Le succès algérien des idées de Kouchner : des Palestiniens collabos comme argument contre la Palestine par Mohamed Bouhamidi
Publié dans La Tribune le 26 – 06 – 2008
La formule de Bernard Kouchner selon laquelle nous n’avions pas à être «plus palestiniens que les Palestiniens» a connu un grand succès algérien. Elle n’est pas seulement devenue un argument de choc pour ceux qui veulent balayer l’obstacle israélien à la présence algérienne à Paris pour la grand- messe de la création de l’union pour la Méditerranée. Elle surgit à tout propos dès qu’il s’agit de l’UPM comme si, au fond, les autres arguments économiques, sociaux, politiques spécifiques à une analyse de la relation Europe-Algérie ne suffisaient pas. Ne se suffisaient pas.
Des arguments forts de l’utilité et du bienfait, pour le statut de notre Etat et de nos intérêts nationaux, de cette adhésion au projet européen auraient relativisé la question palestinienne. Mais elle revient par hasard aussi bien dans les discours internes que dans les discours externes sur le mode de la déculpabilisation. Non, ce ne serait trahir aucun idéal national ni de solidarité humaine avec la lutte anticoloniale des palestiniens que de s’asseoir avec le seul Etat du monde à se réclamer d’une promesse divine, d’une origine et d’une nature théocratique et à se voir reconnaître par l’Occident un droit absolu de tuer, d’agresser et de conquérir des territoires, de ne pas avoir de frontières et de faire passer ses intérêts stratégiques, qu’il s’agisse de l’équilibre des armements ou de son accès prioritaire à l’eau, au-dessus de toute considération. Mais l’argument qui veut déculpabiliser désigne précisément une gêne sur le plan de la question qu’il prétend régler : la question de la domination. Kouchner et ceux qui reprennent sa formule nous invitent à ne plus récuser le principe des rapports de domination puisque les dominés suprêmes, les Palestiniens, discutent et parlent avec le dominant suprême, l’Etat d’Israël. En somme, ils veulent légitimer la domination par le dominé car, en droit comme pour les autres domaines, ce qui est légitime est ce qui est accepté et partagé par les gouvernants et les gouvernés, les dominants et les dominés. Les questions de l’Etat et des intérêts nationaux doivent être profondément logées au cœur de l’union pour la Méditerranée pour que ses partisans se donnent tant de peine. Car ils ne se donnent pas que cette peine. L’insistance que cette union doit inaugurer des rapports de partenaires égaux devient suspecte. Quelle égalité de fait peut exister entre des Etats développés, puissants, hégémoniques, économiquement, politiquement, militairement, diplomatiquement et médiatiquement et des pays à peine sortis de la nuit coloniale, absolument sans ressources face aux capacités de planification et de manœuvre des pays du Nord ? Au départ et à la base, il existe bien une relation de domination et la récurrence palestinienne a pour objet à la fois de la masquer et de la dédramatiser en la renvoyant et en la fixant sur un lieu géographique où elle est tragique pour mieux la perpétuer là où elle est restée floue et sans contours.
Mais le succès d’une formule ou d’un adage ne tient pas à sa force dans le débat. Elle ne peut rencontrer le succès que si elle réveille, en écho, une mémoire culturelle et que si elle répond à des intérêts, des besoins et des aspirations de groupes sociaux qui la reprendront en guise d’emblème ou de morale. Cette formule de Kouchner repose sur une mémoire. «Plus royaliste que le roi», cela existe dans les stocks de notre langage et de notre métalangage. Se moquer de quelqu’un en le qualifiant de plus royaliste que le roi revient à tourner en dérision ses idées ou ses propos. Cela revient surtout à le disqualifier. C’est bien le but profond de la formule de Kouchner et de ceux qui la reprennent. Disqualifier l’adversaire pour ne pas avoir discuté la question et surtout pour ne pas ramener le débat sur les faits, en rester à une désignation massive de l’objet.
«Plus palestinien que les Palestiniens» ; mais quels Palestiniens ? Du coup, la formulation escamote les réalités palestiniennes, leur insertion dans une histoire, une évolution, des contradictions internes, des luttes entre des orientations et des choix parfois antagoniques, dans des marquages idéologiques et dans des alliances extérieures. Qui se souvient du retour de Sharon au pouvoir et de l’alliance qu’il a scellé avec M. Dahlane et M. Abbas en Jordanie, sous l’œil de Bush et avec la complicité du roi pour isoler Arafat, lui arracher la direction de la Force 17 et des autres services de sécurité puis saper son autorité en accentuant de l’intérieur son isolement dans la Mouqataa ? Ces épisodes de l’alliance secrète entre Dahlane et Sharon ont été admirablement rapportés dans une série documentaire diffusée par Arte et dont le commentaire était lu par C. Enderlain. Aujourd’hui encore, avec un budget américain spécial, l’Autorité palestinienne met à la retraite avec beaucoup d’argent tous les officiers qui ont connu Arafat et travaillé avec lui.
Les services palestiniens de sécurité doivent être débarrassés des «scories» nationalistes et accepter le rôle que leur assignent Israël et les Etats-Unis : lutter contre le terrorisme ou, en plus clair, assurer la sécurité d’Israël. Evidemment, si l’opinion sait qu’Israël discute avec ses alliés parmi les Palestiniens la formule perd toute force et toute consistance.
Là-dedans, adieu aux autres courants politiques ou militaires que les médias ont enfoncés dans l’oubli, mettant face à face arbitrairement modérés et extrémistes. Quelles réalités plus complexes cache l’équation et qu’on veut soustraire à notre regard mais que personne ne peut nier complètement tant elles ressurgissent comme révélateur d’une condition commune aux Palestiniens dans leur cas extrême et les autres peuples dominés du sud de la Méditerranée à des degrés divers et dans des formes rendues invisibles ou encore supportables grâce au rôle de relais internes de certains régimes ?
Bien sûr, Kouchner ou nos compatriotes séduits ne nous disent surtout pas de quoi discutent ces Palestiniens devenus la norme désirable. De la création d’un Etat palestinien. Et tout au long de cette «reconnaissance mutuelle» israélo-palestinienne et de ces négociations qui durent, qui durent, qui durent depuis si longtemps, l’opinion a l’impression que le problème est en voie de règlement. Si un attentat se produit, si une protestation s’élève que les médias ne peuvent étouffer, on organise une rencontre et des points de presse.
A une opinion «étonnée» que le problème reste en suspens depuis si longtemps, on va servir le même stratagème : c’est en cours, ça vient, on arrive. Le problème que plus personne ne peut cacher est qu’il n’existe plus de base territoriale pour créer un Etat palestinien. Un Etat palestinien est impossible. Matériellement impossible. Le peu de zones sous le contrôle de M. Abbes sont séparées par des colonies. Sans rire, Israël a proposé de les relier par des tunnels et par des ponts. Sans rire ! Et tous ceux qui disent qu’il est temps aujourd’hui de créer l’Etat palestinien savent que cet Etat est illusoire. Mais ils savent de quoi ils parlent : la sécurité d’Israël.
Ils doivent pour cela former une police chargée de surveiller les bantoustans palestiniens ou leurs réserves indiennes. Le président français le sait comme le savent tous les autres. Le discours qu’il a servi à la Knesset sur l’urgence d’un Etat palestinien n’a pas d’autre contenu. Israël peut maintenant, et il le doit aux yeux de certains de ses amis, tolérer cet «Etat» entièrement au service de sa sécurité. Mieux, il y a intérêt.
Des Palestiniens réduits par les coups, le sang, la douleur, la faim, la misère, les souffrances sans fin à quémander juste le pain sans la dignité et prêts à prendre sur eux de punir leurs enfants tentés par la révolte. Il ne suffit pas de nous dire que des Palestiniens (et non LES Palestiniens) discutent avec Israël. Il fallait aussi nous dire de QUOI ils discutent. Et le modèle des rapports d’Etat à Etat qu’on nous chante ou qu’on nous vante s’éclaire d’un jour sinistre : des Etats qui demandent à d’autres d’être leurs supplétifs et leurs gardes frontières. C’est cela le modèle auquel on nous invite de l’intérieur de notre pays ? Par ignorance des faits, par intérêt, par insouciance ? Au moment même où la parodie de négociations ne réussit plus à donner le change, Tzipi Livni vient de confirmer l’irréductible avancée coloniale. Elle a demandé aux Arabes israéliens d’admettre le caractère juif de l’Etat d’Israël. En clair, cela signifie que l’Etat d’Israël ne peut être que l’Etat des Juifs et qu’ils doivent se préparer à quitter les lieux. Bush avait dit la même chose à la Knesset. Les Israéliens font toujours ce qu’ils disent. Leur hégémonie et leur puissance ont atteint un tel degré, les régimes arabes voisins sont dans un tel état de sujétion et enchaînés dans une alliance anti–iranienne menée par l’Etat sioniste et par les Etats-Unis que le plan d’épuration ethnique réclamé par les «extrémistes» sionistes passe dans le programme des autres partis. Nous en sommes à peine à la phase de préparation psychologique mais cela se fera. Mais quand donc de tels renoncements ont-ils commencé ?
M. B