Revenir 43 ans plus tard sur le discours général et sur les images d’Epinal, du Figaro Magazine au Nouvel Observateur , permet de mesurer à quel point presque tout ce qui suscitait hier l’admiration quand il s’agissait de populariser le combat contre l’« empire du Mal » (l’URSS selon Ronald Reagan) est devenu depuis source d’exécration et d’effroi. Entre 1980 et 1988, on applaudissait les exploits des « combattants de la foi » contre l’Armée rouge.
Pendantune période comprise entre la défaite cinglante des Etats-Unis en Indochine (avril-mai 1975) et les craquements en chaîne dans les pays européens satellites de l’Union soviétique ( Pologne en état d’urgence en décembre 1981), les Etats-Unis et l’Europe occidentale font croire que Moscou a lancé une grande offensive mondiale: en Afrique, l’Angola et le Mozambique, nouvellement indépendants, semblent lui tendre les bras; en Amérique centrale, des guérilleros marxistes font tomber une dictature proaméricaine au Nicaragua; en Europe occidentale, le PCP prosoviétique oriente la politique du Portugal, membre fondateur de l’OTAN. L’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge, en décembre 1979, semble marquer une fuite en avant de Moscou. Elle ouvre une nouvelle étape de la guerre froide.
Le combat des moudjahidines « combattants de la foi » afghans va apparaître comme providentiel
pour contrer les ambitions hégémoniques prêtées à l’Union soviétique. Peu importe que la quasi-totalité de ces combattants héroïsés soient des musulmans traditionalistes et intégristes, la religion n’étant pas perçue comme un facteur de régression, à moins qu’elle ne s’oppose, comme en Iran aux intérêts stratégiques occidentaux. Mais ce n’est le cas ni dans la Pologne catholique couvée par le pape Jean Paul II, ancien évêque de Cracovie, ni, bien sûr, en Afghanistan. Par conséquent, puisque la priorité géopolitique est que ce pays devienne pour l’Union soviétique ce que le Vietnam a été pour les Etats-Unis, un récit médiatique quasi unique va exalter les moudjahidins, présentant leur révolte comme une chouannerie sympathique, attachée à sa foi. Il dépeindra la place et la vie des femmes afghanes à travers le prisme naïf des traditions populaires.
A partir de 1987, leurs cousins idéologiques en Algérie (GIA), en Afghanistan (talibans), et au Proche-Orient avec Al-Qaida et l’Etat islamique, ont été dépeints sous les traits de «fous de Dieu», de « barbares »
Les moudjahidines des années 1980, ne commettaient pas d’attentats à l’étranger, se distinguent des militants du GIA algérien ou des membres de l’OEI. Mais l’Afghanistan a servi de creuset et d’incubateur à leurs successeurs. Le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, considéré comme le « père » de l’OEI, y a débarqué au moment du départ de l’Armée rouge et y est resté jusqu’en 1993. Oussama Ben Laden, fondateur d’Al-Qaida, a été choisi par les services secrets saoudiens au Pakistan, afin d’appuyer leur lutte. L’Algérien Mokhtar Belmokhtar, dont le groupe, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), vient de revendiquer l’attaque contre l’hôtel Le Splendid à Ouagadougou, au Burkina Faso, était parti pourchasser les alliés afghans de l’Union soviétique à la fin des années 1980 ; il en est revenu pendant la guerre civile en Algérie et a combattu avec le GIA (qu’on appelait les Afghans) avant de rejoindre Al-Qaida. Ceux-là, ont été accueillis favorablement par l’Occident tant qu’ils servaient ses desseins stratégiques. Puis ils se sont retournés contre lui. L’image que la presse européenne ou américaine donna de leur extrémisme religieux, de leur férocité, changea complètement.
En février 1980, au début de l’intervention militaire de l’Union soviétique en Afghanistan, Zbigniew Brzezinski, conseiller du président James Carter, se rend au Pakistan. S’adressant aux moudjahidines réfugiés, il leur promet : « Cette terre, là-bas, est la vôtre. Vous y retournerez parce que votre combat va triompher. Vous retrouverez vos maisons et vos mosquées. Dieu est à vos côtés. » Le discours médiatique français va alors favoriser l’objectif géopolitique américain en Afghanistan.
Quand les djihadistes étaient nos amis- DENIS SOUCHON du Monde Diplomatique. 2016
1- Devoir d’ingérence
Bernard-Henri Lévy,JT de TF1, du 29 décembre 1981. BHL appuiera avec la même ferveur l’intervention occidentale en Afghanistan consécutive aux attentats du 11 septembre 2001.
« Il faut accepter de penser que, comme tous les résistants du monde, les Afghans ne peuvent vaincre que s’ils ont des armes, vaincre des chars qu’avec des fusils-mitrailleurs, les hélicoptères qu’avec des Sam-7, ils ne pourront vaincre l’armée soviétique que si l’Occident accepte de les aider. Je vois que nous sommes aujourd’hui dans une situation qui n’est pas très différente de celle de l’époque de la guerre d’Espagne où il y avait un devoir d’intervention, un devoir d’ingérence. Je crois qu’aujourd’hui les Afghans n’ont de chances de triompher que si nous acceptons de nous ingérer dans les affaires intérieures afghanes. »
Comme au temps de la Résistance en France-Le Monde, 30 juin 1981.Ici, Marek Halter renvoie à un vers du Chant des partisans, hymne de la Résistance : « Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades. ». « Pour permettre aux Afghans de parler aux Afghans, comme, pendant l’occupation en France, les Français parlaient aux Français, le Comité droits de l’homme a décidé d’aider la résistance afghane à construire une radio sur son territoire : Radio-Kaboul libre. Il y a 1 1/2 an, en décembre 1979 , l’une des 1° puissances du globe venait d’envahir un pays voisin, faible et sans défense. Les vieux fusils sortent des coffres, les pistolets de dessous les bottes de paille. Mal armée, la résistance se lève. »
Le combat de toutes les victimes du totalitarisme Jean Daniel,Le Nouvel Observateur,16 juin 1980
« Le combat des Afghans est celui de toutes les victimes des totalitarismes communistes et fascistes. »« Comme à Berlin, comme à Budapest, l’Armée rouge a tiré » Jean-François Le Mounier, Le Point, 3 mars 1980« “Allah o Akbar”. “Shuravi [les Russes] dehors” : musulmans et non communistes, les Kaboulis n’ont pas oublié. Le vendredi 22 février, ils entendaient manifester, drapeau vert de l’islam en tête, contre la présence de l’armée soviétique. Mais ce matin-là, comme jadis à Berlin-Est et à Budapest, l’Armée rouge a tiré. Entre Marx et Allah, le dialogue apparaît impossible. »
Se débarrasser de l’occupant soviétique, préserver une société d’hommes libres. Patrick Poivre d’Arvor, journal d’Antenne 2, 8 juillet 1980
« Un regard d’une fierté inouïe qu’on aurait du mal à rencontrer ailleurs dans le monde et qui donne une exacte mesure de la farouche volonté des Afghans de se débarrasser de l’occupant soviétique, même si leurs moyens peuvent paraître dérisoires. ».« Ce qui meurt à Kaboul, sous la botte soviétique, c’est une société d’hommes nobles et libres. »
Comme les Brigades internationales, les « Afghans » de l’Hexagone. Danielle Tramard dans Le Monde du 19 décembre 1984, et Claude Corse du Figaro Magazine, le 19 décembre 1987,évoquent des Français médecins, agronomes et ingénieurs qui « travaillent avec les résistants afghans ». Nulle crainte à l’époque que ces combattants à l’étrangers reviennent « islamisés »
« C’est cela, l’amitié franco-afghane : un ami qui aide son ami. François a appris le persan, comme Isabelle. Cet été, la frontière franchie, il a marché à pied pendant 6 jours et nuits, parfois dans la boue, à un rythme assez soutenu. ». « Barbes, turbans et même l’œil farouche : ces Afghans typiques sont des Français. Parmi eux, un marin breton spécialiste des vents de Polynésie, qui s’est fait agronome montagnard par goût pour un peuple qui vit vent debout ! Précieuse ressource vivrière, cet arbre de vie [un châtaigner] symbolise l’espérance d’un peuple d’irrédentistes uni contre l’envahisseur communiste, comme les bergers corses de la Castagniccia le furent jadis contre les armées d’occupation. »(référence à la Résistance française).
2. Exotisme et jolis paysages
Vaincre le communisme ne constituait pas un objectif très populaire en France. Pour que la cause des Afghans dispose d’appuis plus nombreux, les grands médias l’associent à un désir d’aventure, à l’idée d’un paradis perdu. C’est d’autant plus facile que le pittoresque des paysages (et des traditions) de l’Afghanistan renvoie toute une génération occidentale devenue adulte dans les années 1960 au pays dont ont rêvé les routards et qu’ils ont parfois traversé pour se rendre à Katmandou. Avec le retour à la nature, aux vraies valeurs, l’Afghanistan devient l’ antithèse de la civilisation moderne, matérialiste et marchande.
« On oublie que c’est la guerre, tellement c’est beau »Danielle Tramard ,Le Monde, 19 décembre 1984; « Les vallées les plus fertiles, les fruits les plus beaux, les vêtements les plus colorés, les bazars les plus éclatants, et barre au nord et au sud des déserts de sable doré. » Robert Lecontre, Le Figaro Magazine, 12 janvier 1980; « Impressionnants avec leur barbe noire, avec leur nez busqué et leur regard aigu, ils font penser à des rapaces. Ce sont des guerriers-nés, indifférents à l’effort, au froid, à la fatigue. Ce sont des êtres à part, insensibles à la solitude, à la faim, à la mort. Bientôt, tapis dans leurs repaires du Toit du monde, là où Kipling a fait vivre son Homme qui voulut être roi, leurs défenseurs seront encore triomphants. » Jérôme Marchand , Le Point, 21 janvier 1980; « Que sont devenus ces caravaniers pachtounes, sirotant leur thé vert dans une maison de thé, leur fusil près d’eux ; ce berger de l’Hindou Kouch près d’un point d’eau ; ce cavalier enturbanné cheminant dans la neige ? Les dunes géantes que le vent sculpte en vagues, l’odeur des roses que respire un vieillard , les portes cloutées, d’un bleu paradis, le mollet gainé de blanc d’une femme complètement cachée sous le tchador plissé et dont le regard filtre à travers le grillage d’une broderie… » N. Zand, Le Monde, 9 déc 1980;
« Habitués à vivre durement, les Afghans ont la ténacité qu’engendrent les paysages austères, le froid sidéral, les vents de sable brûlants Il y règne une harmonie étonnante. Pendant des jours, les moudjahidines ne se quittent pas d’une semelle, et pourtant il n’y a presque jamais de frictions entre eux.» Catherine Chattard, LeMonde, 20 mai 1985
3. Des combattants qui ont la foi
La presse s’adresse à des Français peu religieux et pétris de libéralisme culturel. Les Afghans sont soutenus par l’Arabie saoudite et l’Iran de Khomeini. Il faut donc présenter les moudjahidines comme des gens simples qui ont la foi et qui tiennent à leurs coutumes ancestrales, à leurs solidarités villageoises. L’affrontement, entre clans et tribus est présenté comme le combat des villages gaulois contre les légions romaines, désordonné, sympathique.
Un islam sans « politisation extrême » Pierre Blanchet, Le Nouvel Observateur, 7 janvier 1980; Jean-Christophe Victor, Les Nouvelles d’Afghanistan, décembre 1983; Catherine Chattard, Le Monde, 20 mai 1985; Patrice Franceschi, Le Point, 27 décembre 1982
«A Téhéran, l’intégrisme correspond à une folle libération du petit peuple des villes après 20 ans de mégalomanie, de gâchis et d’occidentalisation criarde. En Afghanistan, pas de politisation extrême. Les montagnards et maquisards de Dieu ont la foi. »;« La révolution islamique de Khomeiny rend un mauvais service à la résistance afghane; les courants qui présentent un caractère sectaire y sont très minoritaires. »;« Les Afghans ont la pudeur et le fatalisme qu’implique une confiance absolue en la volonté d’Allah. Les combattants de la guerre sainte se rapproche de la vie du Prophète. »;« Comme hier, le moudjahid reste un paysan attaché à sa terre. Il saura la défendre avec ténacité, mais perdra toute agressivité si elle n’est pas menacée. Leur courage et leur capacité de souffrance sont réels et ils savent faire preuve d’une audace remarquable. ». « Leur islam vaut bien le communisme à la soviétique ». Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, 16 juin 1980.Stan Boiffin-Vivier, Le Figaro Magazine, 5 décembre 1987. « Il y a l’opposition, indirecte et perfide, de ceux qui se demandent si les résistants valent mieux que les occupants : si leur islam n’est pas “primitif et barbare” ; s’il faut bien risquer de “mourir pour Kaboul”. C’est à cette démission qu’on nous convie tandis que les Afghans se font tuer et appellent à l’aide. Devant leur SOS, il faut proclamer que la résistance des Afghans contre les occupants soviétiques est juste comme toutes les guerres de libération. Outre que leur islam vaut bien le communisme à la soviétique et que le 1° est aussi “globalement positif” que le 2°, il est scandaleux de s’interroger au moment où ils la défendent avec le plus d’héroïsme. » Cet article est dirigé contre le PCF. « Avant toute attaque, la prière : rapide par laquelle chacun recommande son âme à Allah. Les résistants passent ensuite sous un drapeau tendu dans lequel est déposé un petit Coran. Certains l’embrassent, d’autres s’inclinent en signe de ferveur. Anayatollah a insisté pour que j’accomplisse moi aussi le rituel. Je l’ai fait de bon cœur. C’est dans l’islam que ce peuple afghan maintient sa cohésion et puise la force morale qui lui permet de résister. Le djihad et le caractère islamique de cette résistance peuvent effrayer mais on ne leur connaît pas de forme fanatique ».
4. L’épineuse question des femmes
Afghan Shiite Muslim protesters shout during a demonstration in Kabul on April 15, 2009. About 50 women rights activists protested against a new controversial law passed by Parliament in March, but were soon outnumbered and chased away by over 200 women defending the law. The new law regulates marriage, divorce, and inheritance for the countrys minority Shia religious population. Signed by the President, the law was yet to be published to officially become a law when it was criticised by rights groups. AFP PHOTO/SHAH Marai
Rien ne permet d’éluder la question épineuse ( pour des Français dont la conscience politique a été transformée par les combats féministes), du statut des femmes afghanes. Cette difficulté ne peut être niée car les communistesafghans avaient interdit le mariage des enfants et réduit la dot. L’obstacle est contourné par une mise en garde contre une perception trop occidentale de la situation afghane, soit, les comportements et symboles changent de sens en changeant de pays. Ce relativisme culturel n’aura plus cours sitôt que le combattant « qui ne nous ressemble pas » passera du statut d’allié à celui d’adversaire.Emmanuel Todd, Le Monde,20 juin 1980. L’« européocentrisme total » n’aide pas à comprendre la condition des femmes afghanes. L’oppression de la femme” pèse souvent autant sur les hommes, dans le cas du mariage arrangé par les parents»
Françoise Giroud, secrétaire d’Etat à la condition féminine en France, Le Monde, 25 janvier 1983
« Si une femme afghane ne se laissera jamais examiner par un médecin homme, sous les tentes munies du matériel nécessaire, les Afghanes, enroulées dans leurs voiles, affluent et sont accueillies, écoutées, soignées par des femmes; elles amènent leurs enfants, atteints maladies de peau, ou de tuberculose. »
Le Monde, 20 mai 1985; Le Nouvel Observateur, 5 juillet et Les Temps modernes ,juillet-août 1980, Les Nouvelles d’Afghanistan, oct 1986, Autrement, déc 1987.
« Il n’y a bien sûr aucune femme dans les rangs des moudjahidines. Mais il en est qui transportent des explosifs sous leur tchador ou qui servent d’agent de liaison. Ce sont les femmes sont l’’armée des ombres » de la résistance afghane. ».« Une Française photographe est parmi nous. Elle a été acceptée, sans voile, ce qui n’aurait jamais été admis en Iran. L’islam n’est pas le moyen exacerbé d’une politique, comme en Iran, mais quelque chose de plus fondamental et de plus simple. Au nom de quel progressisme empêcherait-on les Afghans de vivre comme ils l’entendent ? ». « Que valent nos critères dans une société que nous ne comprenons pas ? L’archaïsme des relations hommes-femmes en Afghanistan nous choque, mais il ne peut être remis en question que par une évolution qui doit se faire à son propre rythme et au moment choisi, et non s’imposer de l’extérieur avec des soldats et des tanks. ».« L’institution de la « compensation matrimoniale » à verser par les jeunes gens, était perçue comme la reconnaissance de l’importance des femmes, comme dans beaucoup de sociétés en Asie et en Afrique. Dans les sociétés rurales pauvres, elle constitue une protection pour l’épouse.». « La polygamie est un moyen pour l’homme de gérer ses conquêtes et de répondre à des nécessités économiques. C’est une protection pour la femme stérile qui peut être intégrée dans une famille et donc dans un tissu social La dot, le jour du divorce, est récupérée. Le port du voile n’est pas un comportement rétrograde, mais un moyen pratique d’être respectée. Il est donc très valorisant et très valorisé. »
Epilogue
Le régime communiste afghan de Mohammed Najibullah survivra 3 ans au départ, en février 1989, des troupes soviétiques. Puis, en 1996, après plusieurs années d’affrontements meurtriers entre clans anticommunistes rivaux, Kaboul tombe aux mains des talibans. Ils s’emparent de Najibullah, réfugié dans un bâtiment des Nations Unies, le torturent, le castrent, le fusillent et pendent son corps à un réverbère.
Le 15 janvier 1998, Le Nouvel Observateur demande à M. Brzezinski s’il « ne regrette pas d’avoir favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ». Sa réponse : « Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? »