J’ai regroupé ces deux textes très courts, interventions à chaud d’une situation changeante, quasiment d’heure en heure en cette fin du mois de mars. La campane pour placer Mustapha Bouchachi avait échoué pour l’essentiel mais ses promoteurs gardaient espoir. Le maintien de la candidature du président Bouteflika apparaissait clairement comme suicidaire pour son groupe. Elle devenait intenable pour l’ANP qui savait que toute sortie de la constitution serait une transition en dehors de toute règle, l’annulant de fait la Constitution et autorisant le conseil de transition et son président d’édicter les nouvelles règles, comme l’a fait le conseil de transition de Libye et le fait aujourd’hui El Joulani aujourd’hui en Syrie. L’ANP avait trouvé comme solution constitutionnel l’application de l’art 102 relatif à l’incapacité du président de gouverner. Le jour même Ouyahia qui était en embuscade appelle le président à démissionner, ce qui faisait de lui, compte tenu de sa position dominante dans les appareils d’Etat, le candidat « naturel » à la succession.
En fait Ouyahia tentait un coup d’Etat. C’était sans compter sur les divisions, voir les dissensions, au sein même de l’alliance des Oligarques eux-mêmes et de l’alliance entre les oligarques le Club des Pins et les appareils d’Etat notamment chargées des financements et des soutiens aux « investissements »
Ces deux textes d’intention tactique, sont étroitement liés par leur objet et publié à quelques heures d’intervalles. Alors ? démission ou article 102 ? Derrière l’affrontement des interprétations se déroulait une autre lutte : celle de la préservation déterminé de l’Etat, qui bien que muté en Etat de caste (le club des pins) et de classe (les oligarques) restait encore un Etat algérien assujetti à une condition néocoloniale mais aussi le dernier fruit de novembre et le dernier rempart contre l’atomisation programmée de notre pays. Le défendre, oui dans hésitation mais avec la lucidité des révolutionnaires qui perçoivent combien l’option du capitalisme sauvage sous le président Chadli puis celle du néolibéralisme sous le président Bouteflika avait fragilisé et qui veulent revenir aux principes de l’appel du 1er novembre.
Vous trouverez dans cette publication un reflet des luttes intenses engagées autour de la désignation d’un « chef » du « Hirak » mais en réalité pour imposer un Conseil de Transition opposé à celui que préparaient certains cercles du pouvoir en alliance avec certains partis.
Six ans après la survenue du phénomène qui a été appelé « Hirak », dénomination que j’ai vite rejetée, des amis m’ont demandé de republier mes analyses, maintenant que le monde bascule. Il me semble nécessaire de les republier dans l’ordre de leur parution. Elles furent des analyses à chaud, sans recul mais avec toujours un souci d’historicité pour saisir les faits dans leurs rapports les plus lointains, les plus cachés ou oubliées avec des faits précédents.
L’art. 102, la démission et le peuple.
27 Mars 2019 ,
Le lendemain de la demande du Chef de l’Etat-major d’application de l’art. 102, Ouyahia a réclamé à Bouteflika de démissionner. Dans quelques médias les articles qui en parlent n’arrivent pas à cacher une stupeur profonde sur l’ingratitude de l’homme et une indignation non déguisée. Il a défendu le président Bouteflika jusqu’au bout et même dans sa déclaration de politique générale à l’APN. Il a provoqué le peuple en le mettant au défi de manifester et le peuple avait compris que Ouyahia le poussait à la violence et aux excès qui aurait permis au pouvoir de décréter l’état d’urgence ou quelque loi exceptionnelle de ce goût-là. Non seulement le peuple a occupé la rue mais il l’a fait en surclassant Ouyahia sur tous les plans, comme vous l’avez vu.
C’est bien-sûr la même position que celle de Said Sadi, de Louisa Hanoun, du RCD, de Abdallah Djaballah et de quelques autres. Quels points communs partagent ces personnalités qui affichent des positions idéologiques, politiques et culturelles si différentes, voire antagonistes ?
La réponse est difficile. Alors il faut s’en tenir aux faits, aux significations immédiates et aux conséquences constitutionnellement logiques de la demande de démission.
Premièrement la demande d’Ouyahia au président de démissionner signifie que malgré toutes les mobilisations populaires et son rejet total par le peuple, il se considère encore qualifié pour la vie politique et pour une poursuite de sa carrière politique. On comprend mieux que rapidement après la perte de son poste de premier ministre, il a repris en main le RND et obtenu le soutien des responsables de wilaya de ce parti. Et donc le premier fait est que Ouyahia n’a pas reculé d’un iota face aux manifestations, le deuxième est qu’il dispose d’un parti et des moyens pour agir et enfin que sa carrière politique est encore devant lui.
L’intervention de Ouyahia arrive après les déclarations de Saâdani qui l’ont chargé de toutes les tares du règne quasi monarchique du président Bouteflika. Nous assistons donc à une bataille de ténors, champions respectifs de deux clans, ou deux forces, ou deux groupes pour qui le détail constitutionnel est un facteur décisif de victoire ou de défaite. Mais les déclarations des deux hommes ne laissent pas de doutes sur la réalité d’une confrontation. Celles de Saâdani ne laissent aucun doute qu’il s’agit d’une lutte en l’Etat profond qu’il associe à son ennemi intime le DRS et à Ouyahia. Si l’existence de clans ou de groupes opposés au sein du pourvoir pouvait être de la science-fiction, Saâdani vient de donner la preuve de totale réalité.
Pourquoi la démission plutôt que l’application de l’art. 102 ? Et pourquoi cette position commune de Saïd Sadi, de Djaballah, du RCD etc. ?
Parce que l’application de l’art. 102 signifie que l’appareil d’Etat, premier ministère, conseil constitutionnel, assemblée nationale et sénat, responsables en charge de secteurs sensibles restent en place dans l’actuel rapport de forces qui a consacré la défaite du courant oligarque déjà ancien représenté par Ouyahia face au courant des oligarques qui se sont récemment enrichis représentés par Bedoui.
Pour remettre le compteur à zéro, il faut donc écarter la solution de l’art. 102. La démission du président ouvre par contre des possibilités différentes et alors l’ancienneté des réseaux oligarchiques représentés par Ouyahia leur donne des avantages considérables contre le camp adverse.
L’application de l’art. 102 a l’avantage de ne pas créer de vide, de coupure, dans la continuité de la direction de l’Etat. Mais il al’inconvénient majeur de garder cette direction au pouvoir par les avantages de la maîtrise des appareils et des rouages.
La démission donne des avantages aux réseaux constitués mais ajoute au paysage actuel, le risque d’une rupture dans les mailles du pouvoir, ruptures favorables à l’intervention étrangère. Le discours d’aujourd’hui deFederica Mogherini qui jure ne pas vouloir s’ingérer mais nous abreuve de conseils dont le contenu essentiel est de ne pas toucher aux contrats, est un signe avant-coureur.
Que peut gagner le peuple dans cette querelle juridique qui cache une lutte politique ? Rien, car dans les deux cas il n’a pas le temps de se structurer en comités ou en groupes politiques pour transformer sa force et sa protestation en action politique efficace.
La structure juridique actuelle qui ne l’a pas servi dans le passé ne le servira pas non plus aujourd’hui car elle a été construite pour le faire taire et le disperser. S’il n’y a pas abrogation immédiate des lois de la censure et de la répression et s’il n’y a pas abrogation immédiate des procédures policières pour la constitution des partis et associations, il ne peut y avoir de traduction politique de la volonté du peuple.
Quelle peut-être sa voie ? Celle de l’exigence immédiate de lois qui lui reconnaissent les libertés démocratiques d’expression, d’association, de réunions sous le simple mode déclaratif. Sans cette garantie à arracher dans la rue ou par la négociation nous resterons prisonniers des règles et des lois conçues pour nous dominer.
M.B

Du jour après la marche du 29 mars 2019 au jour d’après la réunion de l’État-major de l’ANP.
Le communiqué de l’État-major du 30 mars 2019 éclaire de façon nette certains aspects essentiels.
Ce communiqué est celui de l’armée et une déclaration de son chef, le général Ahmed Gaïd Salah. De ce point de vue l’armée lève une confusion sur laquelle ont joué beaucoup d’intervenants actuels.
Pourtant le déroulé des déclarations de Gaïd Salah montrait clairement un changement progressif mais radical. Les deux premières interventions de Gaïd Salah, notamment celle du mardi 26 février, soutenaient le déroulement des élections à la date prévue. Les deux premières déclarations ont été perçues à juste titre comme des mises en garde, voire des menaces, à l’endroit du Hirak. Les deux déclarations attestaient que pour lui l’élection allait se dérouler et qu’elle serait sécurisée.
Ces deux déclarations ont été recadrées par la suite, recadrage qui tentait d’atténuer l’impression de soutien au président Bouteflika. La réflexion la moins clairvoyante pouvait deviner que ses collègues ne le suivaient pas sur ce terrain de l’alignement sur son ami le président et nous envoyaient les signaux que l’armée en tant que corps avait un autre avis.
Le proverbe dit que c’est la première impression qui compte. Elle restera dans nos têtes comme une position immuable. Cela nous gênera pour saisir pleinement les messages à peine codés des déclarations suivantes. Ces déclarations glissent vers :
1- la reconnaissance de la qualité patriotique des manifestations, c’est à dire de leur légitimité. C’est cela le contenu. Derrière le contenu manifeste de la qualité patriotique se faisait jour la reconnaissance de leur légitimité. Ce qui rendait, par jeu de miroir, illégitime la candidature du président Bouteflika.
2 – vers la convergence de vues entre l’ANP et le peuple et la glorification de cette convergence.
3 – vers la nécessite de trouver une solution parmi les solutions possibles. Cette déclaration a été le point de franchissement qui a porté l’ANP du côté du peuple. Il fallait un manque total de discernement pour ne pas le comprendre et comprendre que l’ANP préservait l’ordre du droit constitutionnel, ce même droit à opposer aux ingérences étrangères. Toute transgression du droit constitutionnel est une autorisation donnée à l’intervention étrangère. Cet appel ne sera pas entendu par le clan du président, spécialement Belaiz, nommé président du conseil constitutionnel en dépit du droit.
4 – La résistance du clan présidentiel qui joue la montre contre le peuple pousse enfin l’armée à exiger l’application de l’art. 102.
Le peuple comprend parfaitement l’enjeu, refuse de suivre le slogan anti-Gaïd Salah qui est en fait un slogan anti ANP, et invite l’armée à aller plus loin en détaillant les mesures d’accompagnement : départ de Belaiz, départ de Bensalah, nouveau gouvernement aux membres impeccables de compétence et d’intégrité morale, nouvelle commission de contrôle des élections, une instance présidentielle provisoire etc.
« Préserver la pérennité de l’Etat et réaliser les aspirations de la mobilisation populaire », voilà lé défi qu’a compris notre peuple et l’équation telle que l’a résumée un ami.
Tous les partis et personnalités politiques qui réclamaient l’ingérence de l’armée depuis au moins deux ans, se retournent contre elle. Le point de cohérence de leurs positions est la volonté de détruire l’ordre constitutionnel, qui est mauvais et même pourri mais qui est l’ordre qui permet de préserver l’unité de l’État. Et si une personne ne comprend pas :cet ordre permet la continuité du fonctionnement des services de l’Etat.
Le clan lui-même du président et celui des oligarques avaient un besoin urgent que l’armée glisse hors des règles constitutionnelles pour obtenir des puissances étrangères une reconnaissance à la « Juan Guaido » du Venezuela, une reconnaissance d’un pouvoir civil, celui qui prolonge le pouvoir des oligarques contre l’exigence du peuple d’un autre État conforme aux annonces de novembre et de la Soummam.
Ce dernier communiqué publié après des images d’une réunion solennelle vient confirmer que Gaïd Salah parlait depuis le 28 février au nom de l’armée et non en son nom personnel. Il ajoute deux éléments clés du rapprochement de l’ANP et du peuple, les arts 7 et 8. C’est à dire qu’il oppose à la légalité de Belaiz et du Conseil Constitutionnel le principe philosophique et éthique que la souveraineté du peuple est supérieure à la légalité des institutions y compris celle de Belaiz et du Conseil Constitutionnel et donc aussi celle de Bensalah et du Sénat si le besoin venait à s’en faire sentir.
Nous sommes arrivés à ce carrefour, où nous pouvons garantir le départ du président et de ses oligarques sans mettre en danger ni l’existence de notre État dont il faudra lui recouvrer sa souveraineté, ni notre pays.
Ces trois articles avancés par l’ANP peuvent amplement servir de base pour une transition qui arrache notre pays aux griffes de la France, de l’Union Européenne, des USA, des multinationales.
Seule l’unité avec l’armée sur ces principes et ces articles de la constitution peut nous faire avancer.
Mais seule la mobilisation populaire et celle des vendredis en particulier peut garantir cette voie de succès et la construction :
– d’une souveraineté intransigeante de l’État,
-la propriété publique de nos ressources minières et naturelles et d’abord le pétrole,
-l’interdiction de toute forme de privatisation de ces richesses sous le prétexte d’en appeler à l’expertise étrangère,
– la garantie des libertés démocratiques d’expression, de création de partis et d’association, de réunion et de manifestation, d’édition.
– la dissolution des polices politiques et une plus grande vigilance face aux dangers de subversions externes.
– la réalisation du caractère social de l’État par la garantie d’un système de santé et d’éducation performants et gratuits, d’une préservation des secteurs de la culture et du sport de la sphère marchande, de la garantie de l’énergie et de l’eau à usage domestique pour tous et dans toutes les régions.
– le développement économique autocentré et la défense de notre production nationale par des barrières douanières conséquentes.
Il faut maintenant par notre mobilisation :
-aider l’ANP se rapprocher encore plus de nous et
-sceller avec elle la même alliance stratégique qui nous soudait à l’ALN par la force de nos slogans, de nos mots d’ordre et par notre volonté de les faire tous partir, ces éléments du système de Bouteflika et de son oligarchie,
– commencer à créer nos partis, nos associations dans notre diversité nationale pour contribuer à la naissance du nouvel État indépendant, souverain et démocratique que nous rêvons.
Il faut aussi maintenant faire face aux manipulateurs cachés que l’ampleur de notre mobilisation a désarmés, qu’ils soient les agents des oligarques, des appareils politiques, ceux d’Otpor ou les amis de BHL.
M.B