La « Marche du retour » qui a rassemblé 30 000 Gazaouis à son premier jour, le vendredi 30 mars, a été réprimée dans le sang par l’armée israélienne : ses soldats ont assassiné 22 Palestiniens tandis que les blessés par balles se comptent par milliers. Ce massacre a fait l’objet d’un traitement médiatique qui, quoiqu’abondant, et parfois pertinent, n’en souffre pas moins des travers malheureusement « classiques » dès lors que les médias s’intéressent à la question palestinienne en général, et à la violence de l’État d’Israël en particulier. Si nous ne prétendons pas à l’exhaustivité, nous revenons ici sur un certain nombre de biais qui s’inscrivent dans une double continuité : celle d’une information internationale de plus en plus bâclée par les médias dominants d’une part et celle, plus spécifique, de la couverture médiatique du conflit opposant les Palestiniens à Israël

« Depuis que nous avons écrit ces lignes, la manifestation du vendredi 6 avril a été réprimée dans le sang : les soldats israéliens ont tué 10 Palestiniens et blessé par balles des centaines d’entre eux. Force est de constater que les biais médiatiques identifiés dans cet article sont toujours de mise ».

Le 2 avril sur France Inter, soit 3 jours après la répression et le meurtre des manifestants gazaouis, Bernard Guetta déclamait son éditorial géopolitique depuis Paris, confortablement assis dans un studio de la Maison ronde. « L’aveuglement de Monsieur Netanyahou » titrait-il, avant de commencer ainsi : « On peut en dire tout, le reste et son contraire de cette bataille de Gaza dont le bilan s’est élevé, vendredi soir, à 16 morts et quelques 1400 blessés, tous Palestiniens ».

L’entrée en matière laisse d’abord dubitatif quant au fait de pouvoir dire « tout et son contraire » sur les événements d’une part, et de parler d’autre part d’une « bataille de Gaza » quand – et le géopolitologue médiatique le précise lui-même – des « tireurs d’élite » israéliens, couchés sur le haut d’une colline surplombante qui les séparait des manifestants de plus d’une centaine de mètres, ont abattu de sang-froid des Palestiniens désarmés. Ces ambiguïtés laissent toutefois place à un « constat pas contestable » : celui d’une « manifestation très majoritairement pacifique» et d’une « disproportion de la riposte [israélienne] d’autant plus choquante qu’aucun manifestant n’était en passe de franchir la frontière entre la Bande de Gaza et Israël ».

Là était le « tout ». Et Bernard Guetta l’avait annoncé, « son contraire »  vient ensuite :

“ Mais il est également vrai qu’il s’agissait-là de la 1° journée d’un mouvement conçu pour durer 6 semaines et que les autorités israéliennes n’avaient ainsi pas de bonne solution. Si elles se contentaient de lacrymogènes et de balles en caoutchouc, elles risquaient qu’il y ait beaucoup plus de gens qui s’approchent de la frontière et essayent même de la franchir, il n’y aurait alors pas eu 16 morts, mais un bain de sang d’une tout autre ampleur qui pouvait embraser la Palestine et placer Israël dans une position diplomatique encore bien plus difficile que celle qu’il affronte aujourd’hui”.

Une sorte d’action humanitaire avec comme 1° objectif de sauver des vies en somme ? Et de poursuivre :

“Le gouvernement israélien a, en un mot, tenté de tuer dans l’œuf un mouvement de levée en masse des Palestiniens qui, visiblement, l’inquiète. On verra dans les prochains jours s’il y est parvenu ; tout pronostic serait hasardeux, mais la certitude est que le bras de fer de vendredi dit toute l’impasse où en sont Israéliens et Palestiniens”.

Cet éditorial a au moins un mérite : nous éclairer sur le cynisme et le caractère hors-sol du « journalisme géopolitique ». Car sous prétexte de « prendre de la hauteur » en nous révélant les stratégies des uns et des autres en bon porte-voix d’une géopolitique désincarnée, Bernard Guetta néglige toute réalité de terrain et méprise les vies humaines, ramenées à des variables négligeables dans le « grand jeu » que le « grand » journaliste prétend éclairer. Alignant son commentaire sur la communication de l’armée israélienne, le géo-politologue reprend à son compte l’idée que le meurtre de 17 manifestants (dont il faut comprendre qu’il ne s’agissait donc pas d’un « bain de sang ») aurait évité un « bain de sang ». Mais il affirme aussitôt que l’objectif de la fusillade était de « tuer dans l’œuf un mouvement de levée en masse des Palestiniens »… Comprenne qui pourra : fusillade humanitaire ou opération d’intimidation politique sanglante ?

Cette chronique est également révélatrice de l’arrière-plan qui sous-tend les différents comptes rendus ou prises de position journalistiques : l’acceptation et la légitimation de l’ordre colonial tel qu’il est établi depuis des années par Israël – sans que cet ordre ne soit systématiquement rappelé. En s’abstenant de rappeler les raisons (légitimes) qui poussent les Palestiniens à se mobiliser, Bernard Guetta entérine ainsi la colonisation et l’occupation, tout comme il légitime la violence dont elle use systématiquement pour se maintenir en place. On comprend qu’un tel cadrage conduise à déduire que « les Israéliens n’avaient pas de bonne solution ».

À lire « l’analyse » du correspondant à Jérusalem de Marianne, le cynisme de certains « spécialistes » de l’information internationale est une déformation professionnelle. 4 jours après les événements, Julien Lacorie publie en effet une « analyse » intitulée « Gaza : la poigne de fer israélienne contre la surenchère permanente du Hamas ». Où l’on peut lire dès le chapô :

“Les acteurs du drame de Gaza du vendredi 30 mars se préparent d’ores et déjà à rejouer la scène. Il s’agit pour chaque camp d’aller au bout d’une stratégie sanglante.”

En plus de négliger l’élan populaire ayant poussé des dizaines de milliers de Palestiniens à manifester et de réduire les événements à une pure et simple « stratégie » du Hamas – qualifiée de « surenchère » qui plus est – le journaliste met sur le même plan les « acteurs » de la « Marche du retour », non armés et dont certains furent assassinés, avec « l’autre camp ». Sous la plume du journaliste, les victimes et leurs bourreaux sont ainsi présentés comme les co-responsables d’une « stratégie sanglante ». Or, force est de constater que le bilan a été plus sanglant d’un côté que de l’autre… Le titre de l’article et son introduction condensent peut-être à eux seuls un biais récurrent du traitement de la question palestinienne par les grands médias : « l’obsession de la symétrie » au nom d’une « prétendue neutralité ». 

“Israéliens et Palestiniens prennent un malin et cruel plaisir à confirmer les pires scénarios. Ils l’ont une nouvelle fois prouvé vendredi 30 mars, lorsque des dizaines de milliers de manifestants chauffés à blanc par les islamistes du Hamas ont marché vers la frontière entre la bande de Gaza et Israël. La centaine de tireurs d’élite israéliens qui les attendaient de pied ferme bien décidés à ne pas les laisser s’infiltrer, ont fait un « carton ». Bilan : 18 morts et des centaines de blessés par balles. Plus grave encore ; les acteurs du drame se préparent d’ores et déjà à des remakes sanglants”.

On ne sait si des aspirations cinématographiques animent secrètement le journaliste, mais il aime vraisemblablement mettre la réalité en scène pour en faire des fables édifiantes. Au vu des événements, et malgré les guillemets, les mots et le ton dont use le correspondant de Marianne sont pour le moins inappropriés quand ils ne conduisent pas à la désinformation pure et simple : à moins d’assumer une servilité sans borne à l’égard de la propagande israélienne, nous sommes en effet plus que curieux de connaître quelles bases sourcées permettent au journaliste d’évoquer une menace de masse en sous-entendant que les « dizaines de milliers de manifestants » avaient pour but de « s’infiltrer » en territoire israélien. Mais les informations de terrain ne semblent pas l’intéresser. Après nous avoir expliqué combien les événements étaient un « succès » pour le Hamas car « Israël s’est de nouveau retrouvé en position d’accusé dans le monde, à la seule exception de Donald Trump », il conclut en citant une mesure à même de « désenclaver la bande de Gaza » selon lui :

“Seul Israël Katz, le ministre des Transports et chargé des services de renseignements, a osé présenter une initiative un tant soit peu originale en proposant de créer une île artificielle à 5 km des côtes de Gaza qui pourrait abriter un port, un aéroport, des centrales électriques et de dessalement de l’eau de mer, le tout sous contrôle de sécurité israélien”.

« Original » en effet…

L’acceptation de fait de la colonisation et la banalisation des violences ont également conduit de nombreux médias à présenter les tirs israéliens comme des « répliques » – soit une quasi légitime défense, d’autant plus « naturelle », pour certains, que l’armée israélienne « avait prévenu », rendant le massacre « inéluctable ». Plus ou moins marqué selon les articles de presse ou reportages, ce bruit médiatique n’en reste pas moins omniprésent.

Au 20h de France 2, le soir du 30 mars, l’« obsession de la symétrie », au mépris non seulement des rapports de forces, mais des faits eux-mêmes est poussée à l’extrême dès le titre du sujet : « Israël-Gaza : affrontements meurtriers ». Présentation du correspondant à Jérusalem:

“Un bilan lourd qui pourrait même s’alourdir encore un peu plus dans les heures qui viennent puisque l’armée israélienne vient d’annoncer avoir bombardé 3 cibles à Gaza en réponse à une incursion d’hommes armés sur son territoire. Auparavant, + de 30 000 Palestiniens s’étaient massés le long de la frontière avec l’État hébreu pour dénoncer la politique israélienne. L’armée israélienne au cours de cette semaine avait tout fait pour dissuader les Palestiniens de se rendre à cette manifestation. Elle avait notamment bombardé euh… déployé, lâché des tracts sur l’enclave palestinienne et également annoncé le déploiement de tireurs d’élite pour faire face à ces manifestants mais les affrontements ont tout de même éclaté en début d’après-midi”.

À nouveau, le message – toujours selon le même schéma de cause à effet – est le suivant : les Palestiniens se sont entêtés et n’ont pas écouté les recommandations qui leur ont pourtant été faites. Ça ne pouvait donc se passer que de la sorte. Autrement dit : n’ayant pas respecté les interdictions israéliennes de se rassembler sur leur propre territoire, les manifestants palestiniens tués ou blessés par balles sont responsables (coupables ?) de leur sort… Remarquable respect du droit à manifester et du droit à l’autodétermination des peuples.

“- Connaissant le dispositif qui avait été déployé par Israël, est-ce que cela n’aurait pas dû dissuader les mouvements, y compris de la société civile gazaouie, d’envoyer ou de laisser disons, d’encourager des dizaines de milliers de personnes notamment beaucoup de femmes et d’enfants de se rendre sur ce qui allait devenir une ligne de front ?”

“- Cette manifestation doit se poursuivre jusqu’au 15 mai, le jour de la Nakba. C’est aussi le moment, la mi-mai, où doit avoir lieu le début du transfert de l’ambassade des États-Unis en Israël à Jérusalem : est-ce que là on n’a pas une symbolique qui est particulièrement risquée en terme de dates ? On a pris un risque en choisissant de manifester à ces dates-là ?”

On notera que ce journaliste du service public audiovisuel français ratifie, normalise et légitime les menaces sanglantes des autorités israéliennes, qui auraient dû « dissuader » les Palestiniens de se mobiliser, mais ne demande jamais ce qui pourrait « dissuader » l’armée israélienne de tirer sur des manifestants pacifiques, et si le respect du droit international, y compris la levée du blocus de Gaza, ne pourraient pas contribuer à « dissuader » les Palestiniens de manifester.

Autre tare récurrente dès qu’il s’agit du conflit opposant les Palestiniens à Israël : présenter ce qui relève de massacre comme des « affrontements », voire de simples « tensions » contribue à invisibiliser les rapports de force en minimisant les violences d’une part et en considérant, de l’autre, que les 2 « camps » seraient à égalité. Ce vocabulaire culmine dans l’invisibilisation même de l’intervention meurtrière des militaires israéliens : « les affrontement ont causé la mort d’au moins 12 personnes», « affrontements et face-à-face meurtriers » ou encore « la manifestation a fait 16 morts ».

Particulièrement ravageuses en titraille – mais pas seulement – de telles formulations témoignent au moins autant d’un réflexe journalistique résultant d’un travail « à la va-vite » et d’une profonde méconnaissance du sujet que du peu de considération qu’il voue à un territoire situé loin de l’hexagone. En d’autres termes, au moment de déplorer des morts – cérémonie que les médias savent jouer en grande pompe et des heures d’antenne durant – tous ne se valent pas.

Vendredi dernier, on peut dire que les grands médias français ont redécouvert Gaza et le conflit. Un massacre : voilà ce qu’il faut aux grandes rédactions pour daigner traiter l’actualité de la région. Hormis une minorité de correspondants documentant régulièrement la vie sur place, on peut dire que les territoires palestiniens, au même titre que bien d’autres régions du monde, sont enfermés dans les oubliettes des rédactions. Et quand un événement semble digne d’attirer l’attention médiatique, il subit les travers d’une couverture bâclée, symptomatique d’une information internationale aux abois.

Et comme la situation sur place ne bénéficie d’aucun suivi régulier, comment s’étonner que, dès lors que survient un « événement », la plupart des médias en soient réduits à le traiter sous forme de brève, à « bâtonner » des dépêches AFP et, ne disposant d’aucune source du côté palestinien (et encore moins dans la bande de Gaza dirigée par le Hamas), à reprendre sans précaution les « éléments de langage » proposés par la puissante propagande israélienne.

Il n’en fallait visiblement guère plus à L’Express, au Parisien, au Figaro et à Capital entre autres pour publier une brève sans rien y ajouter, à quelques nuances près. Des brèves qui en disent peu aux lecteurs, et long sur la précipitation des rédactions à courir derrière l’information sans chercher à l’étayer et à l’étoffer davantage. Samedi 31 mars, au lendemain du massacre, les lecteurs du Parisien auront par exemple appris brièvement que la veille, à Gaza, « un face-à-face tendu […] a dégénéré en affrontement ». L’information (ou ce qu’il en reste) étant reléguée en page 6, dans une petite colonne où la brève qui suivait s’intitulait « Qui s’est fait passer pour Brigitte Macron ? ». Dans un court reportage se voulant « récapitualtif » intitulé « 16 Palestiniens tués : ce qu’il s’est passé lors d’affrontements à Gaza », BFM-TV s’illustre quant à elle, par sa capacité à délivrer des informations de qualité. Le téléspectateur chanceux a eu droit, en effet, à une mise en perspective replaçant l’événement dans des tendances de longue durée :

“Pour rappel, Israël et le Hamas se sont livrés 3 guerres dans l’enclave palestinienne depuis 2008, et observent depuis 2014 un cessez-le-feu tendu”.

En résumé donc : 2 lignes, « pour rappel », qui permettent au téléspectateur d’avoir un regard fort éclairé sur la situation… 2 lignes d’une platitude sans nom, qui ne disent rien, ou plutôt tout de la mal-information sur la situation dans les territoires palestiniens. Mais le temps pressait : Macron revenait sans doute d’un énième et coquet voyage au Taj Mahal ou faisait une déclaration depuis le Touquet : pour cela oui, BFM peut passer l’antenne en « édition spéciale » ou donner « la priorité au direct »…Pauline Perrenot

Gaza : un journaliste palestinien tué de sang-froid, la liberté de la presse visée au cœur

Notre confrère palestinien Yasser Mourtaja figure parmi les 9 Palestiniens tués vendredi à Gaza par les tirs à balle réelle de l’armée israélienne lors de la manifestation près de la barrière de sécurité. Yasser Mourtaja, un photographe âgé de 30 ans travaillant pour une société de production gazaouie, Ain Média, portait pourtant, au vu et au su de tous, un gilet « press ». Il a été atteint de plein fouet à l’abdomen. Il est décédé de ses blessures après avoir été hospitalisé. Bien que l’armée israélienne soutienne dans un communiqué « ne pas viser intentionnellement les journalistes », la question reste posée : s’agit-il d’un tir délibéré visant les journalistes pour faire barrage à l’information de terrain ? Pour y répondre, les syndicats de journalistes français réclament l’ouverture d’une enquête indépendante sur les circonstances de la mort de notre confrère Yasser. Ces neuf morts vendredi font suite aux tirs de la semaine dernière qui avaient fait 19 tués civils palestiniens et des centaines de blessés. Un des bilans les plus meurtriers dans l’enclave depuis la guerre de 2014.

Les syndicats français de journalistes SNJ, SNJ-CGT, CFDT-Journalistes, membres de la Fédération internationale des journalistes (600 000 adhérents dans le monde), affirment leur solidarité avec leurs confrères palestiniens et leur syndicat. Ils leur adressent leurs condoléances émues après ce nouvel acte de répression des forces israéliennes.

Devant cette incessante vague de répression contre nos confrères, ils adressent aujourd’hui une lettre ouverte de protestation à l’ambassadrice d’Israël en France Mme Aliza Bin-Noun.


Madame l’ambassadrice,

Nous nous adressons à vous pour dénoncer un crime de sang-froid perpétré contre notre confrère palestinien Yasser Mourtaja tué par les tirs des snippers de votre armée alors qu’il portait un dossard PRESS bien visible. Ce jeune photographe couvrait la manifestation pacifique de vendredi à Gaza où 8 autres civils ont été tués.

Avec la Fédération internationale, nous dénonçons une fois encore les violences perpétrées par les autorités israéliennes contre les civils et journalistes palestiniens.

Nous vous demandons de transmettre à votre gouvernement nos protestations et qu’une enquête soit menée sur les circonstances de la mort de Yasser.

Nous exigeons que cesse l’impunité pour les auteurs de ces tirs meurtriers contre des journalistes et les victimes civiles.

Veuillez agréer, Madame l’Ambassadrice, nos salutations syndicales

Paris, le 9 avril 2018

SNJ, SNJ-CGT, CFDT-Journalistes