-Il me faut cet homme, mort ou vif !

  • Quatre seulement ! se dit Tacfarinas. Un pour chacun de nous.

    Une envie furieuse de leur sauter dessus, de les agripper à la gorge, de leur plonger un couteau dans le ventre le saisit. Mais une fois de plus il se retint. Il ne fallait pas donner l’éveil.  Surtout pas. Ce n’était pas quatre soldats romains seulement qu’il devait combattre mais des milliers et des milliers d’ennemis. Et pour cela il fallait patienter pour mettre ses projets en œuvre.

    Sur trois des côtés de la table étendus paresseusement sur des divans recouverts d’étoffes de pourpre, le coude appuyés sur des coussins moelleux, sept ou huit hommes drapés de toges blanches mangeaient et parlaient en riant. De jeunes esclaves presque nues leur servaient du vin dans des amphores aux lignes pures.

    Alignées sur le quatrième côté de la table, d’autres esclaves, à peine voilées de tissus vaporeux, jouaient de la harpe et chantaient en chœur de douces mélodies, tristes et absentes, aussi indifférentes à ce qui les entourait que les fresques multicolores qui couvraient les grands murs aux revêtements de marbre.  De temps à autre l’une d’elles était grossièrement attirée vers sa couche par l’un des convives, sans pudeur, au milieu des éclats de rire et des encouragements obscènes des autres invités.

    Pendant ce temps de nouvelles esclaves apportaient de nouveaux mets et de nouvelles boissons. Et les convives, l’un après l’autre, se tournaient vers un bassin de cuivre placé derrière leur lit et, s’introduisant une spatule dans la gorge, se forçaient à vomir pour vider leur estomac et y faire place aux nouvelles viandes et aux pâtisseries entassées devant eux (2).

    Tacfarinas serra les poings. Ah ! Leur plonger un couteau dans la gorge, les écraser sous son pied comme des punaises ! Mais ce n’était que partie remise. Encore un peu de patience. Il savait maintenant ce qu’il désirait savoir : la disposition des lieux, le nombre des gardes, l’emplacement de la garnison, la façon de vivre des maîtres.

    -ils ne s’attendent pas à ce qui va leur arriver !  se dit-il avec une sombre satisfaction. Ils sont insouciants et jouisseurs ! Tant mieux. Notre travail sera plus facile.

    Deux jours plus tard tout le détachement numide, fort d’environ trois cent hommes, dont cinquante cavaliers, s’ébranlait en direction du saltus. Les cinq éclaireurs, dès leur retour, avaient mis leurs compagnons au courant et organisé minutieusement avec eux l’expédition. C’était la première action véritable des insurgés et il fallait qu’elle réussisse.

    Elle réussit. Le domaine, attaqué à l’improviste, n’opposa pas la moindre résistance. Pas un soldat ne fut épargné, pas un garde ne put s’enfuir. Dix fois, vingt fois peut-être cette nuit-là le couteau de Tacfarinas vengea la mort et les souffrances des siens.

    Le chevalier Cathala, surpris dans son lit fut entrainé aussitôt vers la place par la foule des esclaves libérés qui sortaient de leurs ergastules comme des damnés de cavernes de l’enfer. Malgré l’intervention de leur chef, dont l’âme de combattant répugnait aux souffrances inutiles, les révoltés clouèrent le responsable de tant de crimes à l’une des croix où il avait fait lui-même périr tant d’innocents. 

    La villa fut ensuite fouillée de fond en comble. Une centaine de chevaux se trouvaient dans les écuries. Ils furent aussitôt sortis et sellés pour former un contingent de cavalerie. Les caves se révélèrent pleines de grains, de viande séchée, de jarres d’huile. Dans une salle était entreposé un véritable arsenal : des épées, des dagues, des lances, des boucliers. Les chambres des maîtres regorgeaient d’objets de luxe, de draperies et de bijoux.

    Tous ces trésors furent soigneusement rassemblés et transportés sur des chars jusqu’à la limite de la forêt, d’où ils s’acheminèrent ensuite à dos d’hommes ou de chevaux vers la montagne.

    C’était le premier butin de guerre des insurgés, un stock considérable de richesses qui allait servir au ravitaillement  et à l’équipement de nouveaux groupes de partisans. Les plus jeunes des esclaves libérés s’étaient en effet joints aux combattants réguliers et l’armée révolutionnaire en formation avait ainsi d’un seul coup doublé ses effectifs (3).

    Avant de quitter le domaine maintenant désert et silencieux, peuplé seulement de cadavres, Tacfarinas y mit solennellement le feu.  Et longtemps après, alors que la nuit était revenue et que les Numides se trouvaient déjà très haut dans la montagne, ils pouvaient voir encore au loin l’étoile vacillante du brasier rougeoyer dans les ténèbres, signe vivant de leur victoire et symbole de leurs prochains succès.

  1. Dans l’Antiquité, à Rome, mesure de surface valant plus de 200 hectares
  2. Evidemment, les prises de guerre de Tacfarinas ne vont pas manquer d’être qualifiées de razzias et de banditisme. Les Numides ne faisaient pourtant que s’équiper aux dépens de leurs adversaires ou récupérer des biens qui leur avaient été volés. le tout au bénéfice de la collectivité en lutte et non pour l’enrichissement personnel des chefs.  Ce qui était loin d’être le cas des généraux romains qui, de l’aveu même de leurs laudateurs, amassaient à la guerre des fortunes fabuleuses.                                                        Signalons à titre d’exemple que lorsque Paul Emile revint de Macédoine le défilé qu’il organisa à Rome pour la présentation de son butin dura trois jours et que sa part personnelle fut évaluée à 300 millions de sesterces.

Les citoyens de Rome fêtèrent donc avec allégresse le « vainqueur de la Numidie » et la statue du proconsul s’éleva fièrement sur le forum à côté de celle des autres généraux conquérants. Et les grands propriétaires fonciers s’apprêtèrent à profiter pour une longue période de la « paix romaine » et des terres fertiles de Numidie.

    Mais Tacfarinas n’était pas mort. Sa défaite l’avait-elle abattu ? Allait-il abandonner la lutte ? En aucun cas. L’idée de l’abandon était pour lui impensable. Une bataille était perdue. Il fallait en tirer la leçon pour continuer la guerre. Et Tacfarinas réfléchit. Il réfléchit longtemps, bercé par les vents du désert, sur les contreforts de l’Atlas saharien où il s’était réfugié avec quelques-uns des survivants.

    Que faire maintenant ? Reprendre la lutte dans les mêmes conditions ? Reconstituer une nouvelle armée ? Il n’en était pas question. Les meilleurs cadres militaires avaient été tués. D’autres faits prisonniers avaient péri sous les verges de la manière la plus affreuse, ponctuant de soubresauts interminables et de hurlements atroces chaque coup de longues lanières lestées de plomb. D’autres enfin avaient été crucifiés et leurs silhouettes décharnées, encore clouées aux croix, dessinaient deux longues rangées macabres sur la route de Lambèse.

    Quand il songeait à tous ces frères d’armes qui ne reviendraient jamais plus, quand il revoyait le visage grimaçant des suppliciés, son cœur se gonflait de douleur et de  haine. Etait-ce possible ? Comment tant d’hommes valeureux avaient-ils pu périr ? L’armée romaine était-elle trop forte ? À cette dernière question, quelques jours plutôt, il aurait répondu non sans hésiter. Maintenant il éprouvait des scrupules. La défaite encore brûlante l’obligeait à réfléchir. Oui, l’armée romaine était forte. Aguerrie et trempée depuis des dizaines d’années sur tous les champs de bataille du monde, elle était redoutable quand elle combattait en formation.  Il aurait dû écouter les conseils de prudence des plus sages de ses compagnons et ne pas l’attaquer ainsi à visage découvert.

    Mais pourquoi ne pas revenir à la tactique qui avait donné de si bons résultats les premiers jours ? s’il est vain de foncer tête baissée sur un bloc d’acier émaillé d’armures, hérissé de glaives, par contre les attaques-surprises diriges contre des groupes ou des éléments isolés ne pouvaient manquer d’être efficaces. Le tort de Tacfarinas avait été de croire possible un écrasement rapide et complet de l’ennemi, une victoire militaire définitive par la seule force des armes. Alors que les premiers succès remportés, il s’en rendait bien compte maintenant, n’avaient été possibles que grâce à la force multiple et omniprésente du peuple. C’est le peuple, ou tout au moins les tribus dont les combattants étaient originaires, qui assuraient le ravitaillement et la protection des premiers groupes. C’est le peuple qui surveillait l’ennemi, signalant son approche, cachant les combattants, fournissant des renseignements à leurs chefs. C’est le peuple qui assurait la relève en donnant sans cesse ses fils pour remplacer les combattants tombés.

    Comment Tacfarinas avait-il pu oublier cette vérité plus aveuglante que le soleil de midi ?

– Notre vraie force est dans le peuple, se répéta-t-il. Sans lui nous ne serions rien et les Romains nous écraseraient comme des fétus de paille. Notre guerre ne doit pas être une guerre des soldats seuls, mais une guerre de tout le peuple.

    Evidemment la lutte sera beaucoup plus longue, elle durera des années et des années, mais elle finira inévitablement par engloutir toutes les cohortes et toutes les légions de Rome. Un lent et patient travail d’explications politiques était donc nécessaire. Il fallait unifier les tribus encore divisées et hostiles, les souder par la définition d’objectifs de guerre communs : la lutte contre l’exploitation, la libération de cette terre qui était la patrie de tous. La mobilisation progressive des masses devait donner aux combattants une force invincible. Elle préparerait le terrain en sapant les bases mêmes de l’adversaire. Le vieil arbre centenaire qu’on ne peut arracher d’un seul coup peut fort bien être abattu quand même, si les racines qui le rattachent au sol sont détruites et se dessèchent l’une après l’autre

    Oui, il fallait détruire et extirper les racines mêmes de la domination romaine, dresser tout le peuple dans la lutte ; il fallait affoler l’ennemi et lui rendre l’atmosphère invivable, le harceler sans cesse, le contraindre à se fractionner pour l’affaiblir et le battre.

    Baissant les yeux, le chef numide vit à ses pieds une motte de terre ocre et sèche rougie par les lueurs du soleil couchant. Il la ramassa, l’observa longuement en silence puis, l’écrasant entre ses mains rugueuses, en éparpilla la poussière autour de lui.

    – Il faut semer la guerre, murmura-t-il….Semer la guerre. (1)

(1)  Traduction littérale de la formule de Tacite : « Sparce dellum » ; « Annales, III-2 ».  Images saisissantes qui illustrent bien la tactique numide.

CHAPITRE VI

     Etendus l’un près de l’autre sur des peaux de mouton encore imprégnées de l’odeur des troupeaux, confiants en la garde vigilante de la tribu gétule qui les avait accueillis, Tacfarinas et ses compagnons dormirent en paix cette nuit-là. Au matin, tôt levés, ils tinrent conseil. L’accord ne mit pas longtemps à se réaliser. La plupart des cadres de l’armée sentaient en effet depuis longtemps que les brèves opérations de harcèlement, appuyées sur des actions de sabotage des paysans et des esclaves concentrés dans les grands domaines correspondaient davantage aux conditions de leur lutte et qu’elles devaient avoir, par conséquent, beaucoup plus d’efficacité que la guerre de position.

    Un chef de tribu rappela que Jugurtha lui-même, bien que roi et disposant de l’armée et des ressources de l’Etat numide, avait été battu en rase campagne et contraint de se réfugier dans les montagnes pour y poursuivre les opérations de guérilla.

    Quant au reste, en particulier  le problème plus général de la mobilisation du peuple, ce fut vite réglé. Sans avoir cette conscience aigüe  de la réalité nationale qui fit de Tacfarinas un précurseur de la nation algérienne, et sans éprouver au même degré les sentiments de classe de leur chef, la plupart des assistants n’en sentaient pas moins, confusément, la nécessité de combattre les particularismes tribaux encore vivaces, et d’intéresser tout le peuple au combat.

    – Alors, nous sommes tous d’accord ? demanda  Tacfarinas.

    – Oui, oui, nous sommes tous d’accord ! Répondirent plusieurs voix.

    – Bien. Commençons par informer le peuple. Borma, prends la plume et les plaquettes !

    L’intéressé s’installa au milieu de l’assemblée. C’était le seul lettré du groupe. Fils d’un esclave affranchi, il avait pu apprendre le latin et gagnait auparavant sa vie comme scribe à Cirta.

    –    Ecris ! reprit Tacfarinas.

« Peuple de Numidie, tes enfants te parlent.

Debout pour défendre ton territoire. Lèves toi !

Les Romains nous pillent et nous exploitent. Debout pour reprendre les terres de nos aïeux.

Vous tous qui préférez la liberté à l’esclavage, debout ! »

    C’était le premier document officiel de l’insurrection, le premier appel au peuple. Gravé sur des planchettes, recopié sur des papyrus, appris par cœur et répété d’un village à l’autre, il allait se répandre rapidement dans toute l’Afrique du nord, discuté, commenté, enrichi d’informations et embelli de récits d’exploits et de faits d’armes, imaginaires ou authentiques. La liberté, la terre ! Ces deux mots d’ordre, qui marquent comme au fil rouge toute la trame de l’histoire de l’Algérie, Tacfarinas eut l’immense mérite de les lier intimement l’un à l’autre et de les inscrire sur ses drapeaux.

    La liberté, la terre ! Ces mots d’ordre firent se lever des légions de nouveaux combattants. Et très vite l’armée populaire se reconstitua, plus forte qu’elle ne l’avait jamais été.

    Il fallait engager rapidement l’action, s’assurer à tout prix une victoire militaire, pour consolider la confiance du peuple et élever le moral des soldats. Les succès de Mazippa [chef maure de la première moitié du 1er siècle qui se révolta contre Rome. Il s’allia à Tacfarinas contre l’Empire romain de l’empereur Tibère. Note du Blog.], dans la Maurétanie voisine, entretenaient déjà l’enthousiasme. Il convenait maintenant de porter un coup à l’armée romaine elle-même, de prouver publiquement à tous qu’elle n’était pas invincible.

    Remontant à marches forcées vers le nord, Tacfarinas parvint rapidement sur les rives du fleuve Pagyde (1). Là, des éclaireurs lui signalèrent qu’un important détachement de la légion tenait garnison. Le général Décrius, qui le commandait, était loin de se douter que les insurgés avaient reconstitué leurs forces. A la tombée de la nuit, il avait pris les précautions d’usage pour la garde du camp, mais sans plus. Quelques sentinelles seulement veillaient près de l’enceinte fortifiée de palissades. Tout était calme et tranquille. A quelques mètres à peine la rivière faisait entendre son murmure rassurant, doux et frais.

    C’est alors que retentit le cri de guerre des Numides. Surgissant de tous les côtés à la fois, les insurgés déferlèrent sur le camp. Ce fut un sauve-qui-peut général, une fuite désordonnée des Romains dans toutes les directions. Les chroniqueurs racontent que Décrius :

« Ressentant la honte de cette attaque menée par des barbares…fit face aux fuyards, gourmanda ceux qui portaient les enseignes, ceux qui tournaient le dos à des déserteurs et des brigands, puis s’avança au milieu des ennemis jusqu’à ce qu’il tombât mort abandonné par les siens. »

   A Carthage, puis à Rome, l’annonce fit l’effet d’un coup de tonnerre. Quoi ? Ces indigènes qu’on croyait avoir écrasés à jamais, voilà qu’ils se remettaient non seulement de se manifester encore mais aussi d’anéantir une cohorte romaine ? Le Sénat s’émut. Le peuple murmura. Et l’empereur envoya immédiatement en renfort la IX ème légion de Pannonie, cantonnée jusque là en Espagne. Un nouveau proconsul L. Appronius fut dépêché sur les lieux, avec mission de détruire coute que coute les rebelles.

    Craignant que la défaite de Pagyde « n’affaiblisse l’esprit militaire de l’armée » le nouveau proconsul décida d’abord de mesures disciplinaires d’une extrême rigueur. Tous les soldats romains qui avaient survécu au désastre furent condamnés à mort et exécutés pour s’être « déshonorés en fuyant devant des bandits. » puis ne pouvant atteindre directement les insurgés, Appronius se vengea sur la population de la région, brûlant les villages, violant les femmes, tuant les vieillards, massacrant les enfants.

    Tacfarinas riposta en ravageant les plus riches contrées de colonisation. Allant et venant sans cesse dans tout le pays, insaisissable, il détruisit des dizaines de bourgades et de nombreuses fortifications, fidèle à la tactique de la guérilla, toujours présent à la fois partout et nulle part.

« Il prenait la fuite quand on le talonnait, pour revenir très vite à la charge, se jouant ainsi des Romains qui se fatiguaient inutilement à le poursuivre. » (2)

    Une seule fois, il s’écarta de cette ligne de conduite. Ce fut en l’an 19, quand il mit le siège devant la ville de Thala (3). C’était une entreprise dangereuse et difficile, la ville étant puissamment protégée par d’importants remparts et capable de soutenir de longs sièges en attendant des renforts. Le chef numide avait-il oublié les leçons du passé ? Etait-il victime de cette griserie presque inévitable au lendemain des victoires ? Toujours est-il que l’affaire se termina par un avertissement alarmant, après avoir failli tourner au pire. De premiers revers furent enregistrés. Devant l’afflux de renforts et les sorties compactes des défenseurs de la cité, les assiégeants reculèrent. Les compagnons de Tacfarinas n’eurent, du reste, aucune peine à lui faire admettre que l’heure des grandes batailles régulières n’était pas encore arrivée.

    La guérilla reprit. Elle menaçait d’être longue. Soucieux de constituer des réserves pour les périodes difficiles, les insurgés se mirent à stocker leurs prises de guerre. Blé, vivres, armes diverses s’entassèrent rapidement. Mais, en même temps qu’ils représentaient une garantie pour l’avenir ces entrepôts limitaient les mouvements des combattants. Il fallait en effet les préserver contre les pillards, les défendre contre les incursions toujours possibles de l’ennemi.

    Peu à peu l’armée se sédentarisa. Elle, dont la force résidait dans sa mobilité et sa vitesse, se fixa au sol, et s’alourdit de tout le poids des équipements et d’un important appareil d’intendance. De nouveau elle prenait ainsi l’allure d’une armée régulière, redevenant une cible vulnérable.

    Les Romains ne manquèrent pas d’en profiter. Rassemblant toutes les forces disponibles, un escadron volant de cavaliers des cohortes auxiliaires et les hommes les plus rapides de la Légion, le gouverneur Appronius en confia le commandement à son fils Césanius. Il les lança à marches forcées vers le campement des Numides, que le renseignement de ses mouchards avaient permis de localiser. 

    La bataille fut rude. Bien que mal préparés à cette attaque, les insurgés repoussèrent plusieurs assauts. Mais l’avantage du terrain resta finalement aux Romains, et les hommes de Tacfarinas furent contraints à nouveau de se réfugier dans le sud (an 20 ou 21 après J.-C.)

    Rappelé à Rome, Appronius fut reçu en grande pompe. Il obtint les honneurs du triomphe et vit à son tour s’élever sur le forum sa statue couronnée. Son règne avait duré trois ans (4).

    – Cette fois les rebelles sont définitivement écrasés ! pensait-on avec satisfaction.

    Moins d’un an après la guerre devait cependant reprendre, encore plus meurtrière et plus sanglante.

  1. Vraisemblablement dans la région de Lambèse où certaine chroniques donnent ce nom à une petite rivière.
  2. Cantarelli. Ouvrage cité. P. 9
  3. Deux villes du Maghreb portaient le nom de Thala. D’après PALLU  de LESSERT (Fastes de provinces africaines, p. 104) la ville dont il s’agit ici n’est pas celle qu’assiégea Metellus dans la guerre contre Jugurtha, et qui se trouvait à l’est de Gafsa mais une petite cité situé entre Haïdra et Medeina, non loin de l’actuelle frontière algéro-tunisienne. 
  4. Dans une étude de MULLER (Revue archéologique 1878) on trouve des monnaies africaines confirmant ce long séjour d’Appronius dans le pays (XXXVI p. 176)

Quand il reçut la délégation de Tacfarinas dans son fastueux palais de Capri l’empereur Tibère souriait. Il était persuadé que les délégués numides n’avaient entrepris un aussi long voyage que pour déposer entre ses mains augustes la reddition de leur chef.

-Enfin, toute la province d’Afrique va maintenant être pacifiée, songeait-il en se frottant les mains.

Et pour mieux savourer son triomphe il avait convié à la réception les plus hauts dignitaires de l’empire. Sénateurs, prêteurs, chevaliers et tribuns, en vêtements d’apparat, devisaient dans la grande salle aux colonnades fines et pures, autour d’un bassin orné de marbres rares et de mosaïques éclatantes.

Les délégués étaient au nombre de quatre. Leur entrée ramena le silence. Chacun observait avec curiosité ces hommes des sables et des montagnes, ces rebelles méprisés et redoutés en même temps, ces représentants de barbares si totalement incapables de comprendre les beautés de la civilisation romaine.

Nullement impressionnés, tête haute, leur visage bronzé et leur barbe noire leur donnant un air plus décidé et plus rude, les délégués s’avancent vers l’empereur.

Tibère leva nonchalamment la main dans leur direction.

-Parlez ! dit-il. Que venez-vous me dire ?

L’un des quatre hommes glissa la main dans sa poitrine, sous la tunique blanche et en tira un message qu’il déplia aussitôt.

Au nom du peuple numide…commença-t-il.

Tibère sursauta. Ses lourdes paupières se soulevèrent. Ce n’était pas du tout ainsi qu’il avait imaginé cette scène. N’osant pas encore comprendre, il attendait toujours de voir les délégués tomber à genoux, baisser la tête et implorer humblement leur pardon.

-Qu’est-ce qu’ils attendent ? se demanda-t-il avec impatience.

Mais l’orateur poursuivait calmement son discours. Nous voulons des terres, disait-il, les terres qu’on nous a enlevées pour en faire des latifundia ou pour les donner aux colons. Nous voulons qu’on rende aux tribus leurs terrains de parcours. Nous voulons l’affranchissement de tous les Numides réduits à l’esclavage et la liberté pour tous. A cette condition nous sommes prêts à déposer les armes, et même à devenir les amis de Rome et à commercer avec elle. Sinon…

Le porte-parole marqua une pause. Tibère était abasourdi. La colère n’avait pas eu le temps de gagner son cerveau encore enveloppé dans les vapeurs des nectars raffinés de son dernier festin. Dans la salle un silence glacial était tombé.

-Sinon ?…demanda Séjean, le préfet du prétoire, dont les yeux injectés de sang disaient avec éloquence toute la haine qu’il portait à l’Afrique.

-Sinon, reprit le Numide avec le même calme souverain, nous vous ferons une guerre interminable et sans pitié. Nous lutterons de toutes nos forces jusqu’à l’extermination du dernier soldat étranger. Et si nous n’y parvenons  pas nos fils y parviendront pour nous. Et si nos fils n’y parviennent pas nos petits-fils y parviendront pour eux.

Cette fois c’en était trop. Tibère se dressa. Ses yeux glauques s’étaient allumés. Un frémissement de rage faisait trembler les lourdes peaux flasques de ses joues.

-Qu’on les arrête immédiatement et qu’on mette les fers à ces canailles !

« Jamais insulte à l’empereur et au peuple romain, écrit Tacite, n’indigna Tibère comme de voir un déserteur s’ériger en puissance ennemie. Il n’avait pas été donné à Spartacus lui-même d’obtenir un traité qui lui garantie le pardon. Et l’empire, au faite de sa puissance, se rachèterait par la paix et par des concessions de territoires ?… »

-Il fait sévir ! hurla Séjean. Appliquons-leur la loi de majesté !

-Oui, oui ! La loi de majesté ! Vociférèrent les courtisans à qui mieux mieux.

Cette loi était une de celles qui faisaient régner la terreur à Rome. Elle punissait de la peine de mort, sans appel, la moindre offense à la personne de l’empereur. Bien des patriciens, et non des moindres, en avaient déjà subi la rigueur implacable, pour des motifs plus anodins.

-Nous exterminerons ces canailles ! Rugit Tibère. Il n’y aura pour eux ni grâce ni merci.

Le lendemain matin l’empereur en personne se présentait au Sénat. Il commença par donner connaissance à l’Assemblée des dernières lettres qu’il avait reçues d’Afrique, et qui toutes faisaient état d’une reprise des activités militaires.

-Il faut en finir ! commenta-t-il.

Les sénateurs applaudirent. La plupart d’entre eux possédaient dans le pays d’immenses domaines fonciers et d’importants districts miniers et forestiers. Inquiets pour ces propriétés, qui leur rapportaient chaque année des millions, ils étaient prêts à tout pour obtenir au plus vite ce qu’on appelait (déjà) la pacification.

-Envoie de nouveaux renforts, Tibère ! Lança l’un d’eux.

-Désigne un homme à poigne pour les mater ! s’écria un autre.

L’empereur hocha la tête. Il était mieux placé que quiconque pour savoir que la force seule ne résoudrait rien avec ce peuple farouche. De plus il connaissait les possibilités réelles de son armée éparpillée sur un territoire immense.

N’oublions pas dit-il, que les rebelles ne sont qu’une infime minorité. Les Africains nous sont fidèles. Ce que nous voulons ce n’est pas faire la guerre mais protéger les populations royales contre les pillards et les assassins. Je vais désigner du gouvernement de la province un homme fort qui sera en même temps un habile politique, un chef qui saura séparer le bon grain de l’ivraie.

Tibère passa rapidement en revue les candidats possibles. Son choix se porta sur Lépide et Blésus, qu’il fit convoquer aussitôt Lépide, politicien rusé, connaissait la situation réelle de l’Afrique. Peu disposé à tenter l’aventure, il invoqua son état de santé et ses difficultés familiales pour refuser la proposition qui lui était faite. Il ne lui déplaisait d’ailleurs pas que son rival, Janus Blésus, parent du préfet Séjean, mît la main dans le guêpier. Il y laissera inévitablement des plumes, pensait-il à juste raison, et cela ternira son prestige dans le pays.

Quant à Blésus, peu informé, et au demeurant imbu d’un complexe de supériorité à toute épreuve, il ne vit dans le poste qu’on lui offrait que l’occasion de glaner des lauriers faciles et d’arrondir rapidement sa bourse.

Notre véritable ennemi est Tacfarinas, lui dit Tibère. Lui mort, l’agitation s’éteindra vite. Il faut l’abattre ou le capturer coûte que coûte. Tu as pleins pouvoirs. Tu peux promettre l’impunité et même des récompenses à tous les rebelles qui déposeront les armes. Quant à lui. Lui…

-J’en fais mon affaire, répondit Blésus avec suffisance.

-Ménage Juba et les princes de Maurétanie. Ce sont des amis fidèles. Envoie-leur régulièrement des présents et de l’or. Il n’y a rien de tel pour entretenir leur amitié.

Blésus gagna son poste en juillet de l’an 21. La terre africaine l’étourdit d’abord de ses lumineuses couleurs d’été et ses parfums enivrants. Carthage, la capitale, étendait majestueusement devant lui la blancheur muette de ses édifices comme enchâssés dans l’écrin bleu de la mer. Tout alentour les jardins et les olivettes habillaient le sahel de tons verts tendre ou argentés.

Sans perdre de temps avec les nombreux courtisans venus l’attendre au port, il se fit conduire vers son palais. Le lendemain matin, après s’être informé rapidement de la situation, il envoyait un émissaire à Césarée. Sûr de lui, confiant de sa force, il désirait mener les choses tambour battant et demandait au souverain de Maurétanie des corps nouveaux de supplétifs. Juba n’était d’ailleurs pas homme à refuser quoi que ce soit à ses maîtres.

Il promit tous les renforts qu’on lui demandait et le nouveau proconsul, ayant mis ainsi tous les atouts dans son jeu, lança des opérations qu’il pensait décisives.

Mais après quelques mois de combats et d’embuscades, suivis de poursuites épuisantes et inutiles, Blésus se rendit compte qu’il n’était pas plus avancé qu’au moment de son arrivée. La mobilité de son adversaire était déconcertante. Les insurgés se fondaient  littéralement dans la montagne, comme un morceau de sucre dans l’eau, et se reconstituaient le lendemain pour de nouvelles attaques. Dans ces conditions il ne servait à rien de les pourchasser sans cesse d’un point à un autre, comme il le faisait jusque là. Cette vaine poursuite pouvait durer un siècle.

Les rebelles menaient la vire rude et mouvementée de nomades. Se nourrissant frugalement de galettes et de miel ou de dattes, ne transportant que leurs armes et un léger équipement, ils se déplaçaient constamment et n’étaient jamais là où on pensait les trouver. Ou plutôt, renseignés chaque jour par les cavaliers rapides qui sillonnaient les plaines ils n’étaient jamais plus à l’arrivée des troupes romaines. On les perdait alors de vue pendant un certain temps, on les oubliait, on les croyait définitivement enfuis. Et subitement, au moment où on les attendait le moins, ils vous tombaient dessus à l’improviste, faisant pleuvoir leurs fléches sur les soldats empêtrés dans leurs équipements au passage d’un gué, ou gênés dans leurs mouvements dans un défilé de montagne.

Cela ne pouvait plus durer. Les pertes romaines étaient lourdes et Blésus fulminait de colère. Ce qui le mettait hors de lui, c’est que les insurgés semblaient partout chez eux, qu’ils bénéficiaient partout de complicités évidentes : alors que ses soldats, à lui, étaient accueillis avec des regards de haine et une animosité déclarée.

Comment en finir ? Même le million de serterces qu’il avait offert pour la tête de Tacfarinas n’avait donné aucun résultat. Un million. C’était pourtant une somme ! Juste ce qu’il fallait posséder à Rome pour devenir sénateur et accéder aux plus hautes magistratures de l’empire. Et il ne se trouvait personne parmi tous les va-nu-pieds faméliques qui entourent ce Tacfarinas qui veuille gagner tant d’argent ?

Habitué à l’esprit de lucre de l’aristocratie, sachant que chez les gens riches, qu’ils soient romains ou numides, on peut tout acheter avec de l’or, Blésus ne pouvait comprendre que les hommes des tribus, les paysans affamés des steppes soient plus attachés à leurs traditions naturelles de solidarité et de protection mutuelle qu’aux attraits empoisonnés d’une fortune bâtie sur la trahison.

Le proconsul se rappela cependant, pour avoir assisté à la réception rebelle à Rome, l’attachement extraordinaire de ces paysans à la terre. Cette terre qui les faisait vivre et que les Romains leur enlevaient.

-Ils aiment la terre, se dit-il. C’est pour cela qu’ils suivent Tacfarinas. Ils aiment la terre…Mais alors, pourquoi ne pas leur en donner ?

Blésus se rendait compte qu’il débordait en ce moment le cadre de sa mission. Tibère lui avait bien dit de promettre des récompenses à ceux qui se rendraient, mais il n’avait pas parlé de concessions de terres. Comment l’aurait-il fait, du reste, sans remettre en cause les fondements mêmes de la présence romaine ? Mais Blésus n’avait pas le choix. C’était l’échec militaire en perspective, ou d’inévitables concessions.

On ne pouvait détacher de leur chef les compagnons de Tacfarinas sans leur donner quelques-unes de ces terres pour lesquelles ils se battaient. C’était la seule façon de fixer certaines tribus au sol et d’affaiblir ainsi le chef numide.

Au demeurant il n’était pas question de démembrer les latifundia ou les propriétés sénatoriales. Tout au plus s’agissait-il de rendre certains terrains de parcours et de sacrifier quelques colons autant de propriétaires indigènes. Une fois Tacfarinas isolé et battu il serait toujours temps de revenir en arrière et de reprendre les terres concédées. (1)

Content de lui, Blésus eut un rire épais puis sans perdre de temps il appela son état-major et le mit au courant de ses projets. Quelques jours plus tard des émissaires partaient dans toutes les directions. Les informations qu’ils répandirent surprirent la plupart des tribus. Certains chefs, interprétant les propositions romaines comme une concession et la marque d’une volonté de paix, acceptèrent ce qu’on leur offrait. Ayant refusé avec dignité l’or de la trahison ils pensaient pouvoir accepter sans déchoir les terres de la victoire. Confiants, comme tous les hommes sincères et sains, dans la parole de leurs adversaires, ils abandonnèrent les maquis et se remirent au travail des champs.

C’est le moment qu’attendait Blésus pour frapper un grand coup. Rassemblant aussitôt toutes les forces militaires disponibles dans le pays il les dirigea vers le sud. Il voulait investir complètement la région des Aurès Nementcha, l’isoler du reste du pays et la passer au peigne fin.

Trois groupes d’armées furent constitués. Le premier à l’est, dans le sud tunisien sous le commandement du légat Cornélius Scipion il devait couper toute liaison des insurgés avec les tribus de Libye et notamment avec les Garamantes. Le second à l’ouest, dans la région de Belezma, était commandé par le fils du proconsul et devait couper le bastion aurassien de toutes relations avec le nord-constantinois et la Maurétanie. Le dernier corps d’armée, appuyé sur la III ème légion, était commandé par Blésus lui-même, installé au quartier général de Tébessa.

Avançant simultanément en direction des montagnes les trois armées réalisèrent rapidement leur jonction et installèrent un peu partout des postes et des fortins destinés à quadriller le territoire encerclé. Les légions furent à leur tour divisées en détachements, sous la direction d’officiers et de centurions d’élite, habitués à la guerre de partisans. A chaque détachement fut adjoint un corps auxiliaire, espèce de goum composé de miliciens numides habiles à courir la montagne.

Une fois tout ce dispositif mis en place les opérations proprement dites commencèrent. Toute la région fut méthodiquement fouillée. Des commandos légers, formés par moitié de Romains et de Numides, parcouraient la montagne en tous sens, terrorisant la population des tribus, abattant les individus isolés, pourchassant les petits groupes de partisans. Tortures, destructions des troupeaux et des récoltes, incendies de villages se succédaient sans arrêt. L’armée romaine pacifiait.

Nul historien n’a laissé de détails sur ces opérations sanglantes, mais on imagine sans peine les spectacles atroces et les scènes d’horreur qui ont dû les marquer. En quelques mois les tribus rebelles furent exterminées. De nombreux combattants, parmi lesquels le frère de Tacfarinas tombèrent ou furent faits prisonniers.

Enfin, quand revint la saison des pluies, en novembre de l’an 22 Blésus rappela ses hommes ivres de fureur et de sang et les installa pour l’hiver dans ses camps fortifiés. La montagne alentour n’était plus qu’un immense charnier. Fièrement le proconsul pouvait annoncer à Rome que l’ordre régnait enfin en Numidie.

Certes Tacfarinas lui-même n’avait pas été retrouvé. Mais on supposait son cadavre tombé dans un ravin ou brûlé dans un incendie. Et de toutes façons, même s’il avait survécu, ce qui semblait improbable, que pourrait-il faire désormais, traqué comme un loup dans une forêt déserte ? Qui accepterait encore le suivre après la sainte terreur répandue si largement par les légions ?

-Ils ne se relèveront plus avant des siècles ! disait-on à Rome avec une assurance satisfaite.

Et le vainqueur reçut à son tour les honneurs du triomphe.

Mais moins d’un an après la guerre se rallumait encore dans toute la Numidie.

  1.  D’après Wilmanns, cité par R. Cagnat dans « L’armée romaine d’Afrique » (p.18) d’importantes concessions de terres auraient été effectivement accordées. L’auteur cite ainsi l’exemple d’une fraction musulame dont les territoires s’étendaient aux environs du saltus Beguensis, entre Haidra et Sbeitla et qui seraient d’anciens partisans de Tacfarinas bénéficiaires de ces distributions. « On aurait été contraint de leur accorder ce qu’ils demandaient par la bouche de leur chef au début de la campagne et qui leur avait été d’abord refusé ».

    Cette fois l’insurrection s’était déplacée vers l’ouest et embrasait au départ les flancs sud du Djurdjura, en plein territoire maurétanien. Abandonnant les montagnes musulames et les steppes pré-sahariennes infestées de troupes et recouvertes de fortifications, Tacfarinas plus vivant que jamais surgissait à nouveau là où on l’attendait le moins dans une région restée jusqu’alors relativement calme en dehors de quelques incursions épisodiques de Mazippa.

On imagine sans peine la stupéfaction des Romains. Le Sénat était à nouveau désemparé. Et comme il fallait bien trouver des explications à ce phénomène inexplicable on chercha toutes sortes de raisons et on incrimina même les insuffisances des chefs militaires.

« Nos généraux, dit Tacite, quand ils pensent en avoir assez fait pour mériter les honneurs du triomphe, abandonnent l’ennemi. Déjà trois statues couronnées s’élèvent dans Rome : celle de Furius Camillus, celle d’Appronius et celle de Janius Blésus. Et pourtant Tacfarinas met encore l’Afrique sens dessus dessous. »

La situation était d’autant plus grave que l’empire, aux prises avec des insurrections populaires dans certaines provinces d’Europe et d’Asie, était contraint au même moment de faire face sur plusieurs fronts. Déjà la IXme légion d’Espagne avait été rapatriée, ce qui dégarnissait les garnisons du sud-est.

Tacfarinas comprit immédiatement le parti qu’on pouvait tirer de cette situation. Peut-être n’avait-il jamais entendu parler nommément d’Arminis, le grand chef germain, ni de Galgacus, l’insurgé breton, ni des autres dirigeants révolutionnaires de son temps. Mais il savait certainement que des hommes, mûs par les mêmes mobiles que lui-même, se dressaient partout à travers le monde contre la férocité romaine. Et il éprouvait sans doute une sympathie instinctive pour ces hommes qu’il devait considérer comme des alliés, des frères de lutte auxquels les Numides étaient unis par les liens vivants d’une solidarité naturelle de tous les exploités, quelle que soit leur race, contre tous les exploiteurs, quelle que soit leur nationalité. (1)

  • Nous ne sommes pas seuls, dit-il à ses compagnons. Tous les peuples de l’empire romain se dressent contre la domination et l’esclavage. L’ennemi est assailli de toutes parts. Déjà il est obligé de rappeler des soldats pour les envoyer sur d’autres fronts. Redoublons d’efforts. Ne lui laissons pas de répit. La cause de la liberté triomphera.

Ces paroles furent rapidement transmises à travers le pays. Vibrants d’enthousiasme, galvanisés par la foi, à peine marqués par les chefs numides rayonnaient d’une énergie extraordinaire était reconstituée.

Sur ces entrefaîtes le roi Juba mourut  laissant le trône à son fils Ptolémée, homme insipide et sans autorité. Incapable d’assurer le gouvernement du pays, préoccupé avant tout de luxe et de jouissance, le jeune prince abandonna le pouvoir réel à des esclaves affranchis, ce qui acheva de le discréditer auprès des tribus restées fidèles. Et des milliers de combattants « maurétaniens » se joignirent à leurs frères de l’est.

A la tête de forces immenses Tacfarinas attaqua aussitôt la grande place militaire d’Auzia (Aumale-Sour el gouzelane). Malgré l’importance de ses fortifications et de sa garnison la ville tomba après quelques semaines de siège.

Il faut la détruite ! dit Tacfarinas.

La haine du chef numide pour les villes n’avait d’égale que sa haine pour Rome.

Celle-ci était du reste une conséquence de celle-là. La ville avait surgi comme un corps étranger sur la terre africaine. En dehors de Cirta et des comptoirs côtiers les populations numides ne connaissent en effet que les gros villages des paysans ou les petites agglomérations des pasteurs. La vie y était libre et calme, les traditions communautaires vivaces. Tous les hommes étaient frères et se partageaient équitablement les fruits de leur travail. Le fort défendait le faible.

Rien de tel dans le grand centre urbain, cet abcès incrusté dans la chair du pays, résidence des militaires, des spéculateurs, des propriétaires, des percepteurs, siège des casernes et des prisons, asile des riches, lieu de perdition et d’orgies. Là il n’est guère question de protéger le faible mais au contraire de l’écraser ; il n’est pas question de défendre le pauvre, mais de le pressurer davantage. L’homme n’est plus le frère de l’homme mais son esclave ou son maître, un étranger hostile, un loup avide et toujours aux aguets, prêt à bondir sur la proie à dévorer ou à être dévoré.

La justice n’est plus la loi  suprême mais l’or, l’or tout-puissant capable d’acheter ou de vendre n’importe quoi, l’or qui pervertit et corrompt tout ce qu’il touche, l’or générateur du luxe qui amollit les hommes et les habitue à se soumette.

«  La ville transforme l’âme de nos compatriotes, disait dans d’autres circonstances le chef breton Galgacus. Elle les accoutume graduellement à l’esclavage. » (2)

Sans aller jusque là Tacfarinas n’en rêvait pas moins de détruire ces remparts arrogants qui gênaient la libre course des cavaliers numides dans la steppe, et d’où sortaient les lourdes cohortes lancées à leur poursuite. Il ne voyait pas, il ne pouvait pas voir encore dans la cité d’aujourd’hui le noyau des civilisations à venir, le germe de l’essor économique futur, des techniques nouvelles et du progrès. Pour l’instant la ville n’était que la base de l’ennemi, un ensemble d’édifices symbolisant un régime d’oppression où s’abîmaient les forces des Numides, ou s’engouffraient leurs biens.

  • Il faut détruire Auzia, répéta-t-il ; ne pas en laisser pierre sur pierre.

Et Auzia fut détruite et incendiée.

Plus haut vers le nord, à l’entrée de la vallée de la Soummam, s’élevaient d’autres murailles : celles de Thubusque, ville de colonisation bâtie sur les rives du Nasavath (oued Sahel) et peuplée de vétérans de la VII légion. Les insurgés décidèrent de l’attaquer à son tour.

Remontant à travers un massif montagneux recouvert de forêts denses ils virent bientôt s’élever devant eux les pentes verdoyantes de la vallée. La rivière aux reflets gris d’argent serpentait au milieu d’une végétation luxuriante. Aussi loin que portaient les yeux ce n’étaient que champs de blé et d’orge ondoyant au moindre souffle, jardins et vergers aux arbres chargés de fruits.

Tacfarinas soupira. Ces images fraîches et douces avaient de quoi émouvoir son cœur de soldat paysan. Qu’il devait faire bon vivre à l’ombre des oliviers, sous les amandiers en fleurs, près de ces ruisseaux dont le murmure seul suffisait à rafraîchir sa gorge desséchée par la poussière des steppes. Et la terre, cette terre grasse d’alluvions, charriée des flancs de toutes les montagnes du voisinage, qu’elle devait être généreuse. Sans doute donnait-elle cent fois au moins la quantité de grains qu’on lui confiait en dépôt. (3)

Il se baissa pour en ramasser religieusement une motte. A quoi pensait-il en cet instant ? A sa maison abandonnée ? A sa femme laissée dans un lointain campement et donc il ne savait même pas si elle vivait encore ? A ses enfants qui l’avaient suivi fidèlement et qui se battaient aujourd’hui encore à ses côtés ? A l’avenir de son pays ? A sa patrie sous le joug, image encore confuse mais si intensément présente ? Un flot tumultueux de sentiments et d’idées l’envahissait. Il respira profondément, emplissant ses poumons d’air pur et ses yeux d’images apaisantes.

Loin sur une colline il remarqua alors les contours géométriques de Thubusque, agglomérat de petits cubes blancs posé comme une verrue blafarde sur le sombre décor des montagnes. Plus près, dans les champs qui entouraient la ville, de petits points noirs se mouvaient avec obstination. Il devina que c’étaient des esclaves et son cœur se mit à battre plus fort.

  • Ce soir vous serez libres, frères ! dit-il en serrant le poing.

Le soleil était encore haut sur l’horizon. Il donna l’ordre d’avancer sous le couvert des arbres, vite, très vite, en direction de la cité. Les chevaux des cavaliers furent détachés et laissés dans une prairie sous la garde de quelques soldats. L’opération exigeait de la rapidité et du silence. Il fallait fondre sur les Romains à l’improviste.

Quand le soir tomba les insurgés étaient parvenus sans attirer l’attention au pied des collines fortifiées de Thubusque…Se dissimulant dans les vergers, rampant dans les fossés, ils encerclèrent rapidement la ville contrôlant ainsi les trois routes qui, des divers points de la vallée, allaient ramener dans quelques instants les troupes misérables des Numides réduits à l’esclavage, sous la surveillance de leurs gardes.

On les entendait déjà. On percevait dans la douceur envoûtante et quiète du soir tombant, le bruit saccadé de leur marche, leur pas pénible et lourd. Bientôt ils apparurent, en rangs haillonneux, avançant deux par deux leurs yeux grands ouverts fixant comme un vide désespéré, pleins de toute la tristesse du monde.

Pour eux une journée était finie, sans rien avoir apporté d’autre que la douleur, la douleur, la douleur…La douleur des chaînes rivées à leurs pieds. La douleur des coups de fouet cinglant leurs épaules nues. Cette nuit ils allaient s’abattre dans un sommeil sans espoir après avoir mangé leur galette d’orge. Et demain une journée nouvelle recommencerait sans rien apporter d’autre que la douleur, la douleur, la douleur…La peine et la douleur.

Ils étaient arrivés maintenant à la hauteur des insurgés, toujours tapis sous le couvert des arbres. On voyait nettement des outils et des paniers chargés de produits sur leur dos voûté. Les hommes des premiers rangs avaient les chevilles cerclées de chaînes. Punition sans doute, pour réprimer un sursaut de révolte. Le claquement du fouet des gardes déchirait sèchement, à intervalles réguliers, la tranquillité du soir. Et derrière, à quelques pas, un manipule romain fermait la marche.

  • Liberté !

Le cri rauque avait jaillit au même instant de centaines de poitrines. Tacfarinas et ses hommes bondissaient sur la route, brandissait leurs lances ou leurs épées, encerclant en un clin d’œil les soldats romains. Mais le manipule, toujours sur le qui-vive, s’étaient déjà replié comme un hérisson, formant un cercle protégé de solides boucliers d’où ne sortaient, de place en place, que les pointes acérées des longues lances de combat.

Habitués à cette tactique les Numides réagissaient habilement, utilisant des méthodes simples expérimentées au long de plusieurs années de guerre. Au lieu de se ruer en désordre sur le mur de fer ils reculaient au contraire de quelques mètres et, ramassant les grosses pierres du chemin, en bombardaient vigoureusement leurs adversaires. Les pierres s’écrasaient avec de gros « floc » sur les casques d’acier, faisant refluer les Romains. La ligne des boucliers s’enfonçait et se relevait en désordre.

Les esclaves, d’abord hagards et presque indifférents, avaient soudainement compris. Ce fut comme un souffle de tempête. Nul n’aurait pu imaginer une telle force dans ces bras décharnés et ces corps squelettiques. En un clin d’œil les gardes, qui fuyaient à toutes jambes en direction de la ville, furent rattrapés et terrassés. Les fouets, arrachés brutalement de leurs mains tremblantes, s’abattirent avec force sur eux. Secoués par une explosion de haine irrépressible les esclaves frappaient, zébrant la peau grasse de leurs tortionnaires de longues rayures bleuâtres et leur arrachant des hurlements d’effroi.

Pas un romain n’échappa ce soir là au massacre. Leurs armes, leurs casques et leurs vêtements, soigneusement récupérés, servirent à équiper aussitôt une bonne partie des cent cinquante esclaves libérés qui se joignirent alors à l’armée de Tacfarinas.

 Pendant ce temps dans la ville la rumeur confuse du combat avait jeté l’alarme. Les lourdes portes s’étaient refermées, des torches s’étaient allumées et, du haut des remparts, les soldats de la garnison et les municipes scrutaient avec inquiétude les ténèbres environnantes.

    Ce n’est pas tant qu’ils craignaient un assaut : l’agglomération était défendue par des fortifications quasiment imprenables. Elle disposait en outre de stocks importants de céréales et était donc en mesure de soutenir un siège très long. Mais la réputation des rebelles les emplissait par avance d’appréhension. Ils avaient tellement entendu raconter de légendes, vraies ou fausses, sur leur compte, qu’ils leur prêtaient naïvement maintenant des capacités extraordinaires, des vertus magiques. Qui sait ce dont ils étaient capables ? Peut-être les murs, malgré leur épaisseur, ne seraient d’aucune efficacité devant eux ?

Le lever du jour dissipa un peu leurs craintes. Voyant tout autour de la ville les bivouacs des Numides, ils comprirent qu’ils allaient avoir à soutenir un siège régulier et reprirent progressivement confiance.

Les vieux soldats qui formaient la majorité de la population urbaine organisèrent la résistance, sous la direction du vétéran Rufus Flavius.

 Ils savaient que des renforts ne pouvaient manquer de leur être envoyés et désiraient tenir le plus longtemps possible.

De fait, l’état-major romain prenait dans le même temps à Carthage toutes les dispositions nécessaires. Un nouveau proconsul, l’ancien légat d’Illyrie Cornélius Dolabella, venait d’être investi de l’autorité suprême. Il arrivait de Rome avec des instructions précises : détruire l’insurrection à n’importe quel prix.  

Sa tâche semblait plus rude que celle de ses prédécesseurs. La révolte s’était étendue à de nouveaux territoires. Non seulement de toutes les régions de Numidie, mais aussi des pays voisins, par exemple du territoire des Garamantes resté jusque-là dans une neutralité bienveillante, des volontaires accouraient se joindre aux combattants.

Cependant le nouveau proconsul bénéficiait de toutes les expériences du passé. Et il sut en tirer profit. Au lieu d’éparpiller ses forces, comme ses prédécesseurs, il rassembla au contraire tous les éléments dont il pouvait disposer, y compris les auxiliaires restés fidèles à Ptolémée, et avança à marches forcées sur Thubusque.

Informés de son arrivée les Numides préférèrent éviter le combat et levèrent aussitôt le siège pour se replier selon leurs habitudes vers les contreforts de l’Atlas saharien. Dolabella avait frappé dans le vide. Mais il ne se découragea pas. Energique et résolu, comprenant que s’il laissait ses adversaires libres de leurs mouvements il ne les rattraperait plus jamais et perdrait ainsi définitivement toutes ses chances de victoire, il décida de jouer le tout pour le tout et de s’installer sur place.

Fébrilement il fit fortifier tous les postes militaires, rappela des garnisons cantonnées dans le nord, au risque de perdre ainsi des cités importantes et, déployant toutes ses troupes en éventail, avança vers le sud. L’armée fut divisée en quatre colonnes, dirigées chacune par un légat ou un tribun, chaque colonne étant divisée à son tour en détachements plus légers.

 Les troupes romaines ainsi organisées avançaient rapidement, détruisant tout sur leur passage. Des tribus de la région ayant protesté contre les déprédations que subissaient leurs récoltes, Dolabella les fit punir sans pitié, décidant l’exécution immédiate de tous leurs chefs sous prétexte de complot et de rébellion.

    Pendant ce temps Tacfarinas avait rejoint la région d’Auzia. Dans ce site montagneux, couverts de forêts denses, il pensait être à l’abri des surprises. Il ne lui venait pas du tout à l’esprit que l’armée romaine pouvait le poursuivre jusque-là. Confiant en ses forces, il envoya même plusieurs détachements à l’est et à l’ouest reconnaître le terrain et préparer  de nouvelles attaques. Resté seul avec un groupe de cavaliers, il s’était alors installé pour la nuit dans une clairière retirée.

    Mais la mort rôdait cette nuit-là dans la forêt. Les premières colonnes romaines avaient atteint le bois. Guidés par quelques numides, renégats promus au rang d’officiers pour prix de leur trahison, les légionnaires avançaient en silence, encerclant méthodiquement la région, pénétrant peu à peu sous le couvert des arbres. En vain les chevaux des insurgés firent-ils entendre leurs hennissements inquiets. Autour du brasier qui achevait de se consumer dans l’ombre, Tacfarinas et ses hommes fatigués par les longues courses de la journée, dormaient d’un sommeil de plomb.

    Ils ne s’éveillèrent qu’aux premiers cris de leurs compagnons égorgés ou transpercés par les lances. Immédiatement debout, regroupés autour de leur chef, ils ripostèrent avec un courage admirable, faisant reculer les premiers assaillants, mais se heurtant de toutes parts à de nouveaux assauts. Ce fut une mêlée terrible dans les ténèbres. La bataille impitoyable et sauvage, dura jusqu’au matin.

    Une dernière fois Tacfarinas put voir le ciel bleu de son pays embelli par l’aurore. Il n’éprouvait ni amertume ni regret. Ses derniers compagnons tombaient autour de lui. Son fils aîné, dernier rempart, venait de s’effondrer à son tour sous la lance d’un légionnaire.

–   Un million de sesterces ! Un million de sesterces ! répétait à tue-tête Dolabella, venu en personne encourager ses troupes dans cette ultime rencontre.   

-Venez les gagner ! répondit Tacfarinas en s’élançant le glaive haut en direction de son adversaire.

    Mais le  proconsul était trop loin, protégé par un épais rideau de gardes.

    Le chef numide s’ouvrit un chemin à coup de glaive. Mais le cercle compact se referma sur lui. Il se mit à frapper avec une force décuplée par la haine, cherchant à entraîner dans sa mort le maximum de Romains. Il ne voulait à aucun prix tomber vivant aux mains de ses ennemis. Et longtemps encore couvert de blessures, perdant son sang, il frappa, frappa, force redoutable, dressé comme la vivante émanation de cette terre invincible qui l’avait enfanté et qui allait enfanter encore, après lui, de nouvelles générations de combattants intrépides et de héros.

  1. Il est à souligner que les insurgés attaquaient indifféremment les propriétés romaines et les domaines des riches numides, ce qui confirme le caractère de classe de la révolte.
  2. Cité par P.GRIMAL : les villes romaines (P.U).F.p.6
  3. Un contemporain digne de foi parle même, pour certaines régions, de 150 pour 1 (voir A.SCHULTEN l’Afrique romaine ; traduction du Dr. FLORANCE).

  Est-il nécessaire d’ajouter maintenant un commentaire au récit qu’on vient de lire ? Tout y est rigoureusement authentique. La mort même de Tacfarinas n’est que la transcription de faits d’histoire et n’a subi en aucune façon les altérations, qui seraient pourtant  compréhensibles, de la légende. (1)

    Que des auteurs comme Tacite s’acharnent, après tout cela, à présenter Tacfarinas comme un vulgaire aventurier, un brigand préoccupé par le vol et le butin, il n’y a rien là que de très naturel. Les combattants de l’ALN n’étaient pas traités différemment  par la majeure partie des auteurs français au moment de la guerre. Et les historiens romains présentent cette caractéristique supplémentaire d’avoir été, en règle générale, directement associés à l’exploitation coloniale. Ce qui fait douter de l’objectivité de leurs jugements et de leurs relations historiques. (2)

    Mais que des chercheurs sérieux, jugeant avec le recul du temps, sur la base de critères scientifiques, persistent aujourd’hui encore à déformer les faits, voilà qui jette un jour cru sur la prétendue objectivité des historiens européens. Passe encore  qu’un  E. F. Gauthier, idéologue avoué de la colonisation, supprime d’un trait de plume les longs siècles de résistance du Maghreb à la domination romaine. En falsifiant l’histoire il ne recherche qu’à  justifier les entreprises de conquête. Mais qu’un  R. Cagnat, dont on se plaît d’ordinaire à reconnaître l’impartialité, nie le caractère national de la lutte de Tacfarinas, voilà qui est plus difficile à admettre.

     « Ils ne faisaient pas la guerre, écrit-il, pour reconquérir ou défendre leur indépendance. »

    Mais alors, c’était pour défendre quoi ?

    La terre, répond-il. La terre seule : « Ils entendaient seulement ne pas être exclus à jamais, par les nouveaux maîtres du pays, des plaines fertiles, où ils avaient coutume chaque année à une certaine saison de chercher leurs nourriture et celle de leurs troupeaux. »

    Ce que Cagnat ne voit pas, ou se refuse à voir, c’est que la lutte pour la terre se confond précisément avec la lutte pour l’indépendance. » (3)

    En admettant même que les insurgés numides n’eussent guère eu de préoccupations nationales précises (ce qui serait d’ailleurs à démontrer) il reste que la lutte pour « les plaines fertiles » s’identifiait totalement à leur lutte contre Rome. On ne pouvait mener l’une sans mener l’autre par la même occasion. Et il ne venait certainement pas à l’esprit des Numides de séparer les latifundia, qui suscitaient leur haine, des colons qui les exploitaient.    

   C’est en ce sens que la guerre de Tacfarinas, guerre sociale par excellence, s’est élevée au niveau d’une guerre de libération. En défendant leurs revendications naturelles, les paysans pauvres et les esclaves se sont montrés les défenseurs les plus conséquents de la nation. Mérite d’autant plus grand, à l’échelle de l’histoire, que les classes dirigeantes trahissaient au même moment les intérêts nationaux et collaboraient ouvertement avec les occupants.

    Certains auteurs européens, bien que n’ayant pas de sympathies particulières pour la cause Africaine, contribuent fort heureusement à rétablir la vérité.

    Ainsi Ch. A. Julien, après avoir noté que Tacfarinas devait discipliner et organiser « la cohue anarchique des tribus», constate que dans la mesure où il y a réussi « ce ne fut point un simple aventurier mais un chef d’envergure » (4).

    Pour Louis Lacroix, « l’insurrection de Tacfarinas avait pour but de briser le joug de Rome » (5). Ce qui élève le sens de son combat et fait justice des interprétations limitatives de Cagnat.

    De même, pour Azéma de Montgravier, Tacfarinas est, après Jugurtha le plus illustre défenseur de la nationalité africaine…digne de servir de modèle aux défenseurs à venir de la liberté indigène ». (6)

    Enfin, pour L. Cantarelli, « la guerre de Tacfarinas n’était pas seulement une révolte de voleurs nomades, comme le veut Toutain, mais un soulèvement des autochtones accourus à l’appel de cet audacieux condottière que Mommsen qualifie du nom de « Arminius africain ». (7)

    Il est donc normal, il est juste, il est indispensable que soit rendu aujourd’hui, à Tacfarinas, fils authentique et méconnu de la terre algérienne, l’hommage dû à tous ceux qui ont contribué par leur sang à forger l’unité et la grandeur de la patrie.

  1. Voici du reste, à titre d’exemple, comment Louis Lacroix, citant Tacite, raconte la fin glorieuse du grand chef numide :

Les Romains attaquent les Berbères endormis qui n’avaient rien prévu et les égorgent comme des troupeaux. Ils s’enivraient de vengeance et de sang. On fit dire dans les rangs de s’attacher à Tacfarinas, connu de tous après tant de combats le Numide voyant ses gardes renversés, son fils prisonnier, se précipite au milieu des traits et se dérobe à la captivité par une mort qu’il fit payer cher…Ainsi périt Tacfarinas lutte glorieuse contre Rome. (Extrait de Numidie- Maurétanie. Ouv. Cité)

  1.  Signalons que l’un des premiers gouverneurs de l’Africa fut l’historien Salluste, dont les hautes préoccupations intellectuelles s’accommodaient fort bien avec le pillage du pays, ce qui fait dire de lui à P. Jalabert dans son Histoire de l’Afrique du Nord ;

« Salluste eut pour souci de prélever une immense fortune. A tel point qu’à Rome, pourtant habituée à ce genre de prévarications, le scandale fut éclatant. »

    3 – la lutte pour l’égalité sociale fait partie intégrante de la lutte pour la liberté, constate la Charte d’Alger qui note, à propos de la période romaine, que  « l’imbrication de la résistance à l’agression et des luttes sociales culminait dans d’imposantes révoltes rurales à caractère égalitaristes » (p. 10)

4-Histoire de l’Afrique  du Nord. T.I, p. 129.

5-Extrait de Numidie –Maurétanie. Ouv. Cité

6- L’invasion de l’Afrique septentrionale par les Romains. Ouv. Cité p.

7- En l’an 9 après J.-C, Arminius, chef des tribus chérusques, avait écrasé le légat Varus et ses trois légions dans la forêt de Teutobourg, contraignant ainsi Auguste à renoncer à la conquête de la Germanie et à fixer le Rhin frontière de l’empire.

8- Tacfarinas, Ouv. Cité p. 19.

Bibliographie

Des principaux ouvrages cités

L. Bertrand : Le livre de la Méditerranée.

G. Boissière : esquisse d’une histoire de la conquête romaine.

R. Cagnat : L’armée romaine d’Afrique.

L. Cantarelli : Tacfarinatate.

Charte d’Alger

F. Engels : l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat.

C. Godechot : Etude sur la colonisation romaine en Afrique.

P. Grimal : Les villes romaines.

                  Le siècle d’Auguste. (P.U.F)

P. Jalabert : Histoire de l’Afrique du Nord.

  • Satures.

L. Lacroix : Numidie-Maurétanie.

J. P. Levy : L’économie antique. (P.U.F)

A. de Montgravier : L’invasion de l’Afrique Septentrionale par les Romains.

Pallu de Lessert : fastes des provinces Africaines.

  • La guerre de Jugurtha.
  1. Schulten : L’Afrique Romaine (traduction du Dr Florance)

    Tacite : Annales.

    Tissot : Fastes des provinces Africaines.

Ahmed AKKACHE-L’ALGERIE DEVANT LA MONDIALISATION : Essai sur les nouveaux masques de l’impérialisme.