéroport.

Nous, on était un peu en retrait mais juste derrière cette première file. Dès que les premiers ont été forcés à monter, on est devenues les suivants.

Certain·es ont résisté : ils ont reçu des coups terribles.

D’autres, comme nous, ont eu peur.

Dès qu’on nous a pris depuis nos vêtements, bousculé·es, on a cédé. On est monté·es, paralysé·es par la peur. Le maximum qu’on a pu faire une fois ressaisie c’est prendre des images . L’une des vidéo qui circule d’ailleurs est la mienne mais bon.

Dans le bus, c’était la confusion totale.

On voulait surtout rester ensemble, ne pas se disperser, pouvoir s’alerter si besoin.

Un civil a demandé au chauffeur du bus plein : « Vers l’aéroport ? »

Puis il a pointé notre bus et dit : « Celui-là, vers le Caire. »

Mais « le Caire », ça pouvait vouloir dire vers un commissariat, vers une détention.

Et on savait, on nous avait expliqué le matin même : si tu es arrêté pour tentative d’approche des frontières par des zones militaires, tu peux être accusé·e de terrorisme.

Et là, c’est minimum 20 ans de prison, voire la perpétuité. J’avais pas le temps de réfléchir et de répondre clairement aux journalistes qui pouvaient relayer des messages pas clairs. Mes copines se sont occupées de mon genou enflée à cause du mouvement de foule et ma mauvaise gestion de panique en voyant les hommes au visage caché violenter les manifestants pacifiques.

On recevait des retours:

Certains bus sont partis vers l’aéroport pour l’expulsion.

Un autre a abandonné les gens sur une autoroute, en pleine nuit.

Nous, par un hasard incroyable, on a été déposées pas loin du centre-ville du Caire.

À 20 minutes de taxi.

On n’a pas vu de traitement particulier pour les Algérien·nes.

C’était la police comme partout dans le monde: brutale, opaque, violente.

Si vous voulez mon avis : il faut abolir la police.

L’ordre devrait venir de nous-mêmes.

Ce n’est pas propre à l’Égypte, et je rejette complètement les hashtags du genre « Boycott Egypt ».

Je boycotte tous les États du monde dans ce cas là , moi. Ils sont tous problématiques.

Parler et généraliser me fatigue et me stresse : Ce que je retiens, sans romance et avec beaucoup d’honnêteté est l’extraordinaire solidarité du peuple égyptien.

Des ami·es égyptien·nes nous ont aidé·es à fuir les hôtels sous surveillance, ont pris des risques pour nous, nous ont hébergé et nourri , nous ont expliqué la loi, ont tenté de participer.

Il y a là un autre universalisme : pas celui que je préfère appeler occidentalisme et c’est la force de cette action.

On était des dizaines de nationalités.

On s’est soutenu·es, on a parlé les langues des un·es et des autres quand on scandait, partagé les peurs, les espoirs avec et grâce aussi au peuple égyptien :

Tout ça doit être raconté.

Il faut continuer à exiger la libération de toutes les personnes arrêtées et expulsées.

Nous-mêmes, on ne sait pas combien de temps il nous reste ici.

Mais ce qui est sûr : on doit cesser de propager de fausses informations, la manipulation et la caricature des états du sud comme si les états du nord ne prenaient pas part à cette guerre et à notre oppression et continuer surtout à faire preuve de courage.

Parce que les Gazaoui·es, sous les bombes, continuent, résistent, vivent.

Et qu’on n’a pas le droit de les trahir

Prendre le temps, ne pas trahir

Aujourd’hui, ce que nous vivons ressemble à un confinement.

Pas un confinement sanitaire, mais un moment où il faut se mettre en retrait pour réfléchir, avec les autres, à ce qu’il convient de faire.

Politiquement, éthiquement.

Se poser cette question cruciale : comment faire pour que cette marche serve réellement les Gazaoui·es, et non pas la starification de celles et ceux qui y ont participé ?

Il faut aussi penser à celles et ceux qui nous entourent, ici, en Égypte.

Des femmes, des hommes, des camarades égyptien·nes qui nous ont aidé·es, protégé·es, informé·es.

Eux et elles, contrairement à nous, ne rentreront pas chez eux les prochains jours comme nous !

Ils restent ici, et leur lutte est aussi importante que la nôtre et ce qui ne concerne qu’eux ne concerne qu’eux .

Alors nous devons, aussi pour eux, faire preuve de prudence.

Personnellement, je n’ai pas communiqué dans le détail sur ce que nous vivons.

D’abord, parce que je n’en ai pas eu l’énergie.

Mais surtout parce que j’ai besoin de recul :

Pour ne pas dire n’importe quoi.

Pour que nos paroles ne soient pas instrumentalisées.

Pour que notre présence ne soit pas détournée de son objectif.

Pour que la sécurité de chacun·e ne soit pas compromise.

Cette expérience — qui, je le rappelle, n’est pas encore terminée — ne se clôturera pas avec notre retour.

Elle se terminera avec la fin de l’occupation.

La fin du colonialisme.

Et tant que ce n’est pas le cas, nous devons continuer à parler, mais sans précipitation.

Avec responsabilité.

Je ressors de cette expérience transformée.

Renforcée.

Et je mesure plus que jamais à quel point la guerre est proche, à quel point elle nous concerne directement.

Bien sûr, heureusement qu’on se sent concerné·es, humainement, spontanément.

Mais ce que je ressens, c’est plus profond : c’est une conscience politique renforcée.

Une compréhension accrue de l’impérialisme, du rôle des frontières, des violences des états et l’idée même de l’état ..

Et une certitude :

Tant qu’on ne mettra pas fin à l’impérialisme, aux logiques coloniales, les droits des femmes, des minorités, des peuples opprimés — ici comme ailleurs — resteront des illusions.

Aucune lutte féministe n’est complète si elle ne s’inscrit pas contre l’ordre colonial global.

Je suis venue ici avec d’autres camarades, au nom d’un mouvement féministe qui nous a permis d’être là.

Et je veux lui dire merci.

Merci pour la confiance, pour la solidarité, pour les valeurs communes et d’être un vrai mouvement Decolonial

Merci aussi à chaque camarade :

Votre mobilisation, de dernière minute parfois, malgré les risques, malgré les doutes, a été extraordinaire.

Certain·es nous ont dit :

« Vous partez à quatre, vous pensez que vous allez changer quelque chose ? »mais chacun·e a fait selon ses moyens.

Certaines organisations des autres pays ont pu envoyer deux personnes, d’autres une seule.

Beaucoup ont été expulsé·es sans même avoir pu atteindre la marche.

Alors non, ce n’est pas le moment de juger les stratégies ou les formes d’engagement des un·es et des autres.

Ce n’est pas le moment de distribuer des notes.

C’est le moment de prendre conscience que nous vivons un tournant historique.

Des choses ont changé depuis que nous avons embarqué dans l’avion.

Nous devons prendre du recul, ensemble, et penser à ce que signifie aider aujourd’hui.

Pas aider pour soulager nos consciences.

Amel Hadjadj