A la suite de la lecture de l’article passionnant de Pépé Escobar sur l’Asie Centrale, il m’est venu à l’idée de chercher le cheminement de ces pays vers les « appâts » qu’ils sont devenus.

De cette vaste région du monde, je ne connaissais que l’Histoire lointaine où la « steppe » peuplée de « Barbares », était méprisée par les Romains d’abord, puis les Occidentaux. Certes, les peuples qui la traversent, les Indo-Européens, les Mongols, les Turcs, n’ont pas laissé d’écrits et n’ont pas su se sédentariser. Ils ont pourtant apporté 2 richesses fondamentales au reste du monde. Destinés à rester nomades à cause de la géographie, ils se sont consacrés à la domestication et l’élevage du cheval et du chameau (de Bactriane), ce dernier permettant l’occupation du Sahara devenu désert, où se développèrent des civilisations d’une richesse extraordinaire, elles aussi, méprisées par les Occidentaux. Le joli nom de Route de la Soie cache un axe commercial terrestre déterminant pour la prospérité de tous les territoires d’Asie et d’Europe puisqu’elle mène aux ports méditerranéens toujours en Asie (Liban). Mais le mépris occidental envers ces « peuples arriérés » perdure d’autant plus que la plupart d’entre eux ont choisi la religion musulmane, accusée de tous les maux.

Néanmoins, ils rejoignent pour beaucoup, l’Union Soviétique qui devient une grande puissance. Je ne me suis pas demandé pourquoi (c’est une autre histoire), mais comment ils étaient devenus des révolutionnaires communistes

Du 22 novembre au 3 décembre 1919, se tient le 2e congrès de Russie des organisations musulmanes communistes des peuples de l’Orient, où Lénine a une 1° occasion d’exposer sa conception du processus révolutionnaire en Orient, alors que la crise en Bachkirie a atteint un point de non-retour et que les tensions au Turkestan éclatent au grand jour. Il rassemble 80 délégués venus du Tatarstan, de Bachkirie, du Turkestan, de Khiva, de Boukhara, de Kirghizie, d’Azerbaïdjan, du Caucase du Nord, etc. Lors de l’ouverture du congrès, Lénine présente un rapport devant l’assemblée:

« Ce qui est primordial dans  l’état actuel des choses, est l’attitude des peuples d’Orient face à l’impérialisme et le mouvement révolutionnaire parmi ces peuples . Un tel mouvement ne peut se développer avec succès qu’ en relation directe avec la lutte révolutionnaire de notre République des Soviets contre l’impérialisme international ; dans le cas contraire, il sera condamné à l’impuissance. La situation géographique, économique et politique de la Russie, pays arriéré et immense à la charnière de l’Europe et de l’Asie, de l’Occident et de l’Orient » rend cette alliance naturelle et indispensable. »

La 1°partie de l’exposé se centre sur la situation militaire.

« Les victoires remportées sur tous les fronts contre les armées blanches, suppôts de l’impérialisme sont la preuve que les masses ouvrières et paysannes russes se sont émancipées ; car la guerre est le reflet de la politique intérieure que ce pays menait avant les hostilités  ».

 » Si la guerre civile révolutionnaire en Russie, est vouée à avoir une portée universelle pour tous les peuples d’Orient , c’est parce qu’elle a démontré que , malgré l’invincibilité apparente des oppresseurs européens, les peuples opprimés sont en mesure de réaliser des miracles. Dépeignant la guerre civile russe comme une guerre populaire, Lénine en fait un modèle pour les guerres nationales-révolutionnaires à venir dans le monde semi-colonial ; c’est la démonstration que « la libération des peuples d’Orient est aujourd’hui parfaitement réalisable. Elle l’est d’autant plus que les armées impérialistes se délitent de l’intérieur ».

C’est aux bolcheviks qu’est revenu la tâche colossale d’ouvrir une brèche dans le vieil impérialisme , de frayer les voies nouvelles de la révolution . Cependant,  une tâche plus grande et plus neuve encore vous attend, vous qui représentez les masses laborieuses d’Orient »; car la révolution socialiste, ne sera pas seulement la lutte du prolétariat révolutionnaire de chaque pays contre sa bourgeoisie, ce sera inséparablement la lutte de toutes les colonies et de tous les pays opprimés par l’impérialisme ». Lénine réaffirme que « la  révolution sociale universelle  doit combiner  la guerre civile des travailleurs et  la guerre nationale contre l’impérialisme ».

«  Nous savons que les masses populaires d’Orient interviendront comme les participants indépendants, comme les créateurs d’une vie nouvelle, comme une force révolutionnaire indépendante, comme des sujets politiques à part entière, alors que l’impérialisme en a fait qu’un engrais pour la culture et la civilisation capitalistes, qu’une source d’enrichissement, condamnée à rester passivement en dehors du progrès historique  »

« L’application-adaptation de la théorie et de la pratique communistes que les peuples d’Orient ont à réaliser n’est pas une tâche mécanique ; c’est un travail de traduction devant être mené, au cas par cas, sur la base des expériences singulières de l’oppression et des luttes qui sont les leurs ».

1 an 1/2 plus tard, dans un message adressé aux communistes du Caucase ( d’Azerbaïdjan, de Géorgie, d’Arménie, du Daghestan et de la République des peuples du Caucase du Nord ), Lénine se montre plus explicite :

« Afin de maintenir et de développer le pouvoir des Soviets , en tant que  transition au socialisme , les communistes de Transcaucasie doivent comprendre les particularités de leur situation, différente de la République socialiste fédérative soviétique de Russie ; comprendre la nécessité de modifier notre tactique après mûre réflexion, en fonction des conditions liées à la conjoncture (géo-)politique immédiate ou qu’elles s’enracinent dans les structures économiques et sociales-nationales ». (Voir Que faire?)

A l’été 1920, se tient à Moscou le 2e congrès de l’Internationale communiste, avec les débats sur  les questions nationale et coloniale, orchestrés par Lénine. Alors qu’est en train de se décider le sort du Turkestan, il l’a préparé en esquissant 12 thèses, traversées par l’exigence de faire une politique tendant à réaliser l’union la plus étroite de tous les mouvements de libération nationale et coloniale avec la Russie des Soviets . Ces thèses sont précédées de 15  points , sur lesquels les membres de l’IC vont à se prononcer : les  peuples de l’Orient , la  lutte contre le panislamisme , les  Républiques de Bachkirie et de Tatarie , le  Kirghizstan , et le  Turkestan et son expérience . Lénine avance des arguments valant pour les « États et nations plus arriérés » chez lesquels la pénétration du capitalisme est encore faible et la classe ouvrière quasi inexistante, où prédominent des rapports féodaux, patriarcaux, ou patriarcaux-paysan  .

« Il est nécessaire d’aider le mouvement de libération démocratique bourgeois de ces pays . Une telle « alliance » ne peut être que  temporaire , le mouvement prolétarien doit garder son indépendance. Il est indispensable de soutenir le mouvement paysan contre toutes les survivances du féodalisme, en œuvrant à son union avec le  prolétariat communiste d’Europe occidentale et en travaillant à l’adaptation des  principes du régime des Soviets  au contexte précapitaliste via l’établissement de  Soviets de travailleurs . Il est nécessaire de mener une lutte impitoyable contre les oppresseurs internes (le clergé et les éléments moyenâgeux) et sont les alliés des oppresseurs externes, ( l’impérialisme russe ou l’impérialisme étranger). Il faut aussi combattre  le panislamisme qui tend à conjuguer le mouvement de libération contre l’impérialisme européen et américain avec le renforcement des khans, propriétaires fonciers et des mollahs ». On ne saurait pour autant en déduire la nécessité de combattre l’islam sous toutes ses formes. Lénine sait que cette religion est partie intégrante du  sentiment national des peuples opprimés depuis très longtemps.

Le principal interlocuteur, et pour une part contradicteur, de Lénine lors du 2e congrès de l’IC est le communiste indien M. N. Roy dont les  thèses complémentaires  ont été distribuées aux délégués et qui en appelle à renverser l’ordre « orthodoxe » des priorités révolutionnaires, en considérant la révolution en Orient comme la condition de possibilité de la révolution en Occident, plutôt que l’inverse. Arguant que les pays coloniaux n’ont pas inévitablement à en passer par le stade de la démocratie bourgeoise, Roy enjoint les communistes du Comintern à fournir leur appui aux seuls éléments révolutionnaires en se rangeant du côté des masses travailleuses d’Orient.

Un compromis est trouvé avec Lénine. La formule « mouvement démocratique bourgeois » est ambiguë car elle ne permet pas de distinguer, au sein des nationalismes bourgeois, le « mouvement réformiste » et le « mouvement révolutionnaire ». Or, cette distinction est devenue indispensable dans la mesure où un « certain rapprochement s’est fait entre la bourgeoisie des pays exploiteurs et celle des pays coloniaux », désormais alliées dans une lutte commune « contre les mouvements et les classes révolutionnaires ». Il a été décidé de lui substituer celle de « national-révolutionnaire », « afin de signifier que le soutien sera limité aux mouvements bourgeois qui ne s’opposeront pas  à ce que nous formions dans un esprit révolutionnaire, la paysannerie et les larges masses d’exploités.  »

À cette question s’en ajoute une autre : « Comment appliquer la tactique et la politique communistes dans des conditions précapitalistes », sachant que, dans les pays d’Orient, il ne saurait y avoir de mouvement purement prolétarien ? Question suscitée par le travail des communistes russes dans les colonies qui ont appartenu à la Russie, comme le Turkestan . Lénine déclare:

« La question se posait ainsi : pouvons-nous considérer comme juste l’affirmation que le stade capitaliste de développement de l’économie est inévitable pour les peuples arriérés ? Nous y avons répondu par la négative. Dans toutes les colonies et dans tous les pays arriérés, nous devons non seulement poursuivre dès maintenant la propagande en faveur de l’organisation des soviets de paysans, en nous attachant à les adapter aux conditions précapitalistes qui sont les leurs, mais encore l’Internationale communiste doit justifier sur le plan théorique ce principe qu’avec l’aide du prolétariat des pays avancés, les pays arriérés peuvent parvenir au régime soviétique et, en passant par certains stades de développement, au communisme, en évitant le stade capitaliste. »

Les thèses sur les questions nationale et coloniale sont réaffirmées, en l’absence de Lénine, au mois de septembre, lors du 1° congrès des peuples de l’Orient à Bakou, en Azerbaïdjan. Convoqué dans la foulée du 2e congrès de l’IC, où la majorité des participants étaient européens, il accueille 2000 délégués (dont 50 femmes), communistes et non communistes, venus de l’(ex-)Empire russe et de Turquie, Perse, Chine, etc., représentant 40 nationalités parlant des langues différentes. Le chef d’orchestre est Zinoviev qui expose les positions du Comintern sur la traduction du « type soviétique » en Orient :

« Le régime des Soviets est un régime adaptable aux conditions spéciales de n’importe quel peuple. Alors qu’en Occident, le pouvoir soviétiste est la manifestation de la dictature du prolétariat, dans les pays d’Orient, où la classe ouvrière industrielle n’existe pas, il sera l’expression de la dictature des paysans pauvres. Le point de vue d’après lequel les peuples, n’ayant pas atteint le développement capitaliste et n’ayant par conséquent pas passé par la démocratie bourgeoise, doivent subir toute cette évolution avant de passer au régime des soviets, est affirmé uniquement dans le but de maintenir les paysans misérables de l’Orient sous le joug des émirs, des pachas, des beys et des colons étrangers. »

Quand Zinoviev mentionne dans son discours de clôture les problèmes de traduction, au sens littéral-linguistique, ayant émaillé tout le congrès, il réitère la thèse léniniste du soviet en tant qu’opérateur universel de traduction révolutionnaire :

« Camarades, il nous a fallu traduire tous les mots en toutes les langues, mais le mot “soviet” n’avait pas besoin d’être traduit ; il est compris du monde entier, de tout l’Occident, de tout l’Orient ! L’Orient sera soviétiste

Quoique le congrès représente indéniablement un grand « moment d’espoir » et d’authentique fraternisation, cela ne parviennent pas faire à oublier les conflits qui couvent entre le pouvoir soviétique et les musulmans des frontières orientales de l’(ex-)empire. Si Zinoviev ne cherche pas à dissimuler, et qualifie de déplorable , le fait qu’ au Turkestan comme dans les autres républiques fraternelles de l’Orient , des membres du parti maltraitent l’indigène, saisissent ses biens , il en reconduit la cause à l’insidieuse pénétration, dans nos rangs , d’éléments indésirables , issus de la lie de la vielle Russie bourgeoise qui perpétuent « les traditions de l’empire tsariste , en considérant les populations indigènes  comme appartenant à une race inférieure. Lénine avait signifié que l’héritage de la mentalité et des pratiques coloniales ne s’arrêtait pas aux frontières de classe, le problème étant justement que toute une frange du prolétariat russe des périphéries était affectée par le même chauvinisme de grande puissance que les éléments bourgeois. 3 jours plus tôt, Tachpolat Narboutabekov, délégué du Turkestan, avait été plus explicite que Zinoviev :

« Il faut donc, sans perdre de temps, organiser l’Orient, rationnellement et conformément à ses conditions religieuses, sociales et économiques. Ni le camarade Zinoviev, ni le camarade Lénine, ni le camarade Trotsky ne connaissent la véritable situation au Turkestan ; ils ne savent pas ce qui s’y est passé durant ces 3 dernières années. Pour éviter que l’histoire du Turkestan ne se répète dans les autres parties du monde musulman, nous vous disons : débarrassez-nous de vos contre-révolutionnaires, de vos éléments étrangers qui sèment la discorde nationale ; débarrassez-nous de vos colonisateurs, travaillant sous le masque du communisme! »

Le lendemain, Ryskoulov prend à son tour la parole. Citant les thèses de Lénine sur l’impérialisme, il rappelle que « le  résultat  de la politique du capitalisme monopoliste n’est autre que  la conquête des colonies et des marchés, suivie de l’asservissement, par la violence, des populations coloniales vouées à une exploitation éhontée  ».

M. N. Roy, membre du bureau centre-asiatique du Comintern a une stratégie propre pour propager la révolution en Orient, soit la bolchevisation du panislamisme; elle implique un rigoureux programme de formation théorique et pratique, idéologique et militaire. Son projet capote mais Roy a fondé à Tachkent la 1° mouture du Parti communiste indien. En 1921, l’école militaire de Tachkent est fermée et le bureau centre-asiatique dissout, cédant la place à une Section orientale du comité exécutif du Comintern basée à Moscou. Roy conçoit l’idée d’ un centre pour la formation politique des révolutionnaires des pays asiatiques . Lénine approuve avec enthousiasme. En septembre 1921, l’Université communiste des travailleurs de l’Orient (KUTV) ouvre ses portes. Elle comptera parmi ses étudiants, des figures appelées à jouer un rôle crucial dans les destinées du communisme à l’échelle mondiale, telles que Hô Chi Minh (Indochine), Liu Shaoqi (Chine) ou Tan Malaka (Indonésie). En dépit des conflits entre le pouvoir soviétique et les communistes nationaux musulmans, l’heure est encore à la collaboration. Celle-ci durera jusqu’en 1924, au lendemain de la mort de Lénine. T

Dans son rapport pour le 4e congrès de l’IC en 1922 (qui inspirera les réflexions de Gramsci sur la traductibilité des langages scientifiques et philosophiques), Lénine avait reproché à une « résolution sur la structure organique des partis, ainsi que sur les méthodes et le contenu de leur travail », adoptée l’année précédente, d’être « entièrement imprégnée de l’esprit « trop russe » pour que les étrangers puissent l’appliquer dans d’autres contextes et conjonctures. Il indiquait alors qu’il ne pouvait y avoir d’exportation des formes d’organisation communiste sans traduction réciproque des expériences révolutionnaires des différentes nations, chacune devant « apprendre » des autres, et sans traduction de ces expériences elles-mêmes en théorie et en stratégie, et inversement. S’il songeait ici avant tout à la retraduction de la Révolution soviétique vers l’Europe occidentale, nul doute que cette exigence valait à un plus grand degré encore à ses yeux pour l’Orient.

Laure Lemaire.