• Vous montrez le lien que Roumain conserve avec la pensée de Hegel. Vous soutenez même que Roumain se présente comme un philosophe qui fait de la méthode dialectique la base de sa philosophie scientifique. Quelles seraient les raisons pour lesquelles, même dans les ouvrages qui cherchent à se départir de l’eurocentrisme en philosophie, on omet l’importance de Jacques Roumain ?

Les philosophes que vous mentionnez vivent en Amérique latine. Les Latino-Américains sont généralement considérés comme ceux qui vivent en Amérique du Sud, et l’espace des Caraïbes est oublié : Cuba, Haïti, la République dominicaine, les territoires français d’outre-mer, les anciennes colonies britanniques, etc. Il y a aussi le problème de la langue. En Amérique latine, la plupart des gens parlent espagnol.

Roumain a étudié en France, à l’Institut d’ethnologie de Paris, et bien qu’il ait publié des écrits en anglais, la plupart de ses textes ont été rédigés en français. Il existe une tendance générale à exclure les Caraïbes anglophones et francophones de l’idée d’Amérique latine.

Même avant la révolution cubaine de 1959, il existait des relations étroites entre les penseurs haïtiens et cubains. Jacques Roumain était un ami de Nicolás Guillén (1902-1989). Des intellectuels cubains, Alejo Carpentier (1904-1980), sont restés en Haïti. Fernando Martínez Heredia (1939-2017) parlait français et a même donné une série de conférences à l’université.

Lorsqu’on parle de Roumain, on évoque l’un de ses textes les plus traduits Gouverneurs de la Rosée. Cependant, peu de gens connaissent son travail anthropologique. De nombreux textes de Roumain convergent avec les approches de penseurs actuels, par exemple en Bolivie. Depuis la victoire d’Evo Morales, on constate qu’une frange du marxisme s’intéresse aux questions indigènes, questions d’une grande importance pour les Latino-Américains que Roumain a abordées

Dans le texte Contribution à l’étude de l’ethnobotanique précolombienne des Grandes Antilles, Roumain a étudié le rôle des peuples autochtones. Pour sa part, Jacques Stephan Alexis, un marxiste haïtien, a soutenu que la culture en Haïti était composée de 3 éléments: l’indigène, l’européen et l’africain. Par conséquent, la culture en Haïti partage des aspects communs avec des pays d’Amérique du Sud ainsi que dans l’espace des Caraïbes. Il ne faut pas oublier qu’Haïti a été le 1° pays à obtenir son indépendance et qu’il a, en outre, aidé l’Amérique latine dans sa lutte pour l’indépendance. Simon Bolivar (1783-1830) a reçu le soutien d’Haïti.

  • Plus précisément, vous indiquez 3 caractéristiques de l’originalité du marxisme de Roumain:
  • a) sa relation avec les sciences sociales,
  • b) son rapport avec la thématique de la religiosité (en particulier avec le vaudou et le catholicisme populaire)
  • c) ses contacts avec l’art.
  • Par ailleurs, on peut aussi percevoir une sensibilité écologique, dans Gouverneurs de la rosée. Face à la catastrophe environnementale ou à la crise civilisationnelle, dans quelles mesures la pensée de Roumain peut-elle contribuer à élaborer un projet de civilisation éco-socialiste ou éco-communiste ?

Cette sensibilité ne se limite pas à lui seul Roumain. L’un de ses disciples, Jacques Stephen Alexis (1922-1961), a publié le roman Compère Général Soleil où l’on peut clairement observer l’aspect écologique. On y voit que la référence au soleil va au-delà d’une technique d’écriture car pour lui, comme pour le monde caribéen, c’est un élément fondamental et quotidien. EN Allemagne, des semaines peuvent s’écouler sans même un rayon de soleil. Parfois, quand le soleil sort, il fait froid. Dans les Caraïbes, lorsque le soleil pointe le bout de son nez, il est synonyme de chaleur. Jacques Stephen Alexis a aussi publié Les Arbres musiciens, traduit en espagnol par « Los árboles que cantan », où l’on peut percevoir la relation avec la nature.

La question écologique a été centrale dans le marxisme haïtien. Même dans mon cas, étant diplômé de l’université de Francfort, berceau de la théorie critique, l’une des idées fortes que j’ai assimilées, est qu’il ne suffit pas de dominer la nature mais qu’il faut « dominer la domination » de la nature. Lorsque la nature est dominée dans le système capitaliste, la nature est détruite. Le marxisme l’a très bien montré. La nature doit être respectée. Avant Marx, le philosophe Ludwig Feuerbach (1804-1872), disait que nous devons traiter la nature comme un ami, comme un amant. Nous devons entrer dans une autre relation avec la nature car la relation capitaliste la détruit. Il établit des relations d’exploitation impitoyable avec la nature.

  • On peut aussi constater des similitudes entre Jacques Roumain et le marxiste péruvien José Carlos Mariátegui. Ils ont tous 2 été de fervents lecteurs de Friedrich Nietzsche, tous 2 ont reconnu l’importance de Rosa Luxemburg ( la conférence sur « La révolution allemande », donnée par Mariátegui en 1923), tous 2 ont eu recours à l’anthropologie et à la sociologie dans leurs recherches (les travaux de Hildebrando Castro Pozo et de César Ugarte ont été cruciaux pour Mariátegui et sa thèse du « communisme indigène »), ils furent des intellectuels organiques (Mariátegui a fondé le Parti socialiste péruvien en 1928 et Roumain le Parti communiste haïtien en 1934) et, surtout, ils ont tous les 2 abordé la question raciale depuis une perspective marxiste. Inutile, enfin, de rappeler qu’ils sont tous 2 morts très jeunes, Mariátegui à l’âge de 36 ans et Roumain à l’âge de 37 ans. Mais vous n’abordez pas la relation entre le marxisme de Roumain et l’indigénisme dans votre livre. À quoi est due cette absence ?

Comme vous le dites, Roumain est mort à l’âge de 37 ans, mais pas de mort naturelle. Les années qu’il a passées en prison ont été fatales à sa santé; il y a contracté la malaria qui a précipité sa mort. Dans mon livre, j’ai essayé de mettre en évidence plusieurs éléments. Le chef des partis communistes en Amérique latine, Jules Humbert-Droz (1891-1971), un pasteur suisse, raconte qu’il a demandé au dirigeant italo-argentin Vittorio Codovilla (1894-1970) si en Amérique latine il y avait un problème de race. Sa réponse a été : « non, en Amérique latine nous n’avons pas le problème de la race ». C’est symptomatique.

La migration européenne en Argentine a occulté la question raciale. On oublie qu’il y avait aussi une population afro-descendante. Pendant la Conquête, il y avait des soldats noirs dans les rangs de l’armée hispanique qui ont contribué à détruire la résistance indigène. Mais la population indigène des Caraïbes et d’Amérique du Sud a continué à se battre.

Le problème de la race a été présent dans la constitution des Amériques et Jacques Roumain en était conscient. En 1915, l’occupation américaine d’Haïti a commencé et le mouvement indigéniste émerge, mettant aussi l’accent sur les racines africaines de la population haïtienne, et Jacques Roumain est le résultat de l’alliance entre indigénisme et marxisme.

En outre, en 1956, le 1° congrès des écrivains et artistes noirs est organisé à Paris, auquel participent des intellectuels caribéens. La négritude était au centre des débats. Mais l’indigénisme avait déjà soulevé la question de la race, il était un antécédent de la négritude. De plus, cette question fait partie de l’histoire du marxisme latino-américain. En 1929, lors de la 1° conférence des partis communistes d’Amérique latine, l’une des principales questions était le problème de la race. Bien que José Carlos Mariátegui n’ait pas pu assister à la réunion de Buenos Aires, il a préparé un texte qui a été présenté par son ami Hugo Pesce où la question de la race est centrale.

La question noire est complexe, car elle n’est pas uniforme. Par exemple, la question des Noirs aux États-Unis n’est pas la même qu’en Haïti. Des chercheurs comme l’anthropologue brésilien Darcy Ribeiro (1922-1997) ou l’ethnologue cubain Fernando Ortiz (1881-1969) ont souligné le rôle de la présence noire dans la culture latino-américaine. Je n’ai pas évité la question indigène, j’ai voulu montrer qu’elle fait partie du marxisme latino-américain.

  • Dans son autobiographie, Bonsoir tendresse (Odile Jacob, 2018), le poète marxiste René Depestre raconte que, pendant son séjour au château de Dobříš en décembre 1950, l’Amérique latine a fait irruption dans sa vie. Depestre ajoute que c’est grâce aux écrivains communistes Jorge Amado et Pablo Neruda qu’il a pris conscience de son identité latino-américaine. Comment vous, Yves Dorestal s’est-il découvert latino-américain ? Quelles ont été les événements historiques ou existentiels qui vous ont influencé et qui ont fait que vous vous identifiez comme marxiste et comme latino-américain ?

En ce qui concerne le marxisme, je dois préciser que j’ai fait mes études de 1° cycle à l’École normale supérieure d’Haïti où je suis actuellement professeur de philosophie. Dans les années 1960, lorsque j’étais étudiant, la figure de Jean-Paul Sartre (1905-1980) était déterminante. Il était marxiste et dans Critique de la raison dialectique, il soutient que le marxisme est « la philosophie insurpassable de notre temps ». Mes études et ma passion pour Sartre m’ont donc conduit au marxisme.

Après avoir terminé mon diplôme à Port-au-Prince, j’ai obtenu une bourse pour poursuivre mes études à l’université de Francfort. Cette université avait un lien avec le marxisme. De grands intellectuels comme Theodor Adorno ou Max Horkheimer ont fondé l’École de Francfort. J’ai eu la chance d’écrire ma thèse de doctorat sous la direction d’Alfred Schmidt. Tous ont été importants dans ma formation et m’ont protégé d’un marxisme superficiel.

Pour ma relation avec l’Amérique latine, après avoir terminé mes études doctorales, je ne pouvais pas retourner en Haïti, car c’était la dictature de François Duvalier (1907-1971), et j’ai donc décidé de me rendre en Amérique centrale. De 1975 à 1978, j’ai enseigné la philosophie au Honduras, jusqu’à ce que l’on m’accuse d’enseigner des idées qui allaient « contre la civilisation occidentale et chrétienne ». Puis les autorités m’ont donné 24 heures pour quitter le pays. Je suis allé au Salvador, puis au Guatemala …..De retour en Allemagne, j’ai entendu la nouvelle de la victoire de la révolution sandiniste et j’ai décidé de partir au Nicaragua. J’ai passé 2 ans à travailler au ministère de l’éducation nationale du Nicaragua. Ensuite, je me suis installé au Chili et j’ai enseigné à l’Université des arts et des sciences sociales (ARCIS). Pour moi, l’Amérique latine n’est donc pas un sujet abstrait

  • Vous êtes l’un des principaux spécialistes de l’École de Francfort, en particulier de la pensée de Max Horkheimer, de Theodor W. Adorno. Dans les années 1990, un réseau d’intellectuels est apparu (Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Walter Mignolo et María Lugones) qui ont analysé la relation entre la modernité et la colonialité du pouvoir. Ces chercheurs latino-américains partaient de la conquête de l’Amérique au XVIe siècle pour mettre en question la logique sacrificielle de la modernité/colonialité. Au-delà des « affinités électives » entre la Théorie critique et la pensée décoloniale (critique de la modernité, dénonciation des structures d’oppression, etc.), trouvez-vous pertinentes les thèses de cette « constellation de pensées » qui lie la modernité avec le phénomène de la colonialité ?

L’École de Francfort est diverse et il y avait des courants traitant de différents thèmes. Quand René Descartes (1596-1650) considère que l’homme doit être le maître et seigneur de l’univers ou le maître et seigneur de la nature, les philosophes de Francfort montrent qu’il s’agit d’une domination qui ne profite qu’à l’industrie, au capitalisme et à la société bourgeoise. Par conséquent, cette domination est inscrite dans le projet de rationalisation mais il ne s’agit pas d’un rationalisme complet.

C’est ce que Habermas a voulu montrer: la modernité du capitalisme est une modernité incomplète, puisque les êtres humains ne bénéficient pas de la domination de la nature. Ils deviennent eux-mêmes victimes de la domination capitaliste. Cette domination se manifeste également dans l’exploitation que le Nord global exerce sur le Sud global. Cette forme de rationalisme n’est pas le triomphe de la raison mais une autre forme de domination sur les peuples d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et des Caraïbes. En ce sens, la critique de la modernité faite par le mouvement décolonial, bien qu’elle ait quelques affinités électives, va dans une direction différente.

  • Haïti est l’un pays qui dispose d’une longue tradition de lutte anticoloniale, là où la négritude se mit debout pour la 1° fois (Aimé Césaire), je pense non seulement au processus de libération des troupes conduites par Toussaint Louverture ou à la rébellion agraire de Charlemagne Péralte et de Benoît Betraville, mais aussi à la résistance des communautés ecclésiales de base (ti kominote l’egliz), dans l’esprit de la théologie de la libération, et soutenues par le père Jean-Marie Vincent (assassiné en 1994). Des marxistes de l’envergure d’Antonio Gramsci, de José Carlos Mariátegui, de Jacques Roumain et d’Ernst Bloch ont traité de la potentialité révolutionnaire de la religion. Quel est le rôle de la religiosité populaire dans les mouvements de contestation qui ébranlent actuellement le sol haïtien ?

Il s’agit d’une question importante. Nous pouvons identifier une convergence entre la manière dont José Carlos Mariátegui et les marxistes haïtiens ont abordé la question de la religion et une convergence entre Antonio Gramsci et Jacques Roumain.

Le Sarde parle d’un catholicisme populaire représenté dans la figure du paysan. Le catholicisme populaire ne doit pas être réduit à un catholicisme instrumentalisé pour aliéner et exploiter le peuple. En ce sens, il n’est pas fortuit qu’en Haïti il y ait eu une alliance entre les marxistes, les membres du clergé et les communautés ecclésiales de base (CEB). Pour de nombreux croyants, être catholique signifie prendre part aux enjeux sur le terrain. La lutte ne vise pas seulement à changer les conditions de la paysannerie mais aussi à transformer la société dans son ensemble. Les communautés ecclésiales de base ont joué un rôle très important dans la lutte contre la dictature de Duvalier.

Aujourd’hui, une fois de plus, le peuple haïtien est engagé dans la lutte pour le respect des droits qu’il a conquis. La théologie de la libération a été fondamentale dans les luttes des peuples d’Amérique latine. Vivant au Nicaragua, j’ai été témoin du travail de prêtres comme Fernando et Ernesto Cardenal. Nous ne pouvons pas non plus ignorer la contribution des frères Boff (Léonard et Clodovis), du père Gustavo Gutiérrez et du père François Houtart dans les luttes de nos peuples.

Il est clair que l’Église en Haïti est divisée, car une partie a décidé de prendre le parti des oppresseurs tandis qu’une autre partie préfère être du côté des opprimés. Par conséquent, je suis convaincu de la nécessité d’une alliance entre les marxistes, les croyants et les membres de l’église populaire dans la lutte pour la libération de nos peuples. Bien sûr, nous ne serons jamais d’accord sur les questions célestes, mais nous pouvons nous organiser et chercher une solution pour ce qui doit être fait sur terre.

Source: Contretemps

« Les masses (la classe des travailleurs) sont pour 4/5 indigènes. Notre socialisme ne sera pas péruvien, ni même socialiste, s’il ne se solidarise pas avec les revendications indigènes»