
Mayotte est située à -de 70 km d’Anjouan, à 130 km de Mohéli et à 190 km de Grande Comore. Les liens entre les Comoriens sont anciens : des familles sont dispersées sur les 4 îles, les mariges à travers l’archipel sont fréquents, les échanges culturels et commerciaux, multiples. La fragmentation de l’archipel explique en grande partie les difficultés actuelles.
Le département le plus pauvre de France
Pour comprendre les tensions liées à l’immigration, il faut les inscrire dans un contexte économique et social unique en France. Mayotte est le département le plus pauvre du pays. Une immense majorité des habitants (84%) vit sous le seuil de pauvreté. Près d’1/3 des habitants vit dans un logement qui ne dispose pas d’eau courante et 4/10 logements sont des « bangas », des habitations faites de tôle, de bois ou de terre, précise Le Figaro.
Le département connaissait en 2016 le taux de chômage le plus élevé d’outre-mer (36,6%) et le PIB par hab. ne s’élevait qu’à 7 900 euros annuels contre 31 500 euros au niveau national, rappelle Le Parisien. Parmi les 16-64 ans, 33% sont illettrés (ils maîtrisent insuffisamment la lecture malgré une “scolarisation”) et seuls 63,3% des enfants de 3 ans sont inscrits à l’école, contre 97% au niveau national.
« Cette situation conduit certains à accuser les immigrés d’être responsables de tout : le chômage, la fécondité élevée, la violence, le manque de développement. On va considérer le natif de Mayotte comme légitime et celui qui vient d’Anjouan comme illégitime. »
Janvier 1995 : fin de la libre circulation entre Mayotte et les Comores
Après le référendum sur l’indépendance, les relations et flux de populations entre les îles, à commencer par Mayotte et Anjouan, se complexifient. Mayotte a toujours gagné en attractivité, tandis que l’instabilité politique abîme le reste des Comores. Entre 1975 et 1997, la population de Mayotte passe, d’après l’Insee, de 45 000 à 131 000 personnes. Dans ce contexte, en 1995, le gouvernement français met en place une procédure de visa, inexistante jusque-là, pour les Comoriens. L’obtention de ce « visa Balladur » étant ardue, les traversées clandestines commencent.
« Le durcissement des politiques migratoires engendre des conditions de traversée de plus en plus difficiles et provoque un nombre important de décès en mer. En outre, ces politiques produisent de l’immobilisation : des personnes qui ne feraient que des allers-retours, pour visiter leurs familles dispersées, se trouvent piégées du fait de leur irrégularité. »

Kwassa-kwassa est le nom comorien d’un type de canots de pêche rapides de 7 à 10 m de long pour 1 m de large, à fond plat et équipés d’1 ou 2 moteurs. À l’origine, « kwasa kwasa » est le nom d’une danse congolaise connue pour être très rythmée et saccadée. Aux Comores, il a fini par désigner des pirogues légères, car elles tanguent énormément. Dans le but de développer la pêche, l’ONU a financé au début des années 2010, la construction sur l’île d’Anjouan d’une usine de construction de pirogues motorisées légères en résine plastique à faible coût, adaptées à la pêche côtière. Rapidement, ces embarcations de quelques centaines d’euros, ont été utilisées puis privilégiées par les réseaux de passeurs comoriens, pour rallier les côtes de Mayotte de manière illégale, en dépit des dangers de l’océan pour laquelle ces frêles esquifs ne sont pas adaptés (une seule traversée, même couronnée de succès, suffit à rendre la coque inutilisable, et elles sont abandonnées sur la plage une fois délestées de leurs moteurs).
En 2014, 597 kwassa kwassas ont a été interceptés par les autorités françaises, avec à leur bord, 12 879 personnes, et 610 passeurs ont été arrêtés, selon des données de la Direction générale des Outre-Mer. On estime le flux entrant de clandestins à 30 000 personnes par an, pour 20 000 reconduites à la frontière, surtout des Anjouanais.
La traversée en kwassa-kwassa coûte 250 € ( 1 000 € pour le passage en bateau privé). Un kwassa kwassa est rentabilisé même s’il est intercepté (la France détruit chaque année des centaines de coques). Ces barques semblent de plus en plus « pilotées par des mineurs en raison de l’impunité pénale dont ils bénéficient » dans le droit français.
En 1975, à l’indépendance, le révolutionnaire Ali Soilihi avait nationalisé toutes les terres en 1975, donc dépossédé les colons. Il a été assassiné en 1978 mais la république fédérale islamique des Comores subsiste jusqu’en 1997, lorsqu’Anjouan et Mohéli font une tentative de sécession ce qui entraîne un embargo mené par la RFIC et l’OUA. Cette crise est résolue avec la signature des accords de Fomboni en 2000/2001: les 3 îles forment à nouveau une entité: l’union des Comores. En mai 2009, l’islam devient « religion d’État ». Ikililou Dhoinine est élu len 2011.
Des gisements d’hydrocarbures ayant été découverts au Mozambique en 2010, Ikililou Dhoinine autorise en 2012 la compagnie Tullow Oil à mener une campagne de prospection pour tenter de déceler la présence de ressources pétrolières au large de l’archipel. Le franc comorien est rattaché à l’euro et n’est pas une monnaie indépendante
Le pays, soumis à une poussée démographique, connaît de sérieuses difficultés économiques, la 1/2 population vit au-dessous du seuil de pauvreté et, pour partie, souffre de la faim. 156° place sur 191 pays en 2021.

La diaspora comorienne,(200 000 en France métropolitaine-Marseille, 55 000 à Mayotte et 40 000 à La Réunion– ministère des affaires étrangères français-2006) très solidaire, subvient d’une façon importante à la survie de la population en envoyant de l’argent au pays.
La plus grande partie de la population est rurale et vit de la culture vivrière ou de la pêche (activités de subsistance) et le secteur touristique reste embryonnaire faute d’investissements. Les îles exportent de la vanille, de l’ylang-ylang et du girofle. Le pays n’est pas autosuffisant pour son alimentation. Les ruptures de stock de produits pétroliers, mais aussi d’autres biens tels que les denrées alimentaires sont récurrents. Ils sont dus au manque de fonds du gouvernement pour les carburants, de carburant pour les compagnies d’eau et d’électricité, de fonds et de prévoyance pour les importateurs privés.
Les autorités comoriennes, devant le drame de l’émigration clandestine qui décime les couches les plus vulnérables de leur population, donne le change en interceptant un kwassa-kwassa par an (pour 450 à 500 départs annuels à ciel ouvert) au titre de leur coopération régionale dans la lutte contre l’immigration clandestine, et l’usine qui produit ces barques à cet usage à un rythme effréné n’a jamais été mise en cause. Cette sinistre industrie connaît une prospérité économique florissante en toute impunité à Anjouan.
Ce « marché très juteux » bénéficierait aux Comores, leur permettant d’évacuer les chômeurs, les délinquants et les malades, mais aussi de bénéficier en retour d’une importante rente en provenance des membres de la diaspora connaissant le succès économique. Le business du passage génère ainsi des dizaines de milliers d’euros de bénéfice net chaque année, sans compter les objets et équipements volés à Mayotte qui se retrouvent sur le marché comorien, à faible prix.
En retour, nombre de Mahorais en profitent pour employer illégalement la main-d’œuvre immigrée à très faible coût et dans des conditions extrêmement précaires. Les familles d’accueil pour mineurs isolés constituent une rente importante (environ 1 000 €/mois et par enfant), courant le risque de voir émerger des Thénardier mahorais.
En mars 2011 , Mayotte devient le 5e DOM. Mais ses attentes en matière de développement économique (plus fort taux de chômage des jeunes) et d’amélioration des droits sociaux (plus fort taux d’illettrisme) sont déçues.
La grève générale et des émeutes urbaines n’a quasiment pas été entendue par Paris.Les jeunes les moins défavorisés quittent l’île, en 1° lieu vers La Réunion et, dans une moindre mesure, vers la métropole.

Mais pourquoi donc, la France s’accroche à Mayotte? Voici les réponses de Lucas Dusart en février 2024 et du professeur Bertrand Badie, à Sciences Po- Paris
Considérée comme une véritable force d’appui dans les relations internationales, Mayotte est porteuse des nombreux intérêts français dans l’océan Indien. Grâce à son 101ᵉ département, la France y dispose d’une puissance militaire, politique et économique importante, parfois jalousée par ses voisins africains.
La 2° plus grande ZEE (zone économique exclusive) après les États-Unis
Avec ses plus de 10 millions de km² de mers et océans, la France détient la 2° ZEE la plus étendue du monde. À l’instar des États-Unis, la France demeure l’unique pays à être présent sur 6 des 7 continents et sur les 3 grands océans de la planète, dont l’océan Indien. Parmi ces espaces maritimes, l’océan Indien ( 27 % de la ZEE française), est un véritable atout pour l’État, à travers une présence militaire, économique, scientifique et culturelle. En 2018, Emmanuel Macron rappelle qu’une « partie de la croissance du monde » se joue dans la zone indopacifique où + d’ 1 M de citoyens français résident et où sont déployés 8 000 militaires pour des missions de surveillance et de contrôle, contre la piraterie et l’immigration clandestine.
Dans les zones autour des îles de La Réunion, de Mayotte et des îles Éparses, des richesses sont en jeu: les sous-sols de l’océan Indien renferment 55 % des réserves mondiales de pétrole, 60 % d’uranium, 80 % de diamant, 40 % de gaz et 40 % d’or, sans compter les réserves halieutiques, comme le rappelait en 2023 Ersilia Soudais, députée LFI
De plus, les îles Éparses, qualifiées de « sanctuaires océaniques de la nature primitive« , disposent d’un patrimoine biologique terrestre et marin remarquable. Leurs plages sont des lieux de ponte les plus importants au monde pour les tortues marines.
Le passé colonial de la France a laissé de nombreuses traces aux Comores qui revendiquent toujours leur souveraineté sur Mayotte. En outre, l’industrie du pétrole alimente des tensions entre les 2 pays. Ces conflits sont représentatifs des rapports diplomatiques avec les pays du sud de l’Afrique où un vent « d’hostilité » planerait vis-à-vis de la France.
“Il est très difficile, à un moment où la France essuie de très sérieux revers en Afrique, au Sahel, de considérer que ce qu’il se passe à Mayotte n’ait pas d’effet négatif sur la réputation de la France dans la région. on voit mal comment les dirigeants locaux et régionaux des pays africains, pourraient résister à cette vague de méfiance, voire d’hostilité, à l’égard de la France et de cette présence très contestable sur l’île de Mayotte”.B. Badie
De plus, bien que la France soit déjà frontalière de 22 états dans le monde, son domaine maritime est toujours en progression grâce à une extension de la Convention de Montego Bay (CNUDM) de 1982. Elle autorise chaque état côtier à revendiquer jusqu’à 650 km d’espace maritime pour des droits « illimités pour l’exploration et l’exploitation des ressources naturelles du sol et du sous-sol : hydrocarbures, minéraux, métaux ou ressources biologiques«
Une région à forte concurrence
Pour protéger ses intérêts, l’État a donc mis en place un vaste réseau de sécurité militaire et de surveillance face à de forte puissantes militaires concurrentes américaines, russes ou chinoises. C’est le cas dans le canal du Mozambique, une route stratégique indispensable au commerce mondial. Grâce à sa position privilégiée, cette zone au cœur de l’océan Indien abrite un régiment de la légion étrangère capable d’accueillir des avions et des navires de guerre. La France y a aussi installé un centre d’écoute qui lui permet de surveiller l’ensemble de l’océan Indien et une bonne partie du continent africain.
Selon le ministère des Armées, cette omniprésence militaire serait indispensable pour pouvoir lutter « contre les activités illicites et contrepoids à l’influence chinoise » ou encore contre « la piraterie, la pêche illicite ou les trafics en tout genre« . À travers tous ces espaces marins, la France se positionne en tant qu’actrice du commerce international et se place au cœur des discussions diplomatiques avec le Mozambique, la Tanzanie ou encore Madagascar, où des tensions subsistent.
Mais selon B.Badie, « la pente paraît plus que descendante pour l’influence française » dans l’océan Indien. À l’origine, la départementalisation de Mayotte en mars 2011.
“Mayotte, c’est le résultat, en tant qu’entité départementale, d’une décolonisation que l’on a mise en échec. Cette réalité multiséculaire qui relève d’une communauté de langue, de religion, du côté ethnique ou historique vient donner à la notion de « sol » une signification totalement différente. Le sol mahorais, c’est avant tout et d’abord un sol comorien.”
Cette situation, observée et commentée de part et d’autres du globe, serait vue, selon Bertrand Badie de manière « catastrophique« . Selon le spécialiste des relations internationales, pour l’ensemble des pays du Sud, « la décolonisation devait marquer la fin d’un monde« . « La manière toute particulière dont s’est opérée la décolonisation des Comores laisse encore planer l’idée d’une persistance coloniale, mais, bien au-delà, vient remettre en cause, le principe sacro-saint, qui est celui de l’intégrité territoriale »
La situation migratoire à Mayotte, qui cristallise les relations diplomatiques entre la France et les pays de l’océan Indien, ne s’arrêtera pas une fois un éventuel retrait du droit du sol acté. Puisque l’abandon de Mayotte par la France est « impensable » pour la Confédération des Comores, le « nœud diplomatique reste insoluble« . La situation et les intérêts de la France pourraient être menacés dans le cas d’une « régionalisation du conflit sur Mayotte« , qui continue de s’enfoncer dans une crise profonde, un élément à prendre en compte dans la stratégie française.

Dernière nouvelle sur le droit du sol
Sur le plateau de (télévision) LCI, Bruno Retailleau est en train de justifier sa volonté de restreindre le droit du sol sur tout le territoire français. Et il lâche : « À Mayotte, vous avez un exemple, sur un petit territoire, d’une société totalement déséquilibrée par les flux migratoires. Or, ce sont des musulmans, ils sont noirs… Voilà. » Voilà le problème ? Pour le ministre de l’Intérieur, apparemment oui. On croyait la République française indifférente à la couleur de peau et à la religion. On pensait que l’article Ier de la Constitution assurait « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».
La notion de droit du sol (« jus soli ») apparaît en 1515. À cette époque, où seul le roi peut délivrer des « lettres de naturalité », tout résident né en France, y compris de parents étrangers, peut hériter. Le droit du sol sera conforté en 1789, puis consacré en 1889. Il s’agit de l’un des socles de notre identité nationale. Même le régime raciste et antisémite de Vichy n’est pas revenu dessus.
François Bayrou, reprenant à son compte le concept irrationnel de « submersion migratoire », a choisi de lancer un « grand débat » sur le droit du sol et, au-delà, sur « l’identité nationale ».
Derrière ce débat sur la remise en cause du droit du sol, dont Trump ou encore Meloni ont aussi fait leur priorité, se dissimule une vision ethnique de notre société, porteuse d’un fantasme de pureté naturelle, où « le Français » ne pourrait être que blanc de peau et judéo-chrétien. Le tout au détriment de notre conception politique fondée sur des valeurs universelles de droits.
Laurent Mouloud dans L’Humanité. 18 février 2025