publié le 25 février 2017 (modifié le 4 mars 2017)

Vue d’Afrique, par des peuples qui en furent les victimes et qui en conservent la mémoire vive, la polémique sur la colonisation relancée à Alger par Emmanuel Macron le 15 février 2017 avec des mots inédits en France a quelque chose de surréaliste et de dérisoire.

Surréaliste parce que, pour les Africains, la colonisation n’a jamais été autre chose qu’un « crime contre l’humanité », à l’instar de l’esclavage, de la traite ou de l’apartheid. Comment qualifier autrement cette œuvre de subjugation, d’asservissement et d’appropriation, avec son lot de crimes de guerre, de violences et de souffrances, avec son appareil de justification idéologique, religieux parfois, « civilisationnel » toujours ?

Si la colonisation a construit, pour ses propres besoins, des routes, des ponts et des chemins de fer – à quel prix humain, le plus souvent ! – et si les colons ne furent pas tous complices de crimes comme les Allemands ne furent pas tous nazis, la colonisation forme un tout inséparable, et cet ensemble est constitutif d’un crime contre l’humanité, au sens où l’entendent à la fois les statuts du Tribunal de Nuremberg et ceux du traité de Rome fondant la Cour pénale internationale.

DE 1884 A 1930

Les Européens sont longtemps restés sur les côtes océanes de l’Afrique, à part des aventuriers audacieux qui se sont s’aventurés à l’intérieur des terres. Si en 1880, à peine 1/10° du continent noir était sous contrôle européen, 20 ans plus tard, seuls l’Ethiopie, le Maroc (en 1912) et le petit Libéria y échappaient. Entre temps, les puissances occidentales se sont entendues à la conférence de Berlin (1884) sur la répartition du gâteau. Des avancées techniques et le contexte économique expliquent cette nouvelle étape des relations Europe-Afrique.

Techniquement, les maladies tropicales ne représentent plus un obstacle insurmontable pour les Européens, l’usage de la quinine permettant de résister au paludisme. Des innovations en armement, (armes légères, mobiles, canons à répétition) donnent l’ avantage aux forces européennes, surtout dans les batailles à découvert. Enfin, l’invention du télégraphe permet de mieux connecter les postes avancées de leurs bases arrière sur les côtes océaniques ou en métropole. Concrètement, les troupes européennes resteront peu nombreuses au début, les états-majors occidentaux s’appuyant sur des auxiliaires autochtones, issus d’ethnies anciennement marginalisées ou souhaitant bénéficier des retombées de pouvoir de la nouvelle puissance, au détriment des anciennes.

Mais au-delà, c’est un nouveau contexte économique international qui incite à la colonisation. La décennie 1880 marque une nouvelle phase de l’industrialisation de l’Europe avec un nouveau chapitre de l’histoire du capitalisme global. La mécanisation de l’industrie du textile arrive à maturité et doit se trouver de nouveaux débouchés commerciaux ; les machines à vapeur permettent des gains de productivité, dans l’agriculture aussi avec utilisation de machines qui diminuent la main d’œuvre. Les grandes plantations d’Amérique moins besoin d’esclaves, ce que reflète la confrontation brutale de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, entre un Nord industrialisé qui cherche de nouveaux débouchés et un Sud rural et pro-esclavagiste.

L’Afrique est amenée à jouer un rôle nouveau. Elle doit tout d’abord être un fournisseur régulier et important de matières 1° pour les industries des pays occidentaux. La baisse de la production américaine de coton (guerre de Sécession), sera suppléée par la production égyptienne, évitant à l’économie mondiale de se gripper. Ses matières 1° agricoles et minérales alimentent les besoins monstrueux de l’économie industrielle occidentale. Les terres y sont converties à des monocultures d’exportation, perturbant dangereusement l’équilibre écologique et alimentaire des populations locales.

Les échanges ne se font pas que dans un seul sens et le continent noir devient un marché parmi d’autres où sont vendus des produits textiles, les outils mécaniques et des accessoires manufacturés symboles de la « way of life » occidentale. C’est l’âge d’or des grandes compagnies commerciales européennes, les « compagnies des indes » qui s’implantent durablement en Afrique : c’est le cas de la Compagnie française pour l’Afrique Occidentale, fondée en 1887 par des commerçants marseillais et qui existe toujours de nos jours avec un chiffre d’affaires de 2,6 milliards d’euros. Côté anglophone, la British South Africa Company fondée en 1888 par Cecil Rhodes, s’impose comme un intermédiaire incontournable entre le Royaume-Uni et ses colonies au Sud du continent. Ces compagnies organisent les échanges en s’appuiant sur un réseau de comptoirs et de représentants commerciaux, et sur des moyens de transport des marchandises (rails, bateaux, pistes routières) et de télécommunication (télégraphe) qu’elles financent sur fonds propres. Au final, elles dégagent de très confortables bénéfices, d’autant plus qu’elles sont en situation de monopole ou de duopole.

La France était réputée privilégier un contrôle direct des territoires sous son « imperium », un énorme bloc de 5 M de km² d’un seul tenant en Afrique de l’Ouest (l’Afrique occidentale française, AOF) et un territoire de 2,5 M de km² en Afrique Equatoriale (Afrique équatoriale française, AEF) regroupant les actuels Gabon, Congo-Brazzaville, Tchad et Centrafrique soit 14 fois la taille de la France. A l’échelle de ces régions, il s’agit de regroupements territoriaux d’une ampleur inégalée dans l’histoire. Les autres zones de domination française comptaient le protectorat du Cameroun, du Maroc, de la Tunisie, la départementalisation de l’Algérie, dans l’Océan indien Madagascar et les Comores et le petit territoire de Djibouti sur la Mer Rouge. Mis à part les protectorats, le principe étant de laisser les autorités traditionnelles gérer ses affaires courantes, la France a privilégié la gouvernance directe et la vassalisation ou l’élimination des autorités autochtones traditionnelles. Le rôle de l’administration coloniale est d’étendre et de renforcer le contrôle militaire des colonies, de protéger les ressortissants de la métropole, d’épauler le travail de « civilisation » des missionnaires, et surtout de faciliter l’exploitation économique menée par les grandes compagnies commerciales. C’est pourquoi, de grands travaux d’infrastructures sont construits à la main par la mobilisation forcée des autochtones, au prix de leur vie. Ces tronçons de rail (le Dakar-Niger passant par Bamako et Koulikoro ; le Conakry-Kankan ; le Congo-Océan reliant Brazzaville à Pointe-Noire), ces routes et les ports qui leur servent de débouché ( le port de Dakar et de Pointe-Noire) sont créés dans la seule optique de faciliter les circuits de l’économie de traite, la sortie des matières 1° et de la production agricole africaine.

En 1930, les 20 M d’Africains de l’AOF et de l’AEF ont le statut de « sujets français », et non celui de citoyens, réservé à 2500 Africains originaires de 4 communes sénégalaises (Saint-Louis, Dakar, Rufisque, Gorée). Ces « sujets français » sont corvéables à merci et soumis à l’impôt de capitation (par tête), qui devait être versé en argent, ce qui obligeait les populations à utiliser la monnaie. Le non paiement, fréquent, soumettait le contribuable récalcitrant à des travaux forcés très pénibles, voire à des peines punitives corporelles. L’administration coloniale française était épaulée par des auxiliaires africains, ce qui permettait au faible nombre de colons présents sur le territoire d’asseoir leur pouvoir.


La politique de l’ Etat français

Vers 1850, Napoléon III ambitionne une nouvelle politique coloniale, avec l’aide de son ministre de la Marine et des Colonies Chasseloup-Laubat qui entreprend la modernisation de la marine de guerre (cuirassés à hélices), permettant d’améliorer la capacité d’intervention des troupes coloniales. La superficie du domaine colonial triple sous le Second Empire soit 1 M de km2 pour 5 M d’habitants. Il nomme Faidherbe au poste de gouverneur du Sénégal: s’ensuivent la fondation du port de Dakar et la création du corps des tirailleurs sénégalais. L’implantation du comptoir des Rivières du Sud en 1859 puis l’acquisition de la côte du Gabon en 1862 sont les étapes suivantes.

En Afrique de l’Est, Napoléon III signe en 1862 un traité de commerce avec Madagascar où il installe un consulat de France. Sa politique vise, de ce côté de l’Afrique, à contrer l’influence britannique. Au Maghreb, il renforce la présence des conseillers militaires français dans l’armée du bey de Tunis, et étend le domaine français en Algérie et au Sénégal. En 1870, la IIIe République hésite dans la poursuite de la politique coloniale. L’anticolonialisme est fort. Le duc de Broglie s’exprime au Sénat en la séance du 11 décembre 1884 :

« Pour une nation momentanément affaiblie (guerre avec la Prusse, la Commune de Paris) un grand développement colonial, est une charge qui la grève, qu’elle ne peut porter, et qui, avant de lui échapper, peut amener la ruine tout à la fois de la colonie et de la métropole. Laissez-moi protester contre cette tendance colonialiste. Je n’en connais pas de plus chimérique et de plus dangereuse. Je n’en connais pas de plus contraire aux leçons de l’histoire et aux enseignements de la raison. L’Algérie, après 50 ans de possession, arrive à peine à nous fournir autant d’hommes et d’argent qu’elle a pu nous en prendre. Des colonies nouvelles affaiblissent la patrie qui les fonde. Bien loin de la fortifier, elles lui soutirent son sang et ses forces… »

Toutefois, l’ empire colonial français atteint son apogée après la 1° Guerre mondiale, lorsque la France reçoit de la Société des Nations un mandat sur la Syrie et le Liban qui était sous domination ottomane.

Dans un discours prononcé à la chambre des députés en juillet 1885, Jules Ferry intervient:

« Le parti républicain a montré qu’il faut autre chose à la France. Elle doit aussi être un grand pays, exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient, qu’elle doit répandre cette influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie. »

Dans De la colonisation chez les peuples modernes (1902), P. Leroy-Beaulieu définit la colonisation :

« La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et à ses lois. Un peuple qui colonise, c’est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l’avenir et de sa suprématie future. »

Pendant la 2°Guerre mondiale, les territoires français d’Outre-mer sont un enjeu central : entre l’été 1940 et la mi-1943, la quasi-totalité bascule dans le camp des forces de résistance. En 1945, à la Libération, Gaston Monnerville critique le décret de juillet 1945, qui détermine les conditions dans lesquelles seront approuvés les plans de développement économique des colonies ; il exprime qu’en dépit des principes de la nouvelle politique coloniale, ce décret aboutira:

  • à subordonner l’économie coloniale à l’économie métropolitaine, comme au temps du pacte colonial solennellement réprouvé ;
  • à instituer un organisme dit de coordination, dont la lourdeur rendra impossible l’action rapide qu’exigent le rythme de la vie moderne ; et demande par quels moyens pratiques le Gouvernement tiendra les engagements qu’il a solennellement contractés envers les peuples d’outre-mer, afin :
    • de « ne pas subordonner l’économie des territoires d’outre-mer à l’économie métropolitaine »,
    • de « favoriser l’affirmation de leur personnalité dans tous les domaines de la civilisation » et dans le domaine économique,
    • d’accorder « l’aide concertée que ces territoires sont en droit d’attendre de la métropole ».

Malgré les tentatives d’intégration dans la République (Union française en 1946), les colonies restent dans un état de sujétion, et leurs élites et populations ne se satisfont plus de cet état de fait. Le travail forcé fut officiellement aboli dans les colonies en 1946 sous la pression du Rassemblement démocratique africain et du Parti communiste français. Dans les faits, il perdura largement dans les années 1950. La décolonisation de l’Afrique occidentale et de l’Asie diminue drastiquement l’étendue de l’outre-mer français entre 1954 (accords de Genève) et 1962 (accords d’Évian).

Il y a incohérence entre les principes républicains de la France (« Liberté, Égalité, Fraternité ») et la pratique autoritaire de la colonisation ( Code de l’Indigénat) et du travail forcé qui, malgré son interdiction par une Convention de 1930 de la Société des Nations, ratifiée par la France en 1937, subsista dans les colonies françaises d’Afrique jusqu’en 1946.

Le bilan est l’anéantissement ou la désorganisation des structures de pouvoir préexistantes. L’empire toucouleur, installé sur une grande partie de la vallée du fleuve Niger est remplacé par des États calqués sur le modèle français. L’administration coloniale a installé les conditions de la corruption politique. En effet, l’éducation en langue française n’ayant été dispensée qu’à une minorité d’africains à qui furent donnés les rênes lors des décolonisations pacifiques, ils furent les membres de cette classe privilégiée récemment créée. Les anthropologues Giorgio Blundo et Olivier de Sardan écrivent : « La situation coloniale engendre une relation particulière à la gestion de la chose publique et cristallise des comportements et des rapports de pouvoir qui créent un terreau favorable à la corruption. » Cet état de fait pose aussi la question de l’inadéquation d’un modèle étatique français appliqué à la réalité des pays : la plupart des États indépendants furent contrôlés par des politiciens indigènes de langue française alors même que la majorité du peuple ne reconnaissait pas cette langue. Ces élites nouvelles eurent tendance, du fait de leur « avantage » linguistique, à développer des réseaux diplomatiques privilégiés avec la France, ouverture au néocolonialisme.

À l’intérieur de chaque territoire conquis, les entreprises capitalistes pouvaient agir à l’abri de la concurrence des capitalistes des autres puissances. Elles pouvaient puiser les matières 1° à leur guise et à leurs conditions, et s’assurer le monopole pour la vente de leurs marchandises. Très vite, 2 compagnies se partagèrent le commerce colonial en Afrique occidentale, dont la Compagnie Française d’Afrique Occidentale qui existe toujours et appartient au groupe Pinault-Printemps-Redoute. L’autre compagnie qui fit fortune en Afrique britannique est le groupe anglo-hollandais Unilever. Les frères Lever, inventeurs de la savonnette, exploitèrent les palmiers à huile du Congo pour fabriquer leur savon. Plus tard, en 1921, ils rachetèrent la Royal Niger Company qui détenait le monopole des transports fluviaux et du commerce au Nigeria. En 1928, le groupe Unilever finit par détenir 60 % des achats et 50 % des ventes au Nigeria.

Les compagnies ne se préoccupaient pas de la production. Le caoutchouc et l’huile de palme relevaient de la cueillette. L’arachide, en revanche, devait être cultivée. Mais elles se contentaient de l’acheter à bas prix aux producteurs africains, sans leur fournir de soutien technique ou d’ outillage. Les investissements ne concernaient que les routes et les infrastructures portuaires.

Le même type d’économie fut mis en place en Afrique équatoriale qui se composait du Congo belge ( Zaïre) et des territoires de France : Congo-Brazzaville, Gabon et Centrafrique qui furent partagés par l’Etat et carrément abandonnés à des compagnies privées, dites concessionnaires (en 1899, 700 000 km² en 40 concessions. Au Congo, les frères Lever reçurent 5,6 M d’ha, soit 2 fois la la Belgique. Les compagnies concessionnaires régnaient en maîtres sur ces « fiefs ». Elles avaient le monopole de l’exploitation, du commerce, y faisaient la police et la justice. Avides de profits immédiats, elles se ruèrent sur les produits les plus accessibles : l’ivoire, l’or, le caoutchouc et le bois, l’okoumé du Gabon (du fait de sa légèreté il servait à fabriquer du contreplaqué). Au Congo, en cas de livraison insuffisante, les soldats recouraient à l’enfermement d’otages, les femmes et les enfants, pour forcer les hommes à partir récolter le caoutchouc. Joseph Ki-Zerbo, livre des témoignages accablants de missionnaires : « Pour éviter la fuite des indigènes, chaque village était confié à la garde d’une escouade de miliciens et le départ des hommes ou le défaut de caoutchouc entraînait des expéditions punitives qui aboutissaient à des assassinats publics des chefs ou de leurs gens par des agents européens de la Société, à des viols ou enlèvements de femmes, à des mutilations de bras, de jambes, des parties génitales, à des scènes de cannibalisme. »

Les écrivains Mark Twain, Arthur Conan Doyle, Anatole France dénoncèrent le scandale du « caoutchouc rouge ». En guise d’enseignement, les populations furent laissées aux mains des missionnaires. Issu de la France « laïque », le général Gallieni expliquait : « L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. ». Partout on assistait à une véritable union sacrée « administration + religion ».

Pour imposer aux populations le transport des produits pour les compagnies commerciales, le portage fut légalisé. Il tenait lieu de réseau routier : nul besoin de construire des voies de chemin de fer, quand on pouvait faire porter des tonnes de produits à des hommes dont on avait enfermé la famille comme otage dans des camps. Le recours à la force était systématique. Les fonctionnaires étaient autorisés à se servir de la « chicotte » – du fouet -, de la prison, des amendes et même à déporter ou à exécuter les récalcitrants. On imposa le travail forcé. Les compagnies avançaient « l’oeuvre de civilisation » : « Le peuple barbare qui se refuse à cette loi (la loi divine du travail !) ne se civilisera jamais. On peut donc l’y contraindre et, comme il ne peut servir que du travail en compensation des services qu’on lui rend pour l’amélioration de son sort, on a double motif pour imposer et exiger ce travail… »

Le capitalisme a été féroce sur toute la planète, à commencer par les pays où il a grandi. A la même époque en Europe, l’expropriation des paysans, la misère croissante, l’exploitation des enfants étaient de mise. Mais l’Afrique a été conquise à une époque où le capitalisme était devenu impérialiste. Sa colonisation visait avant tout à en extraire les richesses. Jusqu’en 1914, la part la plus importante des exportations de l’Afrique noire se composa de produits de la cueillette. Entre 1900 et 1913, seuls 2 % de tous les investissements extérieurs de la France se dirigeaient vers l’Afrique. En 1900, 3 000 km de chemins de fer, seulement, ont été construits dans toute l’Afrique noire. Le credo des puissances impérialistes était de dire que les colonies ne devaient rien coûter. Selon l’historien Jean Suret-Canale :

« En 1914, l’ensemble des dépenses pour l’outillage économique, les postes et télégraphes, les travaux publics, l’enseignement et la santé (des colonies françaises) représentaient la moitié de la somme que la Ville de Paris consacrait à l’entretien de ses rues et promenades. »