Les élections parlementaires jordaniennes ont déclenché un profond changement politique qui a déstabilisé la monarchie, révélant une résistance croissante à sa paix fragile avec Israël et l’influence croissante que ces forces pourraient exercer sur l’orientation future du royaume.
Le Premier ministre jordanien Bisher al-Khasawneh a présenté la démission de son gouvernement au roi Abdallah II quelques jours seulement après les élections parlementaires du 10 septembre, après que le Front d’action islamique ( FAI ) de l’opposition ait réalisé des gains significatifs en termes de sièges au Parlement.
En toile de fond des résultats officiels des élections, deux scènes clés révèlent les réalités profondes des défis auxquels la monarchie jordanienne est aujourd’hui confrontée. La première concerne Ahmad al-Daqamseh , un soldat jordanien libéré de prison après avoir purgé une peine de 20 ans pour avoir tué sept femmes israéliennes en 1997 près de la frontière jordano-israélienne.
Daqamseh a été vu participant à la tente de deuil de Maher al-Jazi , le chauffeur de camion et ancien soldat qui a mené l’opération de passage de Karameh contre le personnel frontalier israélien plus tôt ce mois-ci.
La deuxième scène montre des partisans en liesse du Front d’action islamique, le parti qui a obtenu le plus de sièges aux élections parlementaires, célébrant des chants faisant l’éloge d’Abou Obeida, le porte-parole militaire de la branche armée du Hamas à Gaza.
Ces deux moments résument les courants sous-jacents changeants de la réalité politique jordanienne, où les récits traditionnels et les statistiques officielles ont cédé la place à une image beaucoup plus complexe et incertaine.
Élections extraordinaires
Les résultats des élections en Jordanie sont loin d’être ordinaires. L’inquiétude du gouvernement face aux troubles croissants à Gaza et en Cisjordanie occupée, exacerbés par les crimes de guerre commis par Israël, semble d’autant plus d’actualité après la récente opération de résistance et la montée des islamistes en Jordanie.
La montée en puissance des forces islamistes, dont beaucoup sont étroitement liées aux Frères musulmans, suscite des interrogations qui vont bien au-delà des urnes. Depuis 2016, les Jordaniens ont vu le gouvernement fermer les sièges des Frères musulmans dans plusieurs villes, d’Amman à Madaba.
Malgré cette répression, l’aile politique des Frères musulmans, l’IAF, contrôle désormais 31 sièges au parlement, soit 22 % de l’assemblée. Même si cela ne représente pas une majorité écrasante, cela représente un changement significatif dans l’équilibre politique du pays.
Une source jordanienne se décrivant comme indépendante confie à The Cradle que les préoccupations auxquelles est confrontée la monarchie jordanienne à l’époque du Printemps arabe sont bien différentes de celles d’aujourd’hui.
La source, qui a demandé à rester anonyme, explique que même si les Frères musulmans sont officiellement autorisés en Jordanie depuis l’époque du premier roi Abdallah en 1946, les bouleversements du Printemps arabe ont suscité des craintes internes quant au potentiel du groupe à déstabiliser le royaume, en particulier compte tenu de l’implication du mouvement dans les manifestations et les violences en Égypte, en Syrie et en Libye.
Le roi Abdallah II a alors vu là une occasion de réduire l’influence des Frères musulmans. Pourtant, malgré les efforts du gouvernement pour contenir le groupe, les Frères musulmans sont réapparus comme un acteur majeur de la politique jordanienne, notamment par le biais de l’IAF.
La montée des islamistes et la position d’Amman
L’approbation par le gouvernement jordanien de nouvelles lois électorales en 2022, qui visaient à renforcer la représentation des partis politiques au Parlement, a été introduite avant la vague actuelle de tensions régionales.
Un analyste jordanien informe The Cradle que la stratégie d’Amman consistait à maintenir le contrôle du Parlement en renforçant l’influence des représentants tribaux, traditionnellement fidèles au trône, tout en promouvant des députés modérés et centristes.
Les résultats des élections ont toutefois défié ces attentes. Le FAI a remporté la plus large victoire jamais remportée par un groupe islamiste depuis le retour au travail parlementaire en 1989, triplant ainsi sa représentation par rapport au parlement précédent.
Ce succès inattendu a déconcerté les observateurs, d’autant plus que le système électoral a été délibérément conçu pour favoriser les zones rurales et tribales au détriment des villes, où les Jordaniens d’origine palestinienne – qui sont généralement plus actifs politiquement et plus favorables au mouvement islamique – constituent une grande partie de la population.
La capacité de l’IAF à gagner des sièges dans ces districts traditionnellement tribaux illustre un changement ironique. Malgré les efforts déployés pour marginaliser leur influence, les islamistes ont réussi à pénétrer dans des zones qui leur étaient autrefois quasiment fermées, notamment celles dominées par des affiliations tribales.
Dans la deuxième circonscription d’Amman, les candidats de l’IAF ont remporté plusieurs sièges, dont un candidat chrétien, Jihad Madanat , et une femme, Rakeen Abu Haniyeh. Cette évolution illustre la façon dont les islamistes ont réussi à se fondre dans les tribus et autres éléments traditionnels de la société jordanienne d’une manière qui aurait été impensable il y a seulement quelques années.
Illustrant encore davantage ce changement politique, la visite de la délégation de l’IAF à la tente funéraire du clan Jazi avait de profondes connotations politiques. Un observateur arabe des affaires jordaniennes explique à The Cradle qu’une telle visite des dirigeants du mouvement islamique à la tribu Huweitat, à laquelle appartient le clan Jazi, représente la convergence des forces nationalistes et islamistes autour de la cause palestinienne.
Cette convergence a fait naître chez les Jordaniens une conviction croissante selon laquelle les résultats des élections constituent un soutien clair à la résistance palestinienne. Qu’ils soient ou non partisans des Frères musulmans, de nombreux Jordaniens considèrent désormais la victoire électorale des islamistes comme un vote en faveur de la résistance contre l’agression de l’Etat occupant à Gaza et en Cisjordanie.
Ce n’est pas de bon augure pour la position provocatrice du roi Abdallah concernant le maintien des relations officielles avec Israël.
La Jordanie en premier
Les résultats des élections révèlent également une préoccupation plus vaste. Selon une source jordanienne indépendante, de nombreux Jordaniens considèrent que la menace israélienne s’étend au-delà des territoires palestiniens et constitue un danger direct pour la Jordanie elle-même.
Dans ce contexte, le vote n’était pas seulement un geste symbolique mais un message politique retentissant visant à protéger la souveraineté jordanienne. Cette perspective est de plus en plus répandue alors que l’IAF appelle au gel des accords commerciaux et de sécurité avec Tel-Aviv, notamment le controversé traité de Wadi Araba , qui a normalisé les relations entre la Jordanie et Israël en 1994 sous l’ancien roi Hussein.
Alors qu’Amman doit faire face aux conséquences de ces résultats électoraux, la monarchie jordanienne se trouve confrontée à de nouvelles réalités politiques. Le roi pourrait être contraint de reconnaître la convergence croissante entre les forces tribales et islamistes, ce qui aurait un impact sur les relations avec Israël.
Bien que le roi Abdallah II conserve de larges pouvoirs, notamment celui de dissoudre le Parlement, il est de plus en plus probable que les islamistes joueront un rôle plus important dans la formation du prochain gouvernement. Certaines sources spéculent que le roi pourrait même être contraint de nommer des personnalités issues du courant islamiste à des postes ministériels.
Malgré les gains électoraux importants du FAI, les 31 sièges remportés par le parti ne lui confèrent pas un pouvoir écrasant au sein du parlement qui en compte 138. De plus, le système politique jordanien reste fermement aux mains de la monarchie, qui conserve le dernier mot sur la plupart des questions de politique nationale.
Combler le vide
Plusieurs facteurs ont contribué au succès électoral du FAI . Les observateurs notent que la loi électorale a été délibérément conçue pour empêcher tout parti, y compris les islamistes, d’obtenir une majorité. Pourtant, malgré ces contraintes, les électeurs ont récompensé le mouvement islamiste pour sa présence constante dans les rues, en particulier pour avoir organisé des manifestations devant l’ambassade d’Israël en solidarité avec Gaza.
Pendant ce temps, les partis de gauche et nationalistes traditionnels de Jordanie n’ont pas réussi à dialoguer efficacement avec la population ni à répondre à ses besoins, laissant un vide que les islamistes n’ont pas tardé à combler.
Le martyre de Jazi, dont la tente funéraire est devenue un sanctuaire symbolique pour de nombreux Jordaniens, a également joué un rôle dans le résultat des élections. La présence de dirigeants islamiques sous la tente funéraire à la veille du scrutin a envoyé un message clair de solidarité avec la Palestine tout en renforçant l’alignement plus large entre la tribu Huweitat et le mouvement islamiste.
Alors que le gouvernement jordanien réfléchit au résultat des élections, il pourrait tenter d’utiliser la montée des islamistes à son avantage en la présentant comme un avertissement adressé à ses alliés occidentaux, en particulier aux Etats-Unis. Amman pourrait arguer que la guerre en cours à Gaza a créé une nouvelle réalité politique en Jordanie, une réalité qu’il faut prendre au sérieux.
Pour de nombreux Jordaniens, les résultats des élections reflètent toutefois un sentiment croissant d’évolution de la situation sur la rive est du Jourdain. Le gouvernement extrémiste d’extrême droite d’Israël, dont beaucoup pensent qu’il a l’intention de déclencher une nouvelle Nakba contre les Palestiniens de Cisjordanie , est confronté à une menace croissante pour sa sécurité de l’autre côté de la frontière jordanienne.
La voix des Jordaniens qui s’opposent à la politique israélienne et à la présence militaire américaine ne peut que s’amplifier. Les élections ont révélé bien plus qu’un simple changement dans la répartition des sièges au parlement : elles ont dévoilé une nouvelle réalité politique, que la monarchie jordanienne ne peut se permettre d’ignorer.
Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement celles de The Cradle.
Source : https://thecradle.co/articles/jordans-elections-islamism-nationalism-and-tribalism-converge