
L’île de la Réunion, située au Sud-Est de l’Afrique, constitue à la fois un département et une région d’outre-mer français (DROM). D’une superficie de 2 500 km2, elle fait partie de l’archipel des Mascareignes à 679 km à l’est-sud-est de Madagascar. Sa population est estimée à 885 700 habitants, concentrée sur les côtes où se situent Saint-Denis, le chef-lieu. Le piton de la Fournaise (2 632 mètres), situé dans le sud-est de l’île, est un des volcans les plus actifs du monde.
1- L’archipel des Mascareignes
Repérée très tôt par les Arabes sous le nom de « Dina Morgabin » (l’île couchant) l’’île semblait inhabitée lorsqu’un navigateur portugais, Pedro de Mascarenhas y débarque en 1512, alors qu’il est sur la route de Goa. Les 3 îles désertes, la Réunion, Maurice et Rodrigues vont porter son nom, l’archipel des Mascareignes.
La Réunion est une escale sur la route des Indes pour les bateaux anglais et néerlandais. Les Français débarquent pour en prendre possession au nom du roi en 1642 et l’ont baptisée île Bourbon (dynastie royale). En 1646, 12 mutins chassés de Madagascar y sont abandonnés En 1665 arrivent les (20) 1° colons de l’île de Bourbon sur 5 navires de la Compagnie française des Indes orientales qui rejoignaient des établissements de la côte de Malabar et du golfe de Bengale.
A l’île Maurice, une colonie des Provinces-Unies s’installe en 1638, les Néerlandais la nomment « Mauritius » en l’honneur de Maurice de Nassau. Elle est abandonnée faute de passage de commerçants en 1710 et 5 ans plus tard, elle devient une colonie française. En raison de sa beauté et de sa position stratégique, l’île était surnommée « l’étoile et la clé » de l’océan Indien, d’où sa devise actuelle. En 1721, son administration est confiée à la Compagnie française des Indes orientales pour la coloniser mais le Royaume-Uni prend son contrôle en 1810 au cours des guerres napoléoniennes. Cette annexion forcée est reconnue au traité de Paris (1814).
A l’île Rodrigues, en 1528, un autre explorateur portugais Diogo Rodrigues, la plaça pour la 1° fois sur une carte européenne et lui donna son nom. Les Hollandais y firent une rapide escale en 1601 lors de leurs voyages vers leurs colonies d’Indonésie pour s’y ravitailler en eau potable et en tortues géantes. En 1691, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV, la frégate L’Hirondelle appareille avec l’objectif de créer une communauté protestante à l’île de la Réunion ou une colonie indépendante à Rodrigues. Finalement, François Leguat et 7 compagnons huguenots débarquèrent à Rodrigues et s’y établirent pendant 2 ans. Lassés, et en l’absence de femmes, ce qui empêchait la fondation d’une colonie, ils rallièrent l’île Maurice à bord d’une embarcation de fortune mais furent fait prisonniers à leur arrivée.

En 1723, le Code noir de 1685 est adapté aux Mascareignes. Il permet l’arrivée de milliers d’esclaves provenant en majorité de l’île de Madagascar et de l’Afrique orientale pour y cultiver le café et les plantes à épices.
En 1835, 66 000 esclaves de l’île Maurice, des Seychelles et de Rodrigues sont libérés grâce à l’abolition britannique de l’esclavage, mais doivent continuer à travailler sur les plantations. Leurs propriétaires reçoivent une indemnisation dont le total s’élève à 1,2 million de livres sterling. Aujourd’hui, cette estimation vaut plusieurs milliards de roupies mauriciennes.
La Réunion, à partir de 1710, elle constitue une véritable colonie française avec plantations pour la culture du café qui passe sous le contrôle direct du roi de France (1760) avant d’être réaffectée à l’industrie de la canne à sucre au terme des guerres napoléoniennes. Elle prend son nom actuel et l’engagisme (ou travail servile) jusqu’en 1930, remplace l’esclavage, aboli en 1848. Ses habitants, les travailleurs et les colons, attachés à leur plantations, sont un melting pot de gens qui ne se connaissent pas: Européens, Ouest et Est Africains, Malgaches, Indiens, Vietnamiens, Comoriens, Mahorais, Malais et Chinois. Cette diversité marque à tout jamais l’identité de l’île.
2- DOM ou autonomie
Le 19 mars 1946, après un long débat mais un vote unanime, l’Assemblée nationale constituante érigeait les 4 «vieilles colonies» – Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion – en «départements d’outre-mer». Occupées ou conquises 300 ans plus tôt, terres d’un esclavage de masse jusqu’à, à peine un siècle, elles venaient de payer cher leur tribut humain à la victoire sur le fascisme. Leurs populations méritaient la même dignité que celle de la France libérée. Dans cet esprit, leurs représentants à l’Assemblée – Raymond Vergès, Léon de Lepervenche, Aimé Césaire, Léopold Bissol – et l’ensemble du groupe communiste, dont ils étaient tous membres, ont été les initiateurs, ainsi que Gaston Monnerville pour la Guyane, de la proposition de loi de départementalisation, conçue comme loi pour l’égalité. Donc, l’île abandonne son statut colonial pour devenir un département français, sans pour autant accéder à l’égalité sociale et salariale avec les départements français de l’Hexagone.
Mais voilà Paul Vergès, le 2° piton de la Fournaise (comme il a été surnommé) préfère l’autonomie. Paul Vergès est né en 1925 au Siam, (actuelle Thaïlande) et mort en 2016 à Saint-Denis de La Réunion. Il est le fils de Pham Thi Khang, institutrice vietnamienne, et du docteur Raymond Vergès, consul de France au Siam. Son frère Jacques Vergès,est né en 1924 au Laos ;
Fils de consul, il est donc scolarisé à Paris au lycée Louis-le-Grand à l’occasion d’un congés en 1937, puis au lycée Leconte-de-Lisle de Saint-Denis, où Raymond Barre fait partie de ses camarades. Il obtient son baccalauréat en 1942, et s’engage dans les Forces françaises libres avec son frère. Il intègre l’école d’officiers parachutistes de Ribbesford (Royaume-Uni) en 1943 et atterrit sur le territoire français en 1944 puis rentre à La Réunion après la Libération où son père est nommé.
Raymond Vergès avait crée le Comité républicain d’action démocratique et sociale (CRADS), anticolonialiste et un quotidien Témoignages. Il est, député de 1946 à 1955, à l’Assemblée nationale. Le 25 mai 1946, en pleine campagne législative, le maire MRP de Saint-Benoît, Alexis de Villeneuve, son adversaire est blessé mortellement par balle, au milieu de la foule amassée pour l’entendre, à proximité de la cathédrale de Saint-Denis. Paul Vergès, désigné par des témoins comme étant l’auteur des coups de feu, est arrêté, et l’arme du crime retrouvée, est au nom de son père (la rumeur accuse son frère Jacques). Grâce aux appuis de son père, le procès est déplacé en métropole, où Paul est jugé. Aux assises de Lyon, en 1947, il est condamné à 5 ans de prison avec sursis pour «coups et blessures sur Alexis de Villeneuve […] sans intention de donner la mort ». Sa condamnation est annulée par la loi d’amnistie du 6 août 1953.
Le Parti communiste français (PCF) à Paris lui confie la tâche de permanent(militant à plein temps et rémunéré) de la section coloniale; il épouse, en 1949, Laurence Deroin. De retour à La Réunion en 1954, il devient directeur du quotidien communiste Témoignages, d’autant plus utile qu’il était interdit de télévision par l’ORTF pendant 15 ans. Après son action aux côtés des planteurs et ouvriers contre la fermeture de l’usine sucrière de Quartier Français, il est élu en 1955, conseiller général de La Réunion à Saint-Paul. Lors des élections législatives de 1956, il succède à son père, député de 1946 à 1955, à l’Assemblée nationale.

La création du Parti communiste Réunionais
Le 18 mai 1959, lors de la 6° conférence fédérale (organisation départementale) réunionnaise du parti communiste français, préparatrice du Congrès national, sa transformation est votée et Paul Vergès prend la tête du Parti communiste réunionnais, le PCR, en présence de Léon Feix représentant du comité central.
Paul Vergès est convaincu que la départementalisation est un échec et qu’il faut imaginer pour l’île, une nouvelle organisation administrative, l’autonomie seul moyen de débarrasser définitivement La Réunion de ses oripeaux coloniaux. Ce nouveau discours sonne juste à l’oreille des militants, Le 16 juin 1961, Paul Vergès est inculpé pour atteinte à la sûreté de l’État pour avoir réclamé l’autonomie de La Réunion.
Le préfet de La Réunion renvoie en métropole en 1962, 13 fonctionnaires communistes”agitateurs”.
Le programme du parti est ouvertement autonomistes. Il réclament davantage de pouvoirs de décision au niveau local dans un cadre français. Son 1° adversaire est l’ancien 1° ministre Michel Debré élu en 1963 député de la 1° circonscription de l’île d’où il dénonce le “risque de dérive indépendantiste” du PCR tout en se qualifiant de « départementaliste ». Il obtient sur ce point le soutien des socialistes comme Albert Ramassamy, également départementalistes.
Le PCR et le PCF ont des divergences, dès le Congrès constitutif, le parti français désapprouvant la volonté exprimée par Paul Vergès de créer un Front élargi regroupant les partisans du progrès économique et social ouvert aux non-communistes.
Juillet 1962. Robert Balanger, président du groupe parlementaire PCF, évoque officiellement le question de l’autonomie dans les DOM. Lors d’une question posée à Georges Pompidou, il s’interroge : “Constatant la faillite de la départementalisation , le gouvernement envisage-t-il de déposer un projet de loi tendant à permettre à la Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion de gérer elles-mêmes et démocratiquement leurs propres affaires et d’entretenir avec la France de nouveaux rapports débarrassés de tous liens de caractère colonial ? « Juillet 1962. Robert Balanger, président du groupe parlementaire PCF, évoque officiellement le question de l’autonomie dans les DOM. Lors d’une question posée à Georges Pompidou, il s’interroge : “Constatant la faillite de la départementalisation , le gouvernement envisage-t-il de déposer un projet de loi tendant à permettre à la Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion de gérer elles-mêmes et démocratiquement leurs propres affaires et d’entretenir avec la France de nouveaux rapports débarrassés de tous liens de caractère colonial ? «
En 1970, parait le 1° numéro du TCR, Témoignages Chrétien de La Réunion. Le groupe est fondé à l’occasion de la venue dans l’île du très engagé dominicain Jean Cardonnel déjà en contact avec le leader communiste réunionnais.
Il s’engage dans le combat en faveur de l’autonomie et relaie clairement le combat autonomiste du PCR. La réaction préfectorale ne se fait pas attendre puisque le père Michel Reynolds de nationalité Mauricienne mais ordonné à La Réunion, est expulsé. Les autres sont renvoyé en métropole par mesure disciplinaire ou affectés à une nouvelle paroisse avec interdiction de célébrer la messe
En 1964, le leader du PCR entre en clandestinité pour échapper à une condamnation à 3 mois de prison pour diffamation et pour atteinte à l’intégrité du territoire, devant la Cour de sûreté de l’État. Sa cavale va durer 28 mois, ridiculisant la police et le pouvoir. Les poursuites engagées par le gouvernement étaient basées sur une quarantaine d’articles de presse s’échelonnant sur plus de 4 ans, de mai 1959 à juillet 1963. Paul Vergès ne réapparaît que le 29 juillet 1966, du fait d’une loi d’amnistie, il n’était plus inculpé à ce moment que d’« atteinte à l’intégrité du territoire ». Après s’être constitué prisonnier, il est transféré en métropole où il bénéficie d’une ordonnance de non-lieu de la part de la Cour de sûreté de l’État. Il devient maire du Port en 1971 et député européen en 1979. Il réussit tout ceci en étant interdit de radio et de télévision, comme son parti, jusqu’en 1981.

Pour comprendre les choix politiques originaux de Paul Vergès, de son père Raymond à son arrivée sur l’île, ceux de XXX et Françoise Vergès, ses enfants, par la suite, le regard de Christian Ghasarian, professeur à l’Institut d’ethnologie, université de Neuchâtel- Suisse qui y a vécu, me parait indispensable. Dans son travail remarquable, il distigue 3 grandes forces (en relation et en tension constante les unes avec les autres), qui ont toujours été présentes et le reste dans l’île :
acculturation, créolisation et réinventions culturelles.
L’acculturation
L’acculturation à un modèle socioculturel dominant, implique la déculturation de modèles dominés. La politique coloniale française étant assimilationniste; dès l’origine de la constitution “l’île Bourbon”, le modèle dominant est celui de la société française « expatriée » dans une de ses colonies. Ses représentants, « la Réunion c’est la France », sont les colons blancs, officiellement les 1° arrivés. À 13 000 km de leur terre d’origine, ils vont reconstruire la France qui correspond à leur intérêt, dans l’océan Indien. C’est donc au nom de sa « mission civilisatrice » que s’est opérée la déportation d’esclaves dans l’île pour valoriser les économies locales. Les 1° arrivés occupèrent assez vite les bonnes terres sur le littoral; les suivants durent se réfugier dans les 3 cirques de l’île où ils ont constitué une population rurale paupérisée, à l’écart de l’économie de plantation, mais « libre ». On a donc très tôt des déportées, privées de leurs repères culturels avec la désocialisation et de déshumanisation de l’esclavage.
L’acculturation au modèle culturel français a commencé par la religion catholique, la tenue vestimentaire, la langue des colons (avec le compromis du créole), les noms et prénoms, bref, tous les domaines relevant de la sphère publique. L’administration politique et l’Église, puis l’école, en ont véhiculé et représenté les principales significations et les modes d’être; l’interdiction puis le long discrédit des pratiques hindoues en est un exemple. Les Indiens sous contrat durent aller à l’église catholique, porter des prénoms chrétiens, se faire baptiser, se marier et recevoir des funérailles chrétiennes. Les pressions à la christianisation se portèrent sur toutes les composantes ethniques, au point que, pour éviter d’être qualifiés de « païens », les “acculturés” ont développé une meilleure connaissance des prières chrétiennes que la population en métropole!
L’école obligatoire contribua aussi à diffuser le mode de penser français « nos ancêtres les Gaulois » et à socialiser les enfants réunionnais, de toute origine culturelle, aux normes et valeurs de la culture française. L’attribution de la citoyenneté participe d’une pression acculturatrice en impliquant les « citoyens français de la Réunion » dans les affaires politiques locales à travers les structures et les règles du jeu françaises. Utilisés par les propriétaires fonciers “gros blancs”, du côté du pouvoir, les institutions métropolitaines produisirent des interdictions et de la répression. Cette société globale, symboles d’une hégémonie culturelle venant de l’extérieur de l’île, a dû être gérée et continuent de l’être par tous les membres de la société réunionnaise.
Avec l’acculturation s’est développée la dépendance vis-à-vis de la métropole, amplifiée par son isolement dans l’océan Indien. Dans son histoire coloniale, la France a fait jouer un rôle précis à la Réunion. Avatar de son échec à Madagascar, l’île a été une base de ravitaillement sur la route des Indes. Tandis que l’île Maurice ne pouvait constituer qu’une base maritime, la Réunion fut un pôle agricole important. L’axe métropole-Réunion a constitué le cordon ombilical jamais rompu avec :la « Mère trop pôle » (Cambefort, 2001]). Cette dépendance économique profonde, toujours plus forte, se traduit par les transferts de fonds pour les services publics, les allocations familiales, les assedic, le rmi, etc. La déculturation se poursuit avec les ghettos, les bidonvilles, les hlm et les politiques de relogement qui ne tiennent pas compte des liens sociaux déjà en place. Cette réalité structurale complique les revendications d’indépendance, ou de démarquage culturel avec la France métropolitaine ou encore d’« identité réunionnaise » d’ un « pays » en attente d’autonomie.
L’acculturation se poursuit avec des modèles projetés dans les publicités, les magazines, les programmes de télévision, la mode vestimentaire, les coupes de cheveux (lissés, décrêpés), les voitures de marque, comme autant de signes extérieurs de réussite économique, même si les interdits placés sur des spécificités culturelles locales ont disparu, La musique et la danse maloya, par exemple, interdite comme il y a encore 40 ans n’est plus considérée comme une activité subversive de l’ordre social, mais une décision rectorale fait passer le baccalauréat à la Réunion à la même heure qu’en métropole! Et jusqu’à l’institutionnalisation du tiercé dans l’île depuis plus de 10 ans!

La créolisation
Les différentes composantes ethniques de l’île, en dépit de la pression acculturatrice, ont opéré des adaptations, des ajustements, des reformulations et des résistances. dans les interactions individuelles entre des individus de culture différentes, ce qui peut être définie comme « créolisation ». L’administration coloniale et l’Église ont ignoré les croyances originelles des esclaves et rejeté celles des Indiens des plantations. Mais la religion hindoue, par exemple, maintenue en dépit de tout, a attiré des descendants d’ esclaves qui y voyaient l’expression d’un contre-pouvoir à l’oppression coloniale. Les pratiques religieuses catholiques ont intégré des croyances « périphériques » dans les rites funéraires, la gestion de la maladie, stigmatisées comme la « sorcellerie » comorienne ou malgache, mais bien enracinées dans les couches populaires. Des Indiens dans les plantations font naître la culture dite malbar qui a su se résoudre à des concessions dans la sphère publique, pour maintenir dans ses fondements dans la sphère privée.
Les métissages marquent la société dont le plus flagrant est ethnique. Des personnes ayant connu la féodalité en France, les tribus en Afrique et à Madagascar, les castes en Inde, ont dû vivre ensemble. Il en a résulté des unions mixtes, souvent entre des hommes originaires de l’Inde et des femmes originaires d’Afrique. Toute une terminologie existe pour qualifier les différents types de métissage physique à la Réunion (batard-cafre, demi-malbar, zoréole). Aux enfants métis emblématiques de la société réunionnaise, s’ajoute l’arrivée massive des fonctionnaires métropolitains dans les années 70 qui ont contribué à casser des stéréotypes ethniques raciaux qui maintenaient de gros clivages entre les Réunionnais blancs et les autres. Mais l’homme blanc alimente des tensions, avec ses « bonnes manières », sa maîtrise de la langue française et son statut économique. Il est perçu par beaucoup d’hommes réunionnais comme venant « voler » les Réunionnaises et augmente le ressentiment intériorisé envers le zoreil (métropolitain) et ses multiples pouvoirs.
Le métissage de la langue, le créole, créée à partir du français, de nouveaux mots empruntés aux tamouls et malgaches pour communiquer dans la vie de tous les jours, permet à tous de se comprendre. Ce fut un élément unificateur. Apprise et pratiquée par les nouveaux arrivés, elle est devenue la langue maternelle des générations suivantes. Les vêtements ont aussi exprimé une fusion de modèles. Toute une série d’obligations, d’autorisations et de possibilités furent associées à des contextes particuliers. Le port du chapeau, par exemple, ne fut autorisé pour les affranchis qu’après l’abolition de l’esclavage. Un métissage se trouve aussi dans la cuisine, l’ architecture avec les cases dites « créoles ».
La créolisation est, au même titre que l’acculturation, au cœur de la dynamique identitaire de la société réunionnaise. Cet ensemble complexe comprend des négociations, des ajustements et des résistances dans des proportions variées. Au-delà de la dialectique oppression/émancipation, il est possible de considérer la tension entre acculturation et adoption, entre les modèles imposés de l’extérieur et ceux produits par les insulaires.

Réinventions culturelles
C’est la dimension consciente de la résistance reformulatrice aux modèles métropolitains dominants visant à donner une place particulière aux représentations valorisantes des modes d’être réunionnais dans le contexte de la globalisation.
La Réunion est une société qui s’est constituée dans la violence (royauté, colonisation, esclavage). L’assimilation s’est faite à partir de jugements péjoratifs. Pour subsister, il a fallu abandonner sa langue, et la version publique de sa religon. La survie due à la créolsation et à des renforcements identitaires qui mettent en jeu un mélange de continuité et d’innovation. La créativité est à l’œuvre grâce une sélection qui n’est pas anodine.
Un ensemble de réinventions culturelles commence depuis la fin des années 70. Des renouveaux identitaires suivent leurs logiques de (re)valorisation des cultures d’origine avec la remise en valeur des mosquées et temples hindous, des processions religieuses, de l’apprentissage des langues originelles (tamoul, cantonais), du port du sari pour les femmes Tamoules, de la barbe et du voile pour les femmes Gujaratis, du foulard autour de la tête pour les femmes créoles .
Elles se développent aussi dans la littérature créole, l’usage de la musique maloya comme symbole du métissage réunionnais, le (ré)emploi du créole de façon ostentatoire dans des contextes sociaux où le français était attendu, ou encore dans la résurgence d’activités typiques, le « morringue » (combat ritualisé local entre 2 hommes). L’enjeu est: l’affirmation de sa différence en vue de La reconnaissance. Renversant les significations péjoratives, on parle de « marronage culturel». Bien-sûr, cette reformulation résistante affichée doit se faire dans le cadre institutionnel, ce qui ne va pas sans poser des contradictions.
Une des résistances est symbolisée par la radio Freedom, créée en 1981 après la libéralisation des fréquences, puis par la télévision Freedom, créée en 1985, proposant la libre expression, sont devenues des institutions locales. Cette radio-télévision privée participe de la dynamique de revalorisation identitaire populaire, ce qui explique le succès politique du couple œuvrant derrière, Camille et Margie Sudre, et leur succès électoral en 1992 dans une liste « politique », qui obtint 1/4 des voix et leur donna à tour de rôle la présidence du Conseil Régional. Ce couple initiateur des expressions locales et de leurs spécificités, adopté sans être originaire de l’île, confirme que le renforcement identitaire, est un enjeu majeur à la Réunion.
Les résistances aux modèles métropolitains, qui deviennent l’objet de crispations identitaires pour l’intelligentsia fonctionnarisée entre autres, passent néanmoins par l’appropriation des institutions métropolitaines. Elles sont à l’œuvre pour réécrire, l’histoire de l’île, méconnue ou falsifiée. Revendiquer la différence (sans tomber dans l’exclusion) et la francité (sans perdre sa particularité) est un exercice difficile, entrepris par des associations de la loi de 1901. De façon significative, les nouvelles métaphores pour l’île sont : petit caillou, île-fleur, île arc-en-ciel, île mosaïque..
La (re)valorisation de la réalité locale s’extériorisa après les attentats du 11 septembre 2001, pour réagir à sa façon à la tragédie. Au nom d’une fraternité et d’une tolérance tous les jours mises à l’épreuve, ce collectif a réuni les « autorité morales et religieuses » de l’île (le président de l’Association des musulmans de la Réunion, le président du groupe inter-religieux, l’évêque de la Réunion, le swami de la Maison de l’Inde, le président de l’université, le sénateur Ramassamy, etc.) dans une manifestation géante. L’objectif de cette marche était de présenter « un témoignage extérieur au monde entier ». Sous-entendu : la tolérance, bien que née de la souffrance, est une richesse que la Réunion, quotidiennement marquée par l’interculturalité peut partager avec le monde. L’enthousiasme gagnant, le Journal de l’île titra le lendemain : « La Réunion, modèle unique et trop rare » On a pu lire : « Manifestation des Réunionnais pour la paix. La Réunion apporte sa parole au monde » [Témoignage] et « Sa mem la Réunion » (« C’est ça la Réunion ! ») sur une grande photo de la manifestation à la une avec en titre intérieur : « Par un défilé-fleuve, les manifestants ont voulu apporter, au nom de l’île dans toute sa diversité, un message fait de dialogue, de tolérance et de paix ». Ces expressions publiques se rapportent à la devise de l’île : « Je fleurirai partout où l’on me portera. »

La Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise
Rappelons. L’île était vierge avant l’arrivée colons français en 1642 et la traite d’Africains et de Malgaches pour les plantations de café en 1710. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les colons propriétaires fonciers firent venir des engagés du Tamil Nadu (sud de l’Inde) pour travailler dans leurs plantations de canne à sucre (1848) L’administration locale fit ensuite venir des commerçants Gujarati de l’Inde du nord et Chinois. Plus récemment, l’île a connu de nouvelles vagues de migration : comoriennes, malgaches et métropolitaines. Chaque composante ethnique arrive dans l’île dans des conditions politiques et économiques différentes. Les degrés d’acculturation, de créolisation et de réinventions culturelles varient selon le moments de leur insertion dans la société locale. L’économie de plantation domina la vie sociale jusqu’à la 1° ½ du xxe siècle, le fait urbain ne datant que des années 80. La situation actuelle de l’île dûe à son rapide peuplement de l’île est celle d’un département français d’outre-mer avec ses infrastructures qui y diffuse ses modèles culturels et avec qui elle entretient une relation de dépendance économique. La constitution de la société réunionnaise qui ne fut pas facile France amène à parler d’une « île en sous-France » [Cambefort, 2001].
Une autre expression marquante de la volonté de poser la spécificité réunionnaise, se trouve dans le désir de l’ancien président du Conseil Régional, Paul Vergès, de créer une Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise dans l’ouest de l’île. Conçue pour être, non un musée, mais plutôt un espace intégrant un centre de recherches pluridisciplinaires (linguistiques, culturelles, littéraires, muséologiques, etc.), un lieu d’expositions permanentes et temporaires, de restitution historique des anciennes coutumes dans la culture matérielle, dans le monde idéel et social (religion, divination, éducation, accouchement, jeux, relations familiales, relations de voisinage, mariages, etc.), un centre de production artistique, etc., cette institution, dont l’intitulé veut prendre en compte la double dynamique interne de l’île, se veut la base du rayonnement de la Réunion. Elle aurait eu pour mission de sauvegarder la mémoire collective et d’être le lieu où les Réunionnais de toute ascendance ethnique puissent se reconnaître dans leur spécificité culturelle avec le sentiment de partager une histoire commune. La Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR)cristallise les aspirations des intellectuels locaux. Paul Vergès y voit « l’Histoire du crime » humanitaire sur lequel l’île s’est constituée. Quelques extraits ci-dessous de son discours de président du Conseil régional, le 5 juillet 1999.
« Comme nous sommes un résultat de la colonisation, il ne s’agit pas d’avoir une nostalgie ou une indignation, c’est un fait historique. Est-ce que nous pouvons valoriser, montrer que, à travers l’histoire, les souffrances, les humiliations, nous avons sauvegardé l’essentiel de ces grandes civilisations. […] Le métissage historique de la Réunion, c’est le résultat brutal de la domination des maîtres d’esclaves sur les femmes esclaves et sur les femmes engagées. […] Il s’agit de guérir le Réunionnais en lui montrant que ce mélange historique sur place peut le valoriser, lui donner une richesse supérieure et non pas l’appauvrir. […] Cette Maison, c’est pour marquer une étape dans l’histoire de notre pays. La Réunion est un laboratoire du monde : nous y forgerons un être humain mondial.[…] Il y avait 60 000 esclaves sur 100 000 habitants en 1848 : où sont les sépultures des 60 000 esclaves libérés à la Réunion ? Comment un peuple peut vivre sans rendre hommage à des ancêtres qu’on a laissés sans sépulture ? »
Le 1er octobre 2009, le maloya est reconnu par l’UNESCO Patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Pour la 1° fois, un élément de la culture réunionnaise est honoré par une organisation des Nations unies. Le dossier de candidature indiquait que « la future Maison des Civilisations et de l’Unité réunionnaise, dont l’ouverture est prévue en 2011, a un rôle important à jouer ».
Objet de polémique pendant la campagne des élections régionales de 2010, l’élection du nouveau président Didier Robert, proche de Sarkozi, face à Paul Vergès, signe l’arrêt de mort du projet.
L’état des lieux
Si le temps où l’on pouvait avoir 3 mois de prison pour avoir reproduit un article de l’Humanité relatant les massacres d’Algériens à Paris après la manifestation du 17 octobre 1961, où les fonctionnaires contestataires étaient « relégués » en métropole est révolu, la situation socio-économique artificielle et non productive que connaît l’île renforce les cloisonnements historiques
Les 2 seules compagnies aériennes effectuant la liaison métropole-Réunion sont françaises (symbole du lien et de la dépendance de l’île avec les lois républicaines). La présence accrue d’originaires en couple, de la métropole en principe pour une période déterminée, ne réduit pas le déséquilibre de fond de l’île avec les surrémunérations des 37 000 fonctionnaires.
Les allocataires du RMI (RSA), longtemps inférieure de 20 % à la métropole, récemment ajustée, (comme le SMIG) sont en augmentation constante (60 000 en 1999, avec une famille sur 5 qui en vit), le taux de chômage record (35 % de la population active dont 61 % des moins de 25 ans), la croissance démographique 4 1/2 plus importante qu’en métropole (25 000 personnes en 1946, 750 000 en 2001 et 1 million prévu en 2020), le coût des marchandises (les prix dans les supermarchés sont 30 % plus élevés qu’en France) sont cause de tensions internes, car, en créant des écarts grandissants dans la répartition des richesses, le système continue à produire de plus en plus de laissés-pour-compte.
L’importance des transferts publics favorise la “société de consommation”. Le crédit pallient l’absence de pouvoir d’achat en donnant l’illusion du statut avec les voitures dont le nombre est impressionnant. Les disparités dans le pouvoir d’achat sont sources de conflits sociaux. Les « événements » de la cité du Chaudron, dans la banlieue de Saint-Denis, début 1991, constituèrent la 1° réaction, brutale et violente, à la réorganisation sociale en cours. La ville du Port a aussi connu en 1999 des affrontements violents entre jeunes et forces de l’ordre. Les remèdes sont difficiles lorsque l’organisation socio-économique existante engendre ses propres dysfonctionnements.
À la fois région et département, l’île est coûteuse pour l’État français, mais, parler de l’assistanat des Réunionnais, c’est méconnaître que l’île a toujours dépendu de l’extérieur. Par ailleurs, on peut se demander quelle population n’est pas aujourd’hui dans une situation de dépendance économique globale, sur un plan ou un autre ? On constate un décalage réel entre les slogans touristico-politiques « La Réunion comme exemple pour le monde » et le vécu du multiculturalisme qui relève plus d’une « accommodation technique » que d’une volonté philosophique et morale.
Une enquête sur le détachement de la Réunion d’avec la France indique que 79 % des réunionnais sont contre; les 3 grandes manifestations publiques récentes se rapportent à la spécificité réunionnaise dans le cadre de l’appartenance à la France. Avant la marche pour la paix du 7 octobre 2001, les manifestations furent organisées contre le projet de « bidépartementalisation » au printemps de la même année et celle pour le maintien du salaire des fonctionnaires dans l’île en 1997. La complexité réunionnaise présente des expressions allant du souhait de mettre en place un calendrier scolaire « climatique », avec une année commençant en mars pour s’achever juste avant noël (la saison cyclonique), aux débats sur l’apprentissage, ou non, du créole, enjeu identitaire mais source de désaccords importants.
Ce département français doit aussi trouver sa place dans l’Europe en tant que « région ultrapériphérique », la Réunion fait face à la mondialisation. Les concepts des interactions culturelles : « intégration », « acculturation » « créolisation », doivent être mis à l’épreuve des phénomènes sociaux. On doit y ajouter les notions de « reformulation », « accommodation », « réinventions culturelles » « processus dialogiques » mettant en jeu le pouvoir, sa contestation, sa négociation et, éventuellement, sa transformation.