la mère contre la justice.

Cet article a été publié dans le journal La Tribune le 20 – 02 – 2010. Un colloque avait été organisé à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Georges Labica, par ses anciens élèves dont Mohamed Bouhamidi. En même temps, Alger s’apprêtait à accueillir la Caravane Camus pour expliquer la grandeur de cet écrivain-philosophe.
Georges Labica ( 1930, Toulon – 2009, Suresnes) est un philosophe français, professeur émérite des universités (Paris-X Nanterre), directeur de recherche honoraire au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et professeur honoraire de l'université du Peuple à Pékin. Intellectuel engagé, Labica est également militant anticolonialiste et anti-impérialiste, président honoraire du Comité de vigilance pour une paix réelle au Proche-Orient (CVPR-PO), président de Résistance démocratique internationale, membre de l'Appel franco-arabe, du Forum des alternatives et de En Defensa de la Humanidad. Auteur de nombreux ouvrages, Labica s'est d'abord intéressé à la pensée de Ibn Khaldoun, mais aussi à celle de Lénine, Robespierre ou Antonio Labriola. Ses dernières contributions portèrent sur la violence (Théorie de la violence) en 2007. Ecoutons Mohamed: Laure Lemaire
Un colloque sur Georges Labica a clos ses débats, mardi dernier.
Ceux qui y ont assisté, ont découvert ou redécouvert l’immense aura qui illumine ce professeur de philosophie de l’Espagne ou du Portugal à l’Afrique ou l’Amérique Latine jusqu’en la Chine lointaine ou la Corée.
Il ne nous sera pas seulement un soutien résolu dans notre lutte de libération. Cela seul devrait nous rappeler au devoir de reconnaissance à l’endroit de son amitié.
Mais Labica a épousé en plus de notre cause, bien des côtés humains et culturels de notre peuple. Il a aimé notre terre, les extravagances imprévisibles de notre lumière et de nos plages, l’infinie variation de notre sol et cette atmosphère faite pour le souvenir au fond des yeux ou pour la peinture et la photo.
Mais il l’a d’abord aimé comme terre d’un peuple et il en a aimé la nourriture, les boissons, l’architecture, l’art de vivre, les savoirs faire. C’est l’amour de ce peuple qui a nourri son amour pour cette terre et il voyait dans sa beauté, la main des hommes qui l’ont configurée.
Et il a porté une attention soutenue à ces mains et pas seulement sur le plan de la vie quotidienne et de l’engagement politique.
Il a porté cette attention à la profondeur historique de notre pays et de notre peuple en reprenant la lecture d’un des plus grands intellectuels de l’histoire de l’humanité : Ibn Khaldoun.
Cette terre portait un peuple et une histoire intellectuelle et culturelle du plus haut intérêt. Cela fait une singulière différence entre chanter Tipaza ou interroger Ibn Khaldoun. Lire Ibn Khaldoun, lui consacrer une thèse novatrice, la soutenir à Alger pour en souligner le poids symbolique au regard d’un intellectuel français de haut vol, montre suffisamment la conséquence de l’homme et la qualité de ses rapports aux autres peuples. Son dernier livre “ Théorie de la violence ” a occupé une place centrale au cours de ce colloque sans diminuer le poids des autres centres d’intérêts.
Mais le fil qui s’est révélé puissamment conducteur dans ce colloque fut la relation à l’idée de justice car dans ce livre de Labica, il apparaît bien que la première violence faite à l’homme reste l’injustice, et la légitimité de la résistance à cette condition partout, aujourd’hui comme hier, imposée aux hommes. Avec de surcroît, le matraquage idéologique pour la faire passer comme une situation de nature, voire comme le une condition méritée.
Il reste de ce colloque aussi la leçon de méthode.
Labica a été professeur de philosophie à Alger dans ces premières années de l’indépendance pendant lesquelles nous avions tant besoin d’une assistance technique étrangère. Encore que dans son cas, le mot étranger résonne comme une contradiction. Sa présence était dans la cohérence de son engagement dans notre guerre de libération et toujours à l’ami qui a partagé nos souffrances nous devons lui dire : « tu es chez toi ». Et seul l’ami de grande qualité, celui qui a donné sans calcul et sans aucune demande de retour, vous rappellera qu’il est heureux de votre accueil mais qu’il est chez vous.
C’est bien pour cela qu’il s’est battu à vos côtés : pour être non l’intrus mais l’invité de votre demeure à partir de quoi il partage votre humanité et le bonheur d’être reçu avec émotion et partage. Il fut en Algérie et dans l’université, cet invité chantant notre demeure.
Mais ce n’est pas pour cela qu’il reste le maître de ses anciens élèves. Le professeur vous transmet une connaissance. Le maître vous arme d’une méthode. Il ne vous apprend pas ce qui est écrit. Il vous apprend comment le lire. C’est par là qu’il vous arme et vous invite à l’indépendance, à l’auto-prise en charge. Les choses n’ont pas été dites comme cela pendant ce colloque mais dans chacune des interventions chacun l’a décliné à sa façon et chacun a répété qu’il fut un maître.

Ce colloque s’est quand même déroulé dans des circonstances particulières. Les organisateurs ne l’ont pas fait délibérément mais leur hommage a aussi honoré une figure diamétralement opposée à une autre figure française qu’un battage médiatique sans précédent nous impose : celle de Camus(1). Ils s’intéressaient à Labica et à son poids spécifique et pour beaucoup d’entre eux, il aurait été malvenu de mettre sur une même balance un géant de la philosophie et un bricoleur de l’absurde.
Mais le hasard des circonstances l’aura voulu au-delà même de la simultanéité des deux hommages. Il se trouve que dans « Théorie de la violence », Labica s’arrête longuement sur la mythologie, la philosophie et le théâtre grec et que Camus a puisé dans cette sphère hellénique que les pieds noirs sont une race prométhéenne porteuse d’une promesse du feu dérobée aux dieux pour la mettre au service des hommes.
Il s’agit bien sûr d’une version moins brutale et moins éculée de la mission civilisatrice du colonialisme que celle de Gsell et de la continuité française du travail déjà réalisé par les Romains sur une terre vacante de son peuple. La lecture de Labica va, si immédiatement, au plus profond des enjeux essentiels de ces mythologies et de ces représentations esthétiques, que les prétentions hellénistes de Camus en deviennent risibles.
C’est pour cela que pendant les interventions et les débats, j’ai dérivé vers cette notion de justice que Labica met au cœur de l’approche de toute violence. Le contexte se prêtait certainement au souvenir de la célèbre phrase de Camus :
« entre la justice et ma mère, je choisis ma mère ».
Cela m’a toujours intrigué que personne ne se demande ce qu’il entendait pas justice.
Car au fond des intellectuels français ou algériens d’origine juive ou pied-noire n’ont jamais trahi leur mère, biologique ou symbolique, en défendant la justice. C’était même pour eux, une fidélité à la mère que de rejoindre notre combat en devenant carrément algériens ou en restant français comme les militants du réseau Jeanson.
Jeanson affirme qu’il a agit aussi par fidélité aux principes proclamés par la République Française et qu’il défendait la France républicaine contre le fascisme spontané des colonialistes.
Et si nous continuons à nous étonner de cette formule, c’est bien parce que le mot justice dans la bouche de Camus, ne signifie pas ce que nous croyons : l’égalité pour tous.
Le mot a un tout autre sens chez Camus.
Déjà avant la deuxième guerre mondiale, il mettait l’accent sur la misère des « arabes » – c’est comme cela qu’il nous appelait, le terme algériens étant, chez lui, réservé aux pieds noirs – en soulignant qu’elle pouvait être un puissant motif de succès des nationalistes. Il demandait plus de justice pour les « arabes » pour préserver la colonie. Cette justice devait se traduire par plus d’écoles, moins de chômage, quelques améliorations sociales, la fin de l’abus des communes mixtes qui livraient les Algériens à l’arbitraire des administrateurs civils.
Il jouait ainsi le rôle de pompier du colonialisme. Un rôle d’alerte! A trop tirer sur la corde, les colons risqueraient de soulever la tempête. Pas un mot de Camus sur le Code de l’Indigénat et il n’était pas question d’égalité de statut entre Arabes et Pieds-Noirs. Ce rôle d’alerte prouvait-il quelque « humanisme » chez lui? Pas du tout.

On a souvent parlé de son silence à propos du 08 mai 1945.
Ce n’est pas tout à fait le cas. Dans un article paru dans le journal Combat le 23 mai 1945, juste après la répression, il écrit « la civilisation matérielle que nous poussons sans arrêt devant nous, ne nous sauvera que si elle parvient un jour à libérer plus profondément tous ceux qu’elle asservit. Nous obtiendrons alors l’amitié des hommes qui dépendent de nous. Mais en dehors de cela nous récolterons la haine, comme tous les vainqueurs incapables de surmonter leur victoire. De malheureuses et innocentes victimes françaises viennent de tomber et ce crime lui-même est inexcusable. Mais je voudrais que nous répondions au meurtre par la seule justice, pour éviter un avenir irréparable. ».
Vous avez bien lu : « l’amitié des hommes qui dépendent de nous. » ; «De malheureuses et innocentes victimes françaises viennent de tomber et ce crime lui-même est inexcusable. » ; « Mais je voudrais que nous répondions au meurtre par la seule justice, pour éviter un avenir irréparable. ».
Les victimes arabes, c’était quoi ? Si vous n’êtes pas convaincus que la « justice » pour Camus c’était la charité qui lui aurait juste attaché les « arabes » et induit leur amitié pour mieux préserver l’ordre colonial ( Kateb Yacine avait raison d’écrire que Camus était un colonialiste de bonne volonté !)
Lisez cette phrase : « Je vous donne la paix pour dix ans, à vous de vous en servir pour réconcilier les deux communautés. Une politique constructive est nécessaire pour rétablir la paix et la confiance. » Elle est du général Duval, chargé de rétablir l’ordre en mai 1945. Quelle est la différence de fond entre ses positions et celles de Camus ? Quelle différence quand Camus tout comme le général, mesurant le fossé créé par la répression, alerte son opinion en lui disant « l’Algérie est à conquérir une seconde fois ».
Entre la charité pour contenir les révoltes indigènes et sa mère, Camus avait choisi depuis longtemps. La justice n’avait rien à voir là dedans. L’équation est plus simple. Un « colonialiste de bonne volonté » restera un colonialiste. Le reste relève de la contorsion.
Mohamed Bouhamidi
1-L’arrivée ( finalement avortée) d’une caravane censée expliquer au algériens la grandeur de Camus emplissait tout l’espace médiatique
Ci-dessous, portrait d’Ibn Khaldoun
