
Il n’y a pas de mots pour qualifier le pire crime du gouvernement français, justement le jour où il se rejouit de sa victoire contre le fascisme hitlérien et sa tentative de coloniser toute l’ Europe. Ce jour-là, il massacre le peuple qui s’est battu à ses côtés, jusqu’au débarquement en Provence, à Sétif, à Guelma et Kherrata. Les estimations récentes des historiens vont de 15 000 à 30 000 morts.
Quand la douleur est trop prenante, l’art est le seul moyen de la sublimer. Voici donc Arthur Rimbaud qui, le 2 juillet 1869 alors âgé de 14 ans, écrit son 1° grand poème intitulé «Jugurtha». C’était le sujet du concours de l’académie des Ardennes. Son poème en éloge à l’Emir Abdelkader sera publié dans la revue académique.
Extraits du poème «Jugurtha»:
Il est né dans les montagnes d’Arabie un enfant qui est grand;
Et la brise légère a dit : «Celui-là est le petit fils de Jugurtha !…»
«Peut être aurais-je fini par vaincre les cohortes ennemies…
Mais la perfidie de Bocchus… À quoi bon en rappeler davantage?
Content, j’ai quitté ma patrie et les honneurs royaux, content d’avoir appliqué à Rome le soufflet du rebelle.
Mais voici un nouveau vainqueur du chef des Arabes, la France!… Toi, mon fils, si tu fléchis les destins rigoureux,
Tu seras le vengeur de la Patrie ! Peuplades soumises, aux armes !
Qu’en vos cœurs domptés revive l’antique courage !
Brandissez de nouveau vos épées ! Et, vous souvenant de Jugurtha,
Repoussez les vainqueurs ! Versez votre sang pour la patrie !
Oh, que les lions arabes se lèvent pour la guerre
et déchirent de leurs dents vengeresses les bataillons ennemis !
Et toi, grandis, enfant ! Que la Fortune favorise tes efforts!
Et que le Français ne déshonore plus nos rivages arabes!…»

Arthur Rimbaud n’est pas seulement ce poète de génie qui continue d’influencer la littérature universelle. Souvent décrit comme poète de génie certes, mais aussi comme pédé, alcoolo, marchand d’armes et d’esclaves, dont le père a abandonné le domicile familiale, on découvre, avec -Hedi Abdel-Jaouad, «Rimbaud et l’Algerie» 2004 Édif 2000 (Algérie), Rimbaud le Numide, Rimbaud l’anticolonialiste. Il a pris très tôt le parti de l’Algérie contre la France. Il est l’un des premiers Français à reconnaître le fait national algérien. « Jugurtha » actualise la légende aux fins d’illustrer une autre résistance, celle de l’émir Abdelkader ! Il y malmène, comble d’ironie, en latin, le double mythe de l’Afrique romaine et de l’Algérie française. L’Algérie d’Arthur Rimbaud a aussi le visage de son père, chef du Bureau arabe à Sebdou. « L’Algérie a nourri l’univers poétique de Rimbaud qui, à son tour, a laissé des traces dans la poésie algérienne et arabe. »
La grande figure de l’Emir Abdelkader a marqué la lutte contre le colonialisme, en tenant en échec durant 15 années de 1832 à 1847, une des 2 plus puissantes armées du monde. Il était aussi un lettré et un mystique de l’Islam qui a marqué son temps et impressionné beaucoup de monde lors de sa captivité abusive en France.
En effet, il décide de lui même de cesser le combat fin 1847 à la condition de pouvoir se rendre en Orient. En violation de l’accord donné, il est enfermé dans un fort à Toulon puis à Pau dans la tour du château d’Henri IV puis au château d’Amboise et enfin libéré par Napoleon III fin 1852. Plus tard, ils deviendront ami en reconnaissance de son aide à Ferdinand de Lesseps dont il a soutenu le projet du Canal de Suez qui fait gagner 9000 km à la navigation maritime. Une fois installé à Damas en Syrie, l’Emir vit à proximité de son maître spirituel andalou Ibn Arabi, d’où il dispense un enseignement religieux, suivi par de nombreux disciples. En 1860, au nom de sa foi musulmane, il fait barrage à un soulèvement anti chrétiens pourchassés par des Druzes. Il sauve ainsi 12 500 chrétiens. Son geste est salué par les arabes chrétiens, par la France, par le Vatican. Le futur cardinal Lavigerie fondateur des missionnaires «pères blancs» en Algérie, se déplace à Damas pour embrasser la main de l’Emir. Son aura est telle qu’elle touche favorablement toute l’opinion publique française .

Jugurtha du berbère « il les a surpassés », né vers -160 à Cirta (Constantine) et mort en -104, est un roi numide. Il s’oppose durant 7 ans à la puissance romaine entre -111 et -105 À la suite de la trahison de son beau-père, le roi Bocchus Ier, Jugurtha est livré aux Romains. En -104 , il est exhibé lors du triomphe de Marius à Rome, et ensuite jeté en prison, où il meurt de faim après plusieurs jours de souffrance.
C’est le petit-fils du roi numide Massinissa qui fut un grand allié de Rome durant les guerres puniques; il reçut le titre d’« ami de Rome ».En -148, à sa mort, le royaume de Numidie fut divisé entre ses 3 fils. L’ un d’eux, Micipsa veut se débarrasser de Jugurtha, d’un successeur potentiel, en l’envoyant combattre en Hispanie ( Espagne) où il se montre un valeureux guerrier, l’ami de Rome (du général Scipion Émilien). Donc, Micipsa en fait l’un des héritiers du pouvoir mais Rome l’oblige à partager son royaume en 3.
Jugurtha, qui n’accepte pas la décision du Sénat romain, assassine en -113 Adherbal son rival après le siège de Cirta,. s’empare de la cité, massacrant les commerçants romains qui s’y trouvent. Rome accepte mal que Jugurtha veuille mettre en place un royaume de Numidie fort et uni. A sa chute, la Numidie n’est pas annexée. Elle est étroitement surveillée en devenant un royaume client de Rome.

Pour rédiger son poème Jugurtha, Arthur Rimbaud élabore un mélange de l’histoire de Rome en Numidie et de la colonisation française de l’Algerie. Il puise dans ses sources scolaires pour Rome à la bibliothèque municipale qu’il fréquentait assidûment et ses sources sont familiales pour la France.
Son père, Frédéric Rimbaud, ancien chef d’un bureau arabe en Algérie et lieutenant ayant participé à la campagne contre Abdelkader, est distingué par le Duc d’Aumale, fils de Louis Philippe. Cet officier modèle était lettré, auteur d’énormes ouvrages militaires ; c’était un linguiste arabe confirmé, comme le sera plus tard Arthur. Ce père militaire avait écrit une grammaire arabe et une traduction du Coran dont a eu accès Arthur dans le grenier où il est «enfermé à 12 ans» comme il l’écrira plus tard, ainsi qu’à une quantité de documents français-arabes sur l’expédition de l’armée en Algérie. Certains expliquent que c’est de là que viendrait Son expression célèbre : «Je, est un autre.» viendrait de là. Le jeune Arthur lisait donc tout ce qui se publiait dans les journaux et gazettes dont des articles d’actualités sur l’Emir (l’inauguration du Canal de Suez avec l’impératrice Eugénie, a lieu l’année de la publication de son poème)

Arthur Rimbaud connaissait aussi parfaitement l’œuvre de Victor Hugo dont «Orientale» et les vers sur Abdelkader (Châtiments 72/73) que l’auteur des Misérables opposait à son ennemi Napoléon III. Le chef arabe est vu comme «..le sultan, … compagnon des lions roux, … farouche aux yeux calmes, … le beau soldat, le beau prêtre» alors que contrairement «Napoléon le petit», comme l’appelait Victor Hugo, est aussi décrit comme «L’homme louche de l’Elysée, … fourbe et traître, … au front bas et obscurci».