Biographie résumée d'Ahmed Akkache : Ahmed Akkache naît à la Casbah, le 10 novembre 1926, vieille citadelle algérienne surpeuplée. A 15 ans, collégien, il découvre la littérature marxiste. « « J’ai eu la chance, au collège, vers l’âge de 15 ans de trouver des livres qui parlaient de révolution et de socialisme.» Il commença à militer avec les étudiants musulmans de l’université d’Alger, au sein de l’AEMAN. Malgré d’énormes difficultés matérielles, il réussit à passer tous les caps et entrer à la faculté des lettres d’Alger. Pour financer ses études, il occupa un poste d’instituteur. « C’est à l’université, dit-il, que j’ai fait connaissance avec les écrits de Marx. » Après un passage dans les rangs du PPA (Parti du peuple algérien), il adhère aux Jeunesses communistes. En 1946, il en devient secrétaire général et entre au Parti communiste algérien (PCA) dont il devient vite un des principaux dirigeants. De 1947 à 1952 : il occupa diverses responsabilités au Comité central (1947) et au BP. Secrétariat du PCA (1952) 1950 : il fut rédacteur en chef de Liberté, organe central du PCA., il développe l’idée d’indépendance et l’idée de la nécessaire lutte de masse. Tribun, il touchait les auditeurs avec des mots simples et clairs, marque des grands intellectuels qui maîtrisent leur science. Janvier 1954 : épouse Huguette Akkache-Timsit, l’auteur de « Un été en enfer. Barbarie à la française. Alger 1957 », par les éditions Exils à Paris, 2004, avec qui il divorcera peu avant son évasion en 1962. 1955 : dans un meeting tenu au marché à bestiaux de Maison-Carrée (El Harrach), il appela les jeunes venus nombreux l’écouter à rejoindre les rangs de l’ALN naissante. En première ligne du secrétariat en 1955 de son parti (le Parti communiste algérien) et son journal Liberté interdit, il entre dans la clandestinité 1957 : il fut arrêté et emprisonné à la villa Sésini où il subit des tortures atroces, rapportées par Henri Alleg dans son livre « La Question », il est condamné à 20 ans de prison par le tribunal des forces armées d’Alger après un procès retentissant. Lundi 13 juin 1960 : s'ouvre devant le tribunal des forces armées d'Alger le procès d'Ahmed Akkache, secrétaire du Parti Communiste Algérien, ainsi que d'autres dirigeants ou sympathisants de ce parti. Henri Alleg, directeur du quotidien « Alger Républicain », sera également jugé. Les accusés seront défendus par Mes Henri Douzon, Léo Matarrasso et Roger Dosse. 1962 : évasion de la prison d’Angers (France) avec l’aide de communistes français et retourne clandestinement en Algérie. A l'indépendance, il quitte la politique pour se consacrer à des activités sociales de développement (législation du travail, protection sociale, etc.) où il s’érige en bâtisseur des institutions de l’Etat social algérien. Proche du monde du travail, il a été l’animateur d’une revue spécialisée qui était un outil de référence, pour les chercheurs, les syndicalistes et les étudiants de la faculté des lettres et des sciences humaines d’Alger, la Revue du travail. Il enseigne l’histoire à Alger, pédagogue hors pair pour expliquer le SGT, par exemple (La sobriété : « peiner avant le peuple et jouir après lui ») 1968 : publication de son essai sur Tacfarinas. 1971 : sortie de Capitaux étrangers et libération économique : l’expérience algérienne 1972 : publication de son essai « La Résistance algérienne de 1845 à 1945 »1973 : il publie deux livres, un roman L’évasion préfacé par de Kateb Yacine où il écrit « L’histoire vécue se confond avec l’histoire tout court ». Et un essai historique Les Guerres paysannes de Numidie Le 1er janvier 1985 : entre en vigueur la nouvelle grille nationale des salaires, dont il est un de ses principaux concepteurs Alger 1989 : intervention magistrale à la rencontre internationale sur les politiques nationales de l’emploi. 1992 : retraite après avoir dirigé pendant 5 ans l’Institut national du travail (Draria) dont il transforma les structures pour en faire un instrument de formation pour syndicalistes, gestionnaires, inspecteurs du travail. 2006 : sortie de La révolte des Saints. Préface de Mohamed Bouhamidi. 2008 : publication d’Art et engagement 2009 : publication de L’Algérie face à la mondialisation (Essai). Préface de Mohamed Bouhamidi 8 octobre 2010 : Ahmed Akkache décède à l’âge de 84 ans. Toute correction de cette biographie sera la bienvenue.
Préface de Mohamed Bouhamidi.
Ahmed Akkache avait pensé, élaboré et écrit ce livre bien avant que la crise financière ne vienne ébranler l’arrogance politique et les certitudes théoriques des prêtres du marché non régulé. Il n’était pas facile d’aller à contre-courant d’une doctrine qui tenait sa domination davantage du pouvoir politique et médiatique que détenaient ses partisans que de leurs arguments ou constructions théoriques.
Quolibets, railleries, stigmatisations étaient alors le lot des critiques d’une mondialisation menée à la hussarde contre des Etats sommés d’abdiquer toute idée d’intérêt national, toute velléité de se consacrer aux besoins sociaux de leurs populations, toute utopie d’une économie autocentrée sur ses besoins propres de développement.
Il ne s’agit en fait, dans le dénigrement des idées critiques, que d’un aspect des luttes opposant dominants et dominés, maîtres du monde et contestataires d’un ordre économique établi.
Les maîtres du monde savent, depuis toujours, que leur première force réside dans l’esprit des dominés. Précisément, en intériorisant leur statut d’infériorité, en magnifiant les maîtres. L’aliénation est le meilleur allié des exploiteurs et il leur faut se l’assurer en permanence. La crise est venue dévoiler la nature des discours sur le libéralisme tenus par les « experts » ou par les politiques : une action de propagande ininterrompue utilisant à merveille, l’art unique de ces experts, celui de jongler avec des chiffres et des mots, en fait, de les manipuler. Sur commande de leurs employeurs et pour étayer leurs thèses.
C’est à ces moments de domination sans partage de la propagande néo ultra libérale qu’Ahmed Akkache scrutait les signes, traquait les indices et les faits montrant sans conteste la contradiction absolue entre les intérêts de notre peuple avec les orientations libérales qui devenaient hégémoniques .
Face à la déferlante des mensonges, il fallait du courage pour ne pas céder au sentiment de la défaite. Ahmed Akkache n’en a jamais manqué. Il lui fallait surtout savoir passer à travers les travestissements de l’idéologie pour arriver aux faits. Il n’a jamais été aveugle face aux faits. Le pouvoir épistémologique est un pouvoir du regard, celui de ne pas se soumettre au champ de vision des idéologies dominantes.
Ces idéologies qui s’aveuglent devant certaines choses pour n’en éclairer que d’autres. Ahmed, lui, aiguise depuis si longtemps son regard à combattre injustices et impostures. C’est sa lutte.
Donc, à l’époque, il observait le monde et ce pays qui lui est si cher à partir de sa retraite qui lui offrait cette distance propice à voir mieux et plus loin. Moins sollicité par le travail et toutes les urgences économiques et sociales qu’il affrontait, il devenait donc plus disponible au dialogue, à l’échange, au débat.
Malgré le brouillard d’une actualité économique dominée par le triomphe apparemment définitif du libéralisme conquérant, il scrutait les signes encore ténus de la crise à venir. Il ne les recherchait pas d’un point de vue théorique ou pour des buts académiques. Plutôt du point de vue de l’analyse globale de ce qui advenait du monde, démarche qui lui est familière. Son regard partait de ce qui lui restait de précieux de sa jeunesse aux engagements chers payés : l’Algérie et la poursuite du combat libérateur dans les conditions d’indépendance politique.
Pour lui, comme hier, le destin de la patrie se noue aujourd’hui dans des rapports internationaux qui perpétuent la vieille question du développement inégal, des rapports inégaux entre peuples et nations, de la domination. Pour certains, il est impossible de penser l’Algérie hors du monde et de la mondialisation en comprenant cette « réalité » comme une fatalité de la domination impériale comme on le dit aujourd’hui.
Pour Akkache, bien au contraire, cette mondialisation n’est pas une fatalité pour l’Algérie, ni dans ses formes impériales actuelles, ni dans ses orientations ultra libérales. Elle est même porteuse de graves souffrances en plus des graves illusions qu’elle nourrit sur le partage de la « prospérité » d’un capitalisme sans limites, sans garde-fous, sans frein à ses appétits et à sa recherche effrénée du profit.
En Algérie, ces orientations ultra libérales triomphaient aussi bien dans des sphères du pouvoir que chez de nombreux experts impatients. Ces cercles étaient forcément impatients de voir le pays si vite converti à l’économie de marché et à une ouverture débridée à la mondialisation. Ils oubliaient que cette politique a déjà été appliquée ici et ailleurs sous le nom d’ « infitah » avec les résultats qu’on lui connaît.
Autres temps autres mots, le terme de mondialisation est venu remplacer celui d’ « infitah » associé à l’abandon de la souveraineté nationale. La mondialisation cela fait bien, ce serait même meilleur effet !
Cela donne surtout l’impression d’un mouvement général qui s’impose à tous et dans lequel tous sont entraînés par les mêmes lois centripètes. Et puisque l’économie de marché a donné de « brillants » résultats en Europe et en Amérique du Nord, elle ne porterait que des promesses de prospérité pour les pays du Sud.
A supposer encore qu’un capitalisme soit encore possible au Sud face à la déferlante du Nord et sa suprématie absolue. L’idée même d’une économie de marché sans freins et sans limites disqualifie le travail et les produits du Sud incapables de soutenir la comparaison.
Mais les ultralibéraux algériens pensaient-ils vraiment à un capitalisme national derrière l’abus de la notion d’entreprise appréhendée en soi comme acteur économique, sans aucun examen du contexte économique, social, culturel, technologique et financier ? Encore qu’il aurait fallu expliquer à nos libéraux combien cette notion d’entreprise est insérée dans une histoire que ne peut rattraper nul raccourci théorique.
Notion ne pouvant être saisie en dehors du soutien d’un Etat capable d’accomplir les tâches historiques d’édification d’un capitalisme par le « haut », le soumettant à des impératifs et à des intérêts nationaux. A l’image de la Chine, du Viet Nam et de bien d’autres pays qui ont bridé ses tendances à liquider les intérêts nationaux pour le seul profit immédiat. Mais si Ahmed Akkache ne part pas de ce seul point de vue, tout son livre est en revanche sous-tendu par une philosophie, une certaine façon de voir le monde et les hommes.
C’est clair que le capitalisme et ses formes impérialistes n’est pas pour lui un phénomène naturel, une expression d’une essence éternelle de l’homme mais un fait historique, un fait de culture, bref, un rapport social. Et il l’examine dans ses manifestations pratiques à l’intérieur d’une formation économique et sociale qui s’appelle l’Algérie.
Il mène de ce fait un examen d’un cas concret sur lequel il applique les grilles de lecture élaborées par la Critique de l’Economie politique et autres œuvres de Marx. Mais tel qu’il l’a compris. Non dans une lecture « économiste » mais dans une approche à partir des rapports sociaux, réels et leur historicité. C’est même cette capacité scientifique qui lui permet à la fois de réfléchir au plus haut niveau et de rester attentif au débat le plus ouvert dont il sait qu’il est l’interface de la conscience.
Cela est très frappant chez Ahmed Akkache. Pour lui, la conscience n’’est pas un état ni une donnée mais un processus toujours en œuvre, un rapport social dans lequel-justement- les crises, et cette crise financière qui vient de frapper autant que les autres, peuvent produire des accélérations, des modifications. Voire des changements.
Dans cette approche, le travail scientifique participe à la formation de la conscience. Il fallait écrire et inviter les gens au débat. Il l’a fait surtout par la transmission, pour l’espérance et pour l’avenir. Parce que l’histoire est la « fabrique » de notre présent, parce que le présent est une forme développée du passé, Ahmed Akkache a revu ce qu’on peut apprendre de l’expérience algérienne de développement en l’extirpant de cette idéologie qui l’a accompagnée.
Idéologie qui réduit le développement a un transfert des « choses » matérielles ou idéelles, un simple déplacement des outils et des connaissances sans égard pour les rapports sociaux et les intérêts des groupes et classes en présence. Surtout, sans mesurer l’apport encore possible des formes anciennes de la propriété et de la production, sans voir les possibilités immenses qu’ouvrait la participation de ce qu’on appelle la bourgeoisie et la petite bourgeoisie nationale. Participation qui aurait permis de « travailler » tous les espaces intermédiaires entre les industries lourdes à la seule portée de l’Etat et la petite et moyenne production familiale aux côtés des moyennes, voire des grosses entreprises privées existantes ou émergeantes.
Les problèmes nés de cette période « industrialisante » ne connaîtront évidemment pas de solution avec l’intrusion de l’ultralibéralisme dans notre paysage politique. Non pas pour liquider le socialisme, dont il n’est nulle part question depuis 1989, mais pour effacer l’idée d’un intérêt national distinct des intérêts des marchés financiers er de cette mondialisation impériale.
Ahmed Akkache devait donc examiner ce point « fort » de l’idéologie libérale. Ce à quoi il s’est attaché avec talent. Et surtout avec responsabilité. Car, au final, ce livre n’est pas celui d’un militant qui défend sa cause ou son propre courant idéologique. Il est animé de bout en bout par le seul souci du pays au-delà des positions partisanes. Ahmed Akkache a fait sur lui-même l’effort du scientifique conscient de l’influence des rapports sociaux sur tout travail de recherche. Car ce livre est aussi un travail scientifique.
Nous aurions pu en rester là de la lecture et exprimer une grande considération pour un vrai travail qui aurait intéressé des universitaire et des militants et fait l’objet de quelques débats. La crise a sorti ces questions des cercles académiques. Elle en a fait une affaire des masses et une urgence à régler avant la propagation de ses effets dévastateurs sur le pays en développement.
Il est remarquable que les chantres du laisser-faire, laisser passer se mettent brusquement à exiger l’intervention de l’Etat et que leurs représentants politiques, en responsabilités des différents pouvoirs des pays dits développés, mobilisent des sommes impressionnantes pour sauver le système bancaire, voire le nationalisent en partie. La veille de la crise, ils « recommandaient » encore la privatisation comme un dogme et nous savons combien et comment leurs « conseils » se formulent de sorte à être compris comme des instructions respectueuses des formes diplomatiques sans rien perdre de leur fermeté. La notion de dogme de la privatisation générale est bien à sa place dans la description des rapports qui se sont instaurés entre pays dominants et pays dominés.
Mais il est faux de croire que la crise suffira à elle seule à démystifier les gens. Dès les premiers moments de la crise, les dirigeants des grandes puissances, relayés par les médias aux ordres des magnats de la presse, expliquèrent que cette crise était le produit des excès du capitalisme, pas du capitalisme lui-même, d’un manque de « moralité » dans la manipulation des produits dérivés et non d’une faillite du système ; que cette crise était celle d’un objet, l’argent qui venait à manquer et non celles des rapports sociaux.
Cette explication a convaincu moins de monde que d’habitude mais a fait l’effet quand même. C’est pourquoi l’intention première d’Ahmed Akkache prend une dimension particulière : verser ce livre au débat qui doit réunir tous les algériens soucieux d’abord de leur pays, soucieux ensuite de vérité dans cette jungle d’une information maîtrisée et contrôlée par les magnats de la presse. Pourrons-nous, nous tous, nous départir de nos préjugés, de nos convictions partisanes, de certitudes et nous demander ce que ce livre nous dit d’important, de capital pour comprendre le monde sans quoi il serait vain de tenter sa transformation ?
Mohamed Bouhamidi – Alger, Septembre 2008
Ahmed AKKACHE-L’ALGERIE DEVANT LA MONDIALISATION : Essai sur les nouveaux masques de l’impérialisme
Introduction
Il y a quelques années, lors d’une visite amicale en Algérie, le général vietnamien Giap lançait sous un tonnerre d’applaudissements dans une grande manifestation populaire sa remarque célèbre : « L’impérialisme est un mauvais élève. Il ne retient pas les leçons ! »
Le vainqueur de Dien Bien Phu faisait allusion à la lourde défaite de l’armée française dans le nord du Viêt-nam en 1954, suivie en 1973 du retrait humiliant des troupes américaines battues à leur tour dans le Sud du pays. Il faisait allusion aussi à la victoire de la guerre de libération nationale en Algérie (1962) et aux succès de tous les mouvements d’indépendance en Afrique, en Amérique latine et en Asie. C’était l’époque mémorable où les peuples colonisés, prenant conscience de leur force, se levaient en masse dans tous les continents pour briser leurs chaînes séculaires et exiger, avec la liberté, une vie meilleure et plus digne.
Cependant malgré sa lucidité reconnue il semble bien que le général Giap se soit trompé. L’impérialisme n’est pas vraiment un mauvais élève. Il sait retenir les leçons. La preuve en est que malgré les coups très durs qu’il a reçus, malgré les défaites historiques qu’il a subies, malgré les crimes abominables qu’il a commis dans toutes les régions du monde, l’impérialisme a réussi à se faire aujourd’hui pratiquement oublier de ses victimes.
Plus personne ne parle de lui. Ni dans le Nord de la planète où il a pourtant déclenché durant le dernier siècle deux guerres mondiales dévastatrices, ni même dans le Sud où aucun peuple ne peut pourtant se targuer d’avoir échappe à son emprise, soit par l’occupation militaire directe de son territoire, soit par l’accaparement et le pillage de ses ressources.
L’impérialisme aurait-il donc disparu ? Ou se serait-il plus simplement « adapté aux mutations du monde » comme tentent de le faire tant d’adeptes intéressés des idéologies anciennes ? N’aurait-il pas revêtu de nouveaux camouflages, et même changé de nom, sans pour autant changer de nature, un peu comme ces acteurs de théâtre capables de jouer le rôle de personnages différents sans cesser d’être eux-mêmes ?
Il convient en tout cas de noter une coïncidence troublante : on s’est mis à parler de moins en moins de l’impérialisme à partir du moment – la fin des années 80 – où l’on commençait à parler de plus en plus de « l’échec du socialisme » et de la mondialisation de l’économie. N’y aurait-il pas là une corrélation digne d’intérêt, et qui mériterait de plus amples recherches ?
Contrairement à ce qu’on imagine souvent – notamment parmi les jeunes qui n’ont pas connu directement la férocité de l’exploitation coloniale – l’impérialisme ne se limite pas aux guerres d’agression et aux conquêtes territoriales comme ce fut le cas pendant plus d’un siècle en Algérie. L’impérialisme c’est aussi et surtout le règne sans partage du capitalisme international : un immense réseau de relations économiques, financières, politiques et militaires qui rattachent entre eux les divers pays du monde sur la base de rapports inégaux, les forts dominant les faibles.
On peut battre militairement l’impérialisme. On peut se libérer politiquement de sa tutelle. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit au lendemain de la seconde guerre mondiale et des nouveaux rapports de force qui en ont résulté, avec la décolonisation. Mais il est infiniment plus difficile de briser les liens économiques et les mécanismes financiers qui enserrent les pays libérés dans l’étau du capitalisme mondial.
L’Algérie vient d’en faire l’amère expérience à ses dépens. Après plus de trente années d’efforts pour construire une économie nationale indépendante, après des batailles historiques pour récupérer ses richesses naturelles, après des sacrifices douloureux pour réaliser un développement moderne, gage de bien-être et de justice pour ses habitants, il faut aujourd’hui se rendre à l’évidence : les résultats obtenus sont à l’opposé des objectifs recherchés tant en matière de libération économique que de développement social.
La dépendance économique, que nous espérions réduire, sinon supprimer, s’est en réalité élargie à une dépendance alimentaire, à une dépendance technologique et surtout à une dépendance financière telle que nous avons été obligés de nous « ajuster », c’est-à-dire de nous soumettre aux lois du marché mondial conformément aux exigences du FMI.
L’agriculture, jadis une des grandes richesses du pays, n’arrive plus à nourrir la population, certes en forte augmentation et nous devons acheter l’essentiel de notre pain, de notre lait, de notre sucre à l’étranger. L’industrie a besoin chaque année pour survivre d’énormes injections de capitaux que l’Etat n’est plus en mesure de lui assurer.
Quant à la justice sociale c’est un rêve qui s’éloigne d’autant plus vite que s’accroît le nombre des jeunes sans travail et que s’approfondissent les inégalités. Le niveau de vie de l’Algérien moyen est aujourd’hui plus bas en termes réels qu’il y a vingt ans.
Aurions-nous donc avancé à reculons ? Est-ce le retour au sous-développement ? Pourquoi ces échecs dramatiques alors que l’Algérie disposait pourtant au départ d’atouts particulièrement importants et de potentialités remarquables ? Jamais jusqu’ici un véritable débat démocratique n’a permis à la société algérienne de clarifier ces questions vitales pour l’avenir de la nation.
Il est vrai que le système politique imposé au pays au lendemain de l’indépendance ne permettait ni libre confrontation d’opinions ni, à plus forte raison, de contestation publique des décisions du « pouvoir révolutionnaire ».
Un groupe de dirigeants décida d’abord de suivre une « voie socialiste » de développement. Et nous avons pour la plupart applaudi, car l’intention était bonne et l’espoir encore permis. Devant les difficultés inévitables un autre groupe, quelques années plus tard préféra emprunter une voie inverse : celle du libéralisme. Dans l’un et l’autre cas les conditions objectives du succès étaient loin d’être réunies. Les brusques changements de cap, sans préparation de la population, considérée comme quantité négligeable, ne pouvaient qu’ajouter à la confusion et aggraver le caractère hybride du système mis en place.
Par la suite, quand il s’est agi d’expliquer les résultats désastreux des options ainsi définies tout le monde s’est mis à incriminer tout le monde. Les travailleurs dénonçaient l’incompétence des gestionnaires. Les gestionnaires accusaient les travailleurs d’exiger toujours plus et de travailler toujours moins. Les cadres demandaient qu’on leur fournisse davantage de moyens. Les technocrates s’élevaient contre « les contraintes endogènes et les facteurs exogènes des dysfonctionnements conjoncturels ». Quant aux dirigeants, prétendant comme toujours se placer au dessus de la mêlée, ils affirmaient bruyamment que les difficultés rencontrées n’étaient que le résultat des complots de l’étranger et des forces occultes à son service.
Mais rares sont ceux qui ont osé formuler des questions aussi dérangeantes que :
- Pourquoi dans de si nombreux pays du Tiers-monde le développement a-t-il échoué ?
- Nous mêmes en Algérie avons nous fait honnêtement – et démocratiquement – le bilan de nos expériences ?
- Et d’abord qu’est ce que c’est au juste que le développement ? une simple accumulation de capitaux ? Un phénomène artificiel de croissance économique, un appel répété à des investissements étrangers ? Ou l’éveil des populations du pays et la mise au travail de toutes les forces nationales de création et de production ?
En réponse à la première question la plupart des analystes occidentaux – ceux en particulier qui ont supprimé de leur vocabulaire toute référence à l’époque coloniale et à l’impérialisme – ne voient d’autre coupable à dénoncer que la victime elle-même, c’est-à-dire le Tiers-monde. Sans même lui accorder le bénéfice des circonstances atténuantes.
On ne peut du reste contester que nombre de dirigeants des pays du Sud, véritables tyrans assoiffés de pouvoir, ou plus simplement marionnettes manipulées comme des pantins par les agents des sociétés multinationales, se sont montrés incapables de réaliser les aspirations démocratiques et sociales de leurs peuples. Aussi bien n’est-il guère question ici de minimiser en quoi que ce soit les responsabilités, les erreurs et les faiblesses de ces gouvernants indignes, surtout de ceux qui, disposant de ressources publiques importantes, les ont accaparées à leur profit personnel ou dilapidées dans dés dépenses somptuaires et des gaspillages insensés.
Mais cela ne saurait en aucune façon faire oublier les responsabilités de l’impérialisme d’hier et des nouveaux mécanismes d’exploitation qu’il a mis au point aujourd’hui.
Le Tiers-monde n’a pas produit seulement des dirigeants folkloriques et prédateurs, mais aussi d’éminents hommes d’Etat et de grands patriotes qui ont tout fait pour développer leurs pays et améliorer les conditions de vie de leurs peuples. Ces hommes se sont malheureusement heurtés à des obstacles de toutes natures accumulés sur leur chemin par un système économique mondial injuste, qui s’inscrit dans le prolongement direct de l’ancien Ordre colonial et qui cherche à maintenir par tous les moyens les privilèges des uns et la misère effroyable des autres.
Car si les prix des matières premières vendues par les pays pauvres diminuent sans arrêt, si les prix des produits industriels achetés par ces pays augmentent sans cesse, si pour rembourser une dette il faut débourser quatre ou cinq fois plus que les capitaux empruntés, et si, profitant de leur avance technologique, de leur savoir-faire et de leurs capitaux, les dirigeants des pays du Nord imposent à ceux du Sud des conditionnalités encore plus draconiennes que les relations inégales du passé, alors c’est qu’ils ont choisi délibérément la division définitive du monde en un double collège lourd de menaces pour l’avenir de l’humanité.
L’échec du développement – qui signifie l’accroissement des inégalités sociales – a déjà entraîné des insurrections et des émeutes, un terrorisme sanglant, des guerres civiles. Il a suscité la migration de millions d’hommes à travers la planète. Il a donné naissance à des extrémismes ethniques et religieux d’une violence inouïe.
La stratégie des grandes puissances mondiales – et tout spécialement celle de la plus importante d’entre elles : les Etats-Unis d’Amérique – est désormais très claire. Sous prétexte de respect des lois du marché et des règles de la commercialité il s’agit en réalité pour ces pays de briser toute menace à leurs intérêts et toute résistance à leur hégémonie :
- En affaiblissant les Etats nationaux encore attachés à leur souveraineté.
- En terrorisant les populations de ces Etats et en détruisant leurs acquis économiques et sociaux.
- En bloquant leurs efforts de développement, favorisés en cela par les tendances autoritaires et anti-démocratiques de nombreux régimes du Sud.
Le Tiers-monde a pourtant volé en éclats. Le bloc socialiste n’existe plus. Et leur disparition a plongé les pays sous-développés – y compris le nôtre – dans le désarroi et l’inquiétude, face à un monde riche qui sait mettre en œuvre de terribles stratégies de riposte à chaque fois que ses intérêts sont menacés, ou semblent l’être.
Ayant perdu elle aussi ses repères et ses certitudes anciennes l’Algérie cherche péniblement sa voie dans le tourbillon des changements qui transforment aujourd’hui le monde, annonçant des temps nouveaux auxquels nous n’avons malheureusement pas encore été préparés.
C’est pourquoi nous continuons à nous débattre dans des contradictions inextricables, hésitant entre une chose et son contraire, entre un système et un autre, entre la marche en avant et le retour en arrière, incapables de choisir entre des solutions aux rationalités différentes, cherchant à contenter tout le monde sans pourtant satisfaire personne. Comment le pays peut-il avancer réellement s’il ne sait même pas où il va ?
Faut-il entrer avec confiance dans le XXIéme siècle, et saluer le nouveau millénaire, ou au contraire rêver avec nostalgie aux temps anciens ? Faut-il adopter sans arrière-pensée les valeurs démocratiques modernes, ou réinstaurer le Khalifat ? Faut-il accepter franchement les lois du marché libre, de la concurrence et de la compétitivité, ou revenir à la stagnation du dirigisme et de la bureaucratie rentière ? Faut-il nous ouvrir au commerce mondial, aux échanges culturels et scientifiques, aux technologies nouvelles, qui supposent des relations nombreuses avec l’extérieur, ou au contraire nous replier sur nous-même en vantant la grandeur de nos ancêtres et en pratiquant une autarcie synonyme d’étouffement et de régression mortelle à brève échéance ?
Le monde avance. Les sociétés humaines avancent. L’Algérie elle-même en dépit des apparences, continue à avancer. Dans des conditions certes difficiles, souvent anarchiques, pénibles, avec parfois des retours en arrière dramatiques et des épisodes sanglants. Mais toujours assoiffée de progrès et de lumière. La vieille Algérie coloniale, à 80 % rurale, à 90 % analphabète, n’existe plus. Une Algérie nouvelle est née : celle de la jeunesse, qui a d’autres visions, d’autres besoins, d’autres exigences. Une jeunesse certes imprégnée des valeurs forgées au long des siècles par l’histoire tumultueuse de son peuple, mais qui veut vivre son temps, le temps présent.
Une jeunesse qui rêve à des choses simples : travailler, étudier, fonder un foyer, mais qui est victime de l’indifférence, des erreurs et parfois de la trahison de ses aînés. Une jeunesse qui commence à comprendre que personne – en dépit des discours démagogiques – ne lui passera « le flambeau » si elle ne le prend pas elle-même, c’est-à-dire si elle ne participe pas directement aux changements indispensables pour faire sortir le pays de sa situation actuelle de crise.
Le présent ouvrage se propose d’apporter quelques éléments de réflexion au débat.
Une première partie y est consacrée à cet important phénomène contemporain qu’on appelle mondialisation, quand il s’agit des problèmes de l’économie et du marché, ou globalisation, selon la terminologie anglo-saxonne, quand on y intègre ce qui touche à la gestion politique, à la communication et à la culture.
Une seconde partie s’attache à l’examen critique de certains aspects particulièrement importants de l’expérience algérienne de développement, depuis les premiers balbutiements de la planification nationale, en 1967, jusqu’aux résultats douloureux des programmes d’ajustement structurel, trente ans plus tard.
Enfin dans une dernière partie sont formulées quelques observations relatives aux expériences d’autres peuples et un certain nombre de remarques pouvant aider à la recherche de projets de croissance plus adaptés aux exigences d’efficacité, mais aussi de solidarité et de justice sociale, du nouveau siècle.
1 ére PARTIE NOUVEL ORDRE MONDIAL
OUSUPER IMPERIALISME ?
Imaginons un stade de football. Avec tout autour des spectateurs. Non pas cent, ni mille, ni même cent mille, mais deux ou trois milliards de spectateurs, peut-être davantage, venus du monde entier, y compris des régions les plus éloignées ou les plus inaccessibles. Des hommes, des femmes, des enfants de toutes races et de toutes conditions, vivant sous des climats différents, parlant des langues différentes, mais observant tous au même moment le même spectacle, admirant les mêmes performances, entendant les mêmes cris.
C’est là un aspect particulièrement frappant de ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation, avec un grand M, sans prendre la peine de préciser si elle est économique, politique, culturelle ou scientifique, parce qu’elle est en fait tout cela à la fois et qu’elle constitue ainsi le phénomène le plus surprenant des temps modernes.
Une telle chose était impensable il y a quelques dizaines d’années. Mais nous pouvons la vivre aujourd’hui en temps réel avec les Jeux olympiques, la coupe du monde de football, ou bien d’autres événements encore. Un accident d’avion en Amérique latine, un tremblement de terre en Indonésie, une manifestation populaire en Irlande, une guerre civile au Congo, autant de choses qui se passent à des milliers de kilomètres de chez nous, mais que nous pouvons voir et même vivre virtuellement, presque en direct, grâce aux technologies modernes de l’information, de l’électronique et des télécommunications.
Des ondes, des images, des sons traversent en permanence l’espace qui nous entoure, vont d’un continent à l’autre, pénètrent dans les maisons, grâce à des appareils conçus par des chercheurs américains, ou japonais, fabriqués par des ingénieurs français, ou australiens, avec du cuivre du Chili, ou du zinc du Zaïre, des semi-conducteurs de Corée ou du Mexique, du bois précieux du Ghana ou des Philippines, et bien d’autres produits importés de toutes les régions du monde, transformés et revendus ensuite sous des formes nouvelles dans tous les coins de la planète.
Et que dire des aliments que nous consommons, des vêtements que nous portons, des journaux que nous lisons et qui pour la plupart renferment des matières premières importées du Canada, ou de l’Inde, ou de l’Egypte, ainsi que du travail d’ouvriers et de techniciens de Chine, ou d’Europe, ou d’Argentine, alors que simultanément des produits extraits des gisements d’hydrocarbures du Sahara algérien sont transportés sur des milliers de kilomètres et permettent de faire circuler des véhicules en Grande-Bretagne ou de chauffer des foyers familiaux en Italie ou en Espagne.
Tout cela c’est aussi la mondialisation. Cet immense courant d’échanges économiques et commerciaux, cette interdépendance généralisée qui rattache les unes aux autres toutes les parties du monde et crée les conditions objectives d’une solidarité internationale bénéfique à tous les habitants de la Terre c’est l’élément positif de la mondialisation, en quelque sorte son côté jardin. Celui qui contribue à rapprocher les hommes et les peuples de tous les continents, à leur faire sentir qu’ils vivent sur la même planète, qu’ils ont au fond des intérêts identiques, qu’ils peuvent éprouver des joies et des émotions communes, partager les mêmes espoirs.
Mais il y a malheureusement aussi ce qu’on pourrait appeler le côté cour, la face cachée d’une mondialisation injuste, qui frappe durement les faibles et s’apparente, au niveau des peuples, à l’héritière impitoyable de l’ancien ordre colonial, symbole d’exploitation et de pillage.
Il y a cette progression géométrique du nombre d’exclus, de chômeurs, de déclassés, de démunis. Il y a cet appauvrissement systématique de la terre et des hommes, qui alimente l’opulence de minorités repues souvent prédatrices, insensibles à la douleur et parfois même au désespoir des autres. Il y a enfin cette polarisation sociale effrayante qui permet à quelques milliers d’individus d’accaparer à leur seul profit la presque totalité des richesses de la Terre, menaçant ainsi de faire littéralement disparaître des milliards de leurs semblables.
En ce début de XXI éme siècle les problèmes liés à la mondialisation de l’économie sont pratiquement entrés dans l’actualité quotidienne. Simple citoyen ou spécialiste chacun s’interroge sur la signification et les effets possibles de cet important phénomène contemporain sur sa vie de tous les jours et sur le devenir de son pays.
Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Les avis là-dessus sont partagés. Entre ceux qui considèrent la mondialisation comme « le prélude à une société d’abondance »[1] et les auteurs qui au contraire la dénoncent comme étant la « barbarie du XX éme siècle »[2] en passant par ceux qui évitent prudemment de se prononcer en affirmant par exemple que « la mondialisation c’est comme la loterie : il y a ceux qui gagnent et ceux qui perdent »[3] les différences d’appréciation sont considérables.
Encore qu’il soit possible de noter d’ores et déjà que ceux qui gagnent sont en général très peu nombreux, contrairement à ceux qui perdent.
Qu’est ce que la Mondialisation
On ne peut pas comprendre réellement la Mondialisation si on ne remonte pas à sa source : le mode de production capitaliste. Après une longue période dite « d’accumulation primitive », marquée notamment par la traite des esclaves et le pillage des matières précieuses en Afrique, en Asie et en Amérique latine, le capitalisme connut à partir du 19 éme siècle une importante expansion industrielle en Europe, sur les décombres des vieilles sociétés féodales, notamment dans les pays disposant de charbon et de fer (Angleterre, France, Allemagne…).
Cette première période, caractérisée par la libre concurrence se traduisit par des progrès considérables en matière de production économique, de sciences et de techniques, d’échanges commerciaux et culturels. Mais aussi par l’exploitation féroce d’une nouvelle classe sociale : le prolétariat qui, ne possédant pas de moyen de production, était contraint de vendre sa force de travail dans les mines, les usines et les chantiers qui s’ouvraient un peu partout à un rythme accéléré.
Ce capitalisme de libre concurrence allait se transformer cependant, vers la fin du 19 éme siècle et le début du 20 éme par un capitalisme de monopole, avec l’apparition de grandes concentrations économiques (trusts, cartels, konzerns, holdings) qui dominaient les marchés nationaux et imposaient des prix de monopole pour leurs produits et des salaires réduits à leurs ouvriers.
La production augmentant sans cesse, et les travailleurs en majorité salariés, n’étant plus en mesure de l’acheter complètement, les monopoles se mirent à développer les exportations, et par conséquent la recherche de nouveaux marchés. C’est le début d’une nouvelle étape de l’évolution du système capitaliste : celle de l’impérialisme, caractérisé par les conquêtes coloniales, l’exploitation des matières premières, des terres et de la main-d’œuvre à bon marché des pays conquis. L’Afrique fut découpée en morceaux par l’Angleterre, la France, l’Italie, l‘Espagne, la Belgique et même le Portugal, chacun se taillant un empire à la mesure de ses ambitions, et surtout de sa puissance économique et militaire. Même chose en Asie et en Amérique latine.
Mais les rapports de forces évoluent. Les pays arrivés en retard au grand festin du partage se développent et exigent une meilleure part du butin et de nouveaux partages. C’est la guerre impérialiste (1914-1918) avec ses souffrances et ses massacres, mais aussi avec ses luttes populaires et ses révolutions sociales victorieuses. Octobre 1917 en Russie ouvre la voie à un nouveau mode de production : le socialisme.
Seconde guerre mondiale (1939-1945), nouvelles souffrances, nouveaux massacres. L’Union Soviétique malgré sa jeunesse et sa fragilité, joue un rôle décisif dans l’écrasement du fascisme. De nouveaux pays se détachent du système capitaliste mondial, en Europe et en Asie. Un vigoureux mouvement de libération nationale se lève pour l’émancipation des pays coloniaux dans tous les continents.
Une seconde fois l’impérialisme est contraint de reculer. Mais le système capitaliste, qui avait tremblé sur ses bases, tire rapidement la leçon de ses échecs. La concentration du capital reprend. L’interpénétration de ses dirigeants (banquiers, grands capitaines d’industrie, cadres de la « technostructure » comme l’appelle J. Galbraith) et des responsables nationaux des appareils d’Etat (ministres, parlementaires, directeurs des grandes institutions) se traduit par une évolution rapide vers le capitalisme monopoliste d’Etat, où les politiques économiques et financières, les systèmes fiscaux et budgétaires, les ressources du pays sont mis directement au service du grand capital.
Après s’être développé d’abord dans un cadre national, le capitalisme s’étend désormais au monde entier.
Peu à peu l’exigence de nouveaux débouchés pour ses produits, et la recherche avide d’énergie et de matières premières l’ont conduit à transcender les frontières. Puis l’exportation des marchandises a été supplantée par l’exportation des capitaux. Il devenait plus bénéfique d’investir directement à l’étranger, de créer des relais pour l’exploitation sur place des ressources naturelles et d’une main-d’œuvre locale à bon marché.
Le développement extraordinaire des moyens de transport, de communication et d’échange a facilité l’apparition et l’expansion rapide de grandes firmes transnationales, la création de filiales et de succursales dans de nombreux pays, la concentration encore plus importante des capitaux, les fusions d’entreprises, la création de fonds d’investissement gigantesques, etc.…
Karl Marx a noté déjà vers le milieu du XIX éme siècle que la « tendance à créer un marché mondial est incluse dans le concept même de capital ». Depuis, cette tendance n’a fait que se renforcer.
Ainsi la mondialisation de l’économie n’est pas un phénomène original, une création récente, mais l’aboutissement historique d’un long processus de développement du système capitaliste. Tout au plus peut-on remarquer que depuis le milieu du dernier siècle (1950-1960) ce processus a enregistré une forte accélération et des progrès considérables.
Pourquoi le milieu du siècle ? Sans doute parce que cette période, qui a suivi immédiatement la seconde guerre mondiale, a été marquée par de profonds bouleversements des rapports de force internationaux, qui ont contraint le capitalisme à se redéployer. On peut noter dans ce cadre :
- La destruction (économique et militaire) des deux grandes puissances impérialistes allemande et japonaise, ainsi que le sous-impérialisme italien
- Le détachement de nouveaux pays du système capitaliste mondial (Chine, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, etc.…) et l’émergence d’un nouveau système mondial concurrent : le socialisme.
- Enfin et surtout la destruction des vieux empires coloniaux et la libération des peuples opprimés, ce qui contribuait à rétrécir encore plus la sphère d’action du capitalisme.
Un nouvel ordre mondial se mettait en place sous la conduite de la puissance qui avait le moins souffert des destructions de la guerre : les Etats-Unis d’Amérique. Jusque là l’humanité avait vécu [depuis la fin du XIX éme siècle] l’étape historique de l’impérialisme, que les auteurs marxistes considéraient comme « le stade suprême du capitalisme » c’est-à-dire la dernière étape avant le passage de l’humanité au socialisme.
Il semble cependant que l’auteur de cette définition[4] ait sous-estimé les capacités d’adaptation du capitalisme (exemples : plan Marshall, néocolonialisme, restructurations et redéploiements économiques, OCDE, Pacte atlantique…) et surtout les contradictions qu’un passage volontariste et sans doute prématuré au socialisme allaient entraîner dans les pays libérés, pour la plupart très faibles économiquement, pauvres et parfois même très retardés dans leur évolution.
Toujours est-il que le capitalisme contrairement à ce qui était prévu n’est pas mort, qu’il est même parvenu à reconquérir en grande partie le terrain perdu, à surmonter la grave crise qu’il a subie et à entrer dans une nouvelle phase de son histoire : celle de la mondialisation, qui représente sans doute aujourd’hui la forme la plus élaborée du pouvoir des grandes sociétés capitalistes mondiales.
Quant au socialisme, malgré l’immense espoir de vie nouvelle qu’il a suscité à l’origine parmi les hommes épris de justice et tous les déshérités de la terre, la chute du mur de Berlin en 1989 a signifié pour lui, tout au moins dans sa forme bureaucratique stalinienne, un échec historique, résultat d’erreurs sanglantes et de dérives totalitaires. En tout cas il n’existe plus aujourd’hui qu’un seul système économique international, comme au début du siècle dernier : le capitalisme, rénové malgré ses rides, et surtout mondialisé.
Quelques caractéristiques
- La mondialisation c’est d’abord une concentration gigantesque des capitaux, la domination sans partage des centres de production, des marchés, des réseaux d’information et de communication par les grands groupes économiques mondiaux, qui visent à l’intégration totale de leurs processus de production.
C’est aussi la libéralisation et l’extension des échanges commerciaux à travers la Terre entière sans obstacles pour aboutir à un véritable marché mondial où tout peut se vendre et s’acheter : les marchandises, les techniques, les capitaux, et même les hommes.
Cette immense toile d’araignée tissée à travers le monde par les sociétés multinationales, et qui n’obéit qu’à une seule loi : celle du profit maximum, à réaliser coûte que coûte et quelles que soient les circonstances.
- On constate une séparation grandissante entre le capital-argent et le capital industriel, ce qui conduit à une spéculation gigantesque et à la fragilisation des systèmes monétaires. Les mouvements quotidiens de capitaux, qui représentaient en 1975 environ 15 milliards de dollars, atteignent aujourd’hui le montant fantastique de 1600 milliards de $ par jour, dont 15 % à peine représentent des échanges réels.
La spéculation financière supplante ainsi peu à peu la recherche des profits industriels, ce qui accroît les activités rentières et parasitaires au détriment des activités productives. Il suffit ainsi d’une attaque même légère contre la monnaie d’un pays pour entraîner de proche en proche des effets dévastateurs sur toute une économie (ex : Mexique, Corée du Sud, Indonésie…)
- Précarisation de l’emploi et destruction progressive de la législation protectrice du travail salarié.
La recherche effrénée du profit maximum, stimulée par la concurrence, conduit à réduire continuellement les coûts du travail, soit en abaissant fortement les salaires, en particulier ceux de la main-d’œuvre la moins qualifiée (comme cela se pratique aux USA pour éviter des taux de chômage déstabilisateurs) soit en comprimant les effectifs salariés comme c’est le cas en Europe où le nombre de chômeurs représente 12,5 % de la population active (près de 5 millions en Allemagne, 3 millions en Italie, 3 millions en France etc. …). Chaque année environ 500.000 emplois sont supprimés dans les seuls pays de l’OCDE, où l’on compte aujourd’hui près de 40 millions de chômeurs.
La recherche exclusive de la productivité aboutit certes à la baisse des prix de revient, mais elle détruit l’emploi. L’entreprise devient plus compétitive, ses bénéfices augmentent mais le pouvoir d’achat des consommateurs salariés diminue. Pour qui produire ? La croissance économique elle-même dans les pays avancés n’entraîne plus aujourd’hui l’augmentation mais au contraire la diminution des postes de travail disponibles. Ce qui contribue à découpler croissance et développement.
Le chômage de masse devient ainsi un phénomène structurel, donc durable, et qui s’accompagne d’une paupérisation accélérée de larges pans de la société. On voit croître partout les diverses formes de travail occasionnel ou intermittent, le nombre des vacataires, des travailleurs à temps partiel, des « petits boulots » qui cachent mal la détresse de ceux qui ont perdu tout espoir d’emploi permanent et cherchent à subsister vaille que vaille.
En décembre 1998 les grandes firmes pétrolières mondiales Exxon et Mobil ont annoncé leur fusion et, en guise de cadeau de mariage, le licenciement de 12.000 de leurs employés. C’est la meilleure façon, ont-elles déclaré, de réduire leurs coûts de production et de mieux assurer ainsi leur domination sur le marché international du pétrole[5]. Quant au géant de l’aviation Boeing dont le chiffre d’affaires a diminué par suite de sa compétition avec Airbus, il annonce froidement la suppression de 48.000 emplois en deux ans pour rétablir sa situation financière.
A voir la désinvolture avec laquelle les firmes multinationales traitent leurs employés dans leur propre pays, on comprend mieux l’arrogance et la cruauté dont elles font preuve à l’égard des travailleurs des pays sous-développés, qui ont encore moins de possibilités de se défendre.
- Mise en concurrence des peuples, et notamment des travailleurs.
Pour bénéficier des investissements étrangers directs ou des « délocalisations » c’est-à-dire des transferts vers leurs pays des unités industrielles devenues obsolètes, peu rentables ou trop polluantes dans le nord, les gouvernements des pays du Sud s’efforcent d’améliorer leurs avantages comparatifs, notamment en réduisant les charges fiscales des investisseurs et en créant pour eux de meilleures conditions d’accueil.
Mais pour résister à la concurrence sauvage des importations étrangères ils doivent surtout fabriquer des produits de qualité, et les vendre le moins cher possible. Comment abaisser leurs prix de revient ? Les matières et équipements consommés durant les processus de production ne peuvent être réduits au-delà de certaines limites (sauf en cas de découverte de nouvelles matières premières ou d’innovations technologiques majeures, qui exigent de toutes façons des investissements additionnels que ces pays n’ont pas). Reste le poste « Salaires et charges sociales » qui est en général le plus important dans les investissements à faible teneur capitalistique et à forte intensité de main-d’œuvre, comme ceux qu’on trouve dans le Tiers-monde.
Les bas salaires sont donc en réalité le seul « atout » des pays pauvres dans la compétition internationale. C’est ce qui explique qu’à l’OIT aussi bien qu’à l’OMC la grande majorité des pays sous-développés en sont arrivés à rejeter ce qu’on appelle la « clause sociale », c’est-à-dire un minimum de protection légale de leurs nationaux salariés, pour pouvoir pratiquer des prix inférieurs à ceux de leurs concurrents et exporter ainsi davantage.
Alors que les pays industrialisés versent au minimum à leurs travailleurs des rémunérations mensuelles de 1.500 à 2.000 $/mois les pays du sud sont obligés d’accepter des salaires de 2 dollars et parfois même d’un seul dollar/jour.
Malgré cela les investissements étrangers directs boudent de plus en plus les pays pauvres et préfèrent s’orienter vers les pays capitalistes déjà développés qui leur assurent des marchés, des infrastructures, des conditions de rentabilité et de sécurité beaucoup plus grandes. Sur la masse des capitaux étrangers investis dans le monde durant les dernières années plus des 60 % sont allés à 12 pays (industrialisés) et 1 % seulement à l’ensemble des pays de l’Afrique sub-saharienne. Il convient de noter ici que 52 pays (sous-développés) n’ont pas reçu d’investissement du tout. Ce sont les plus pauvres et les plus démunis de ressources, qui se trouvent ainsi complètement abandonnés à leur sort. Quand les observateurs occidentaux parlent de la nécessité pour l’Afrique « d’élever son surplus économique » on ne peut manquer de se demander à quel « surplus » ils font allusion, sachant que l’appauvrissement de ce continent est tel qu’il ne produit plus aujourd’hui que l’équivalent de 1.700 calories par habitant et par jour. Alors que la ration alimentaire quotidienne, telle que définie par la FAO, devrait âtre au minimum de 2.400 calories. La plus grande partie de l’Afrique est donc victime de malnutrition et parfois même de famine.
- Un processus d’évolution contradictoire.
Tout comme le capitalisme à ses débuts la mondialisation a entraîné des progrès économiques considérables :
- Extension sans précédent des forces productives.
- Capacités énormes de production de biens matériels, ce qui s’est traduit par une amélioration incontestable du niveau de vie (dans certaines régions et pour certaines catégories sociales).
- Découvertes scientifiques et technologiques accélérées, ce qui a contribué à des progrès énormes de la médecine, de l’électronique, de la communication, des biotechnologies.
L’humanité a davantage avancé au cours du dernier siècle que durant toute son existence précédente.
Mais paradoxalement tous ces progrès, qui auraient pu apporter le bien-être matériel et des conditions de vie meilleures à tous les hommes, à travers la terre entière, s’accompagnent au contraire d’une dégradation sans précédent de la situation sociale de millions d’hommes dans le Sud, et même dans le Nord de la planète, avec le chômage, la pauvreté, l’exclusion, la pollution, la destruction de l’environnement.
Certes on peut considérer que les pays sous-développés profitent eux-mêmes, dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, des retombées positives de la mondialisation :
- Apparition avec les investissements directs, ou les délocalisations, d’îlots de vie modernes.
- Migrations de nombreux travailleurs vers les pays du Nord.
- Distribution de revenus nouveaux, certes limités, mais plus importants tout de même que ceux des activités traditionnelles.
- Intégration d’une partie des élites locales et des couches sociales favorisées aux structures économiques modernes ce qui contribue malheureusement du même coup à accroître le dualisme dans le pays et favorise la fuite des cerveaux à l’étranger.
Ici encore, comme on le voit « intégration » de quelques uns, mais exclusion du plus grand nombre, du fait de la nature contradictoire d’une mondialisation qui sélectionne soigneusement ses élus tout en multipliant le nombre de ses victimes.
La mondialisation coloniale
L’Algérie a bien connu les formes anciennes de la mondialisation. D’abord quand elle a été entraînée, contre son gré, dans le partage territorial du monde, réalisé par les grandes puissances au siècle dernier. Puis quand elle a été mise en coupe réglée par les « seigneurs de la colonisation » liés aux grandes banques et aux groupes financiers français, qui assuraient alors la « mise en valeur » c’est-à-dire en réalité le pillage du pays.
Ainsi la Banque de l’Union Parisienne (BUP) représentée par la Compagnie algérienne de crédit, contrôlait d’importantes ressources, dont les mines de fer de l’Ouenza (2 millions de tonnes de minerai par an), la société Mokta el Hadid, la société des lièges des Hamendas (50.000 ha de concessions) des mines de phosphates, une ligne de chemin de fer etc.…
Cette banque, qui contrôlait l’essentiel de la vie économique de l’Algérie, était liée à la famille De Gaulle, qui participait à son conseil d’administration. Elle avait également des intérêts dans la société générale de Belgique, les charbonnages allemands, les groupes de Wendel et Schneider, ainsi que dans des sociétés créées pour l’exploitation du pétrole algérien comme FINAREP et OMNIREX.
Le groupe Rotschild (Pennaroya) exploitait les mines de plomb et de zinc. La Banque de paris et des Pays-Bas, liée à la banque d’Indochine, contrôlait d’immenses domaines fonciers comme les « Fermes du Chéliff », les « grands domaines d’Algérie » et, par l’intermédiaire de Borgeaud, les tabacs Bastos, la compagnie des phosphates de Constantine, des plantations d’agrumes, des vignobles, le domaine du Chapeau de gendarme, le domaine de la Trappe, etc.
Les filiales des grands trusts internationaux comme Pechiney, Saint-gobain, Unilever, J.J. Carnaud, les ciments Lafarge, les huiles Lesieur côtoyaient la société genevoise (60.000 ha) la SAISA (1 million de palmiers dans le sud constantinois…) etc.
Toutes les richesses de l’Algérie prenaient le chemin de l’étranger, transportées par le groupe Schiaffino avec ses cargos et sa société de navigation maritime. Le crédit foncier d’Algérie, le groupe Mirabaud, la banque Lazard empruntaient des capitaux sur les marchés européens et les utilisaient pour étendre l’exploitation en Algérie dans tous les domaines.
Le groupe Blachette, par exemple, obtint ainsi dans le Sud une concession de 700.000 hectares d’alfa. Il payait à l’Etat (colonial) 0,15 F de redevance pour ce produit qu’il vendait ensuite en Angleterre à 17.000 F la tonne et qu’il revendait enfin aux consommateurs algériens sous forme de papier à cigarettes à un prix équivalent à 100.000 F la tonne.
A partir de 1950 les bénéfices énormes ainsi réalisés commencèrent à s’orienter vers les valeurs pétrolières, à travers notamment la société française d’investissements pétroliers (SFIP) et la compagnie française des pétroles (CFP) elles mêmes liées au Cartel international (Esso, Shell, BP, Standard oil, etc. …).
La mondialisation sous sa forme moderne commençait. Jusque là l’Algérie se trouvait emprisonnée dans un immense réseau de relations économiques et financières qui tendaient pour l’essentiel à lui extorquer le maximum de profits, et à drainer ensuite ces profits hors de l’Algérie, tout en évitant de créer sur place des unités industrielles autonomes, pouvant se développer par leurs propres moyens.
A partir de 1958 sentant l’indépendance venir les autorités françaises s’engagèrent dans une autre voie. Il s’agissait :
- D’une part d’obtenir le soutien des grandes compagnies américaines en leur livrant une partie des richesses pétrolières du pays. « L’entrée de la Standard oil au Sahara… associe nos partenaires à la défense de nos positions » écrivait à ce sujet un journal financier français[6].
- D’autre part de lancer sous le nom de Plan de Constantine un programme d’investissements industriels destiné à amarrer l’Algérie à la France en la transformant selon la formule du gouverneur général de l’époque en « base d’exportation ayant comme marché non seulement la France mais aussi au besoin ses cinq partenaires européens du Marché commun »[7].
Le but est donc là encore la protection des intérêts du capitalisme français et de ses alliés européens. Les pays ex-coloniaux ne sont considérés que comme instruments d’intégration économique et de profits.
Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis, tout au moins sur le fond, car en ce qui concerne la forme il faut bien reconnaître que les vieilles méthodes du pillage colonial ont pris, comme l’impérialisme lui-même, des formes plus sophistiquées et plus modernes. Ce n’est pas seulement l’Algérie du reste, ce sont la plupart des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine qui continuent à payer du fait même des retards qu’ils ont été contraints de supporter et des préjudices qu’ils ont subis, le prix des relations inégales avec le monde capitaliste.
Qu’est ce que les sociétés multinationales
Les sociétés multinationales constituent le pilier de la mondialisation et les principaux instruments modernes de l’impérialisme. On les appelle ainsi non parce qu’elles ont plusieurs nationalités, mais parce qu’elles étendent leurs activités sur plusieurs pays (transnationales). Elles ont commencé à apparaître au début du dernier siècle (Ford, Kodak, Général Electric, Standard oil, etc….). Leur nombre atteint aujourd’hui environ 53.000, disposant de 450.000 filiales implantées dans plus de 190 pays et réalisant (en 2004) un chiffre d’affaires fantastique de 18.000 milliards de dollars. Employant des centaines de millions de travailleurs ces sociétés contrôlent les deux tiers de tout le commerce mondial.
Certaines d’entre elles sont de véritables monstres économiques, dont les activités et le fonctionnement sont entourés de mystère comme ceux de tous les pouvoirs occultes, qui agissent dans le secret et évitent la transparence. Les plus nombreuses se situent aux Etats-Unis et sont américaines. D’autres ont leur tête en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, au Japon.
Pour avoir une idée de leur influence sur l’économie mondiale il suffit de remarquer qu’elles investissent 5.200 milliards de dollars (chiffre de 2004) en dehors de leur pays d’origine. Elles font la pluie et le beau temps en matière de télécommunications, d’hydrocarbures, d’électronique, de sidérurgie, de transports. La Général Motors (américaine) emploie à elle seule 647.000 salariés, la Siemens (allemande) 379.000, etc….
La complexité de la structure de ces sociétés leur permet de dissimuler leur puissance et de rendre difficilement compréhensible leur stratégie. L’entreprise multinationale travaille simultanément dans plusieurs pays où elle investit ses capitaux. Mais elle garde en général sa base principale dans son pays d’origine. Elle comprend ainsi plusieurs composantes :
- La société mère, qui peut-être :
- une entreprise industrielle
- une banque
- un holding, c’est-à-dire une société sans activité productive propre, mais qui possède tout ou partie du capital d’autres sociétés, qu’elle gère.
- Les succursales ou établissements, qui n’ont pas de personnalité juridique, mais constituent une partie intégrante du patrimoine de la société mère.
- Les filiales, juridiquement indépendantes, ayant le plus souvent la forme de sociétés de droit national du pays où elles sont implantées, mais contrôlées par la société mère, qui possède une partie, plus ou moins importante du capital, le reste étant réparti entre d’autres multinationales, des investisseurs locaux ou même les Etats des pays d’accueil.
Ces filiales peuvent résulter de l’acquisition d’unités de production déjà existantes (par achat dans le cadre d’opérations de privatisation, absorption ou fusion) ou par création directe (investissement ou délocalisation) de la multinationale.
- Des entreprises juridiquement autonomes, mais techniquement dépendantes de la société mère, qui leur fournit leur technologie (brevets, licences, marques, savoir-faire, et même certains équipements, produits intermédiaires, etc….). Toutes ces composantes sont rattachées les unes aux autres par un système complexe de relations, de réseaux de communications et d’échanges qui leur permettent en particulier :
- D’assurer la sécurité de leurs approvisionnements
- De contrôler les marchés d’exportation
- De peser sur les prix des matières premières et les coûts de main-d’œuvre pour améliorer leurs marges de profit
- De s’assurer des taux de rentabilité supérieurs par la manipulation des filiales (prix de transfert, commerce « captif » à l’intérieur des réseaux, accords de sous-traitance, sociétés de leasing, fraudes fiscales…)
Il suffit de signaler ici, à titre d’exemple de l’utilisation de ces procédés, qu’un géant comme BMW (Allemagne), qui payait en 1988 plus de 540 millions de DM d’impôts, a réussi par ses manipulations fiscales à ne plus en payer que 30 millions en 1992 et même à se faire rembourser par l’Etat 32 millions de DM en 1993, malgré un chiffre d’affaires beaucoup plus élevé. Bien entendu les ouvriers allemands et autres de BMW n’ont pas bénéficié des mêmes largesses, mais quelques années plus tard on annonçait que la Commerzbank allemande était attaquée en justice par l’administration des impôts pour une fraude fiscale de 500 millions de DM ! Comme quoi les multinationales ne respectent ni l’Etat, ni les lois de leur propre pays. En 2006 plusieurs dirigeants du groupe ont d’ailleurs été arrêtés ou présentés à la justice.
Le nouvel ordre mondial
De nombreux partisans de l’économie de marché remarquent à juste titre que la mondialisation crée des liens d’interdépendance entre les pays, et qu’il serait judicieux d’utiliser ces liens pour des négociations économiques et politiques entre Etats. Observation pertinente, et qui pourrait servir de base à une coopération mutuellement avantageuse.
Cependant l’expérience récente des relations internationales amène à se poser trois questions :
- Existe-t-il encore de véritables pouvoirs de négociation et de décision au niveau des Etats ?
- L’interdépendance n’est-elle pas en réalité à sens unique ?
- Peut-on mener aujourd’hui une politique nationale de développement réellement autonome ?
L’une des principales caractéristiques de la mondialisation réside dans le glissement progressif du pouvoir politique réel, qui quitte les structures étatiques traditionnelles et les gouvernements nationaux pour se soumettre de plus en plus à la « dictature invisible » des nouveaux « maîtres du monde ». Les véritables décideurs sont aujourd’hui les firmes multinationales, les cercles dirigeants des grandes concentrations économiques et financières et leurs supports techniques : FMI, Banque mondiale, OMC, etc. qui n’obéissent à aucun Etat, et qui dictent au contraire leur politique à la majorité des pays de la planète.
Quand les experts de ces organismes, qui ne sont élus par personne et qui n’ont donc pas de comptes à rendre, décident dans le secret de leurs conseils d’administration d’investir dans telle production, de fermer telle usine, ou de transférer leurs capitaux de tel à tel pays, ils font parfois le bonheur de quelques uns, mais ils condamnent le plus souvent au désespoir des milliers d’autres, sans se préoccuper le moins du monde des angoisses et des souffrances de leurs victimes.
Parfois même ce sont des branches économiques entières qui sont détruites et des dizaines de milliers de travailleurs jetés au chômage sur un simple coup de téléphone, parce qu’on veut éliminer un concurrent gênant ou réaliser une opération boursière avantageuse. Seule référence : le mini-ordinateur qui permet de calculer en quelques secondes le nombre de dollars que ces opérations peuvent rapporter.
C’est le règne de l’argent, la rigueur insensible et froide de la spéculation financière ! Et les parlements et les gouvernements, même démocratiquement élus, n’y peuvent le plus souvent pas grand-chose.
Récemment en France une grande entreprise a décidé de fermer une de ses usines automobiles employant 3000 salariés. Le candidat socialiste aux élections annonça que, s’il était élu, il empêcherait ce gâchis. Il fut élu et devint même chef du gouvernement. Mais malgré ses efforts il fut obligé de céder aux lois (non écrites) de la rentabilité et d’accepter finalement la fermeture de l’usine avec simplement un délai de quelques mois et des indemnités supplémentaires aux travailleurs.
Le diplomate égyptien Boutros Ghali qui a été longtemps secrétaire général de l’ONU, a constaté avec amertume que la « réalité du pouvoir mondial échappe largement aux Etats ».
Et même pourrait-on ajouter, aux groupements d’Etats et aux grandes organisations internationales comme l’ONU. Car il n’est un secret pour personne que les résolutions de cette honorable assemblée ne peuvent plus s’appliquer aujourd’hui que si elles correspondent aux intérêts stratégiques américains. L’Etat d’Israël peut bien défier toute la communauté internationale et refuser d’appliquer ses décisions, il peut même agresser ses voisins et coloniser leur territoire. Cela ne l’empêchera pas de continuer à recevoir des milliards de dollars d’aide et des stocks considérables d’armement. Mais que l’Irak en fasse autant, et ce sont aussitôt les porte-avions, les bombes et les missiles qui s’abattent sur son territoire. Quant à l’Etat du Yémen ou à tout autre pays du même genre mieux vaut pour lui ne pas relever cette injustice : il serait, sinon, immédiatement privé des quelques poignées de dollars promis pour son développement[8].
C’est ce qu’on appelle le « nouvel ordre mondial ». Que reste-t-il dans ces conditions des projets de négociations entre Etats et de « coopération sur un pied d’égalité » ? En réalité pour négocier il faut être fort. Et pour être fort il faut s’unir sur la base d’un programme commun d’action, comme c’était le cas au temps du mouvement des non-alignés.
Certes les temps nouveaux ne peuvent se satisfaire de nostalgie romantique ou d’illusions passéistes. Le non-alignement n’existe plus , et il ne reviendra pas, car le monde a changé. Mais les peuples, eux, entendent vivre et se développer. La lutte contre la pauvreté et la paupérisation débouchera inévitablement sur de nouvelles solidarités humaines.
Une interdépendance à sens unique
L’interdépendance des nations peut être, comme la langue d’Esope, la meilleure ou la pire des choses. Instrument de promotion et de progrès si elle est basée sur l’égalité, les avantages mutuels et les intérêts réciproques, elle devient une forme nouvelle d’asservissement si elle s’inscrit, comme cela semble malheureusement être le cas aujourd’hui, dans la logique des relations inégales héritées de la colonisation et de l’ancienne division internationale du travail.
Quand les défenseurs du libéralisme se félicitent des liens d’interdépendance qui se tissent entre les pays ils pensent évidemment aux nations occidentales, parvenues en général à un niveau historique de développement à peu près équivalent, qui ont des traditions économiques similaires et qui, pour la plupart, ont largement bénéficié au cours des deux derniers siècles de l’exploitation coloniale.
Mais qu’en est-il des victimes de cette exploitation ? Fortement handicapées dans la compétition internationale ces dernières n’en finissent pas de payer aujourd’hui encore les conséquences de l’appauvrissement humain et matériel qu’elles ont subi. Peut on mettre sur le même plan l’individu en bonne santé et le malade à peine sorti de l’hôpital et encore convalescent ? Ne faudrait-il pas prévoir des procédures progressives et des délais, des formes d’aides particulières différenciées selon les niveaux des pays les plus retardés ? Cela signifie bien entendu qu’on ne peut laisser le marché totalement libre comme le recommandent les partisans de l’ultra-libéralisme et qu’il faut au contraire encourager un certain interventionnisme des Etats, en particulier pour rechercher des formes nouvelles de coopération et d’entraide pour permettre aux plus défavorisés de rattraper un peu de leur retard.
Certes la mondialisation ne fait pas de sentiment, et les firmes multinationales ne se préoccupent guère de solidarité. Mais les intérêts économiques bien compris des pays du Nord comme de ceux du Sud exigent aujourd’hui un « développement global » accepté par tous car servant à des degrés divers les intérêts communs des uns et des autres. L’appauvrissement excessif des pays du Sud ne peut que tarir leurs importations de produits industriels et de services, ralentir le paiement de leurs dettes, et accroître les flux migratoires vers le Nord de leur population privée d’emploi.
Toutes ces questions relèvent de la responsabilité des Etats. Se référant aux règles du marché libre les pays du Nord demandent cependant à leurs vis-à-vis de s’entendre avec leurs entreprises, c’est-à-dire avec les multinationales.
Mais comment négocier avec des géants économiques et financiers qui représentent parfois à eux seuls 15 ou 20 fois la puissance de leurs partenaires ?
Le chiffre d’affaires d’une multinationale comme Général Motors dépasse de loin le produit national brut de nations entières comme la Pologne, l’Indonésie, l’Afrique du Sud ou la Turquie.
Celui d’IBM est plus élevé que le revenu total des deux plus grands pays d’Afrique – l’Egypte et le Nigeria – pris ensemble.
Une multinationale relativement petite comme Unilever produit à elle seule davantage que toutes les entreprises réunies d’un pays comme le Pakistan (150 millions d’habitants).
Quelle « égalité » peut-il y avoir avec ces monstres froids qui dominent les Etats et les hommes ? Seule compte pour eux la loi du maximum de profits et la défense cynique de leurs propres intérêts. Ils détruisent les ressources naturelles de la planète, épuisent les sols, empoisonnent l’atmosphère. Mais quand on leur demande de contribuer à la lutte mondiale contre la pollution (ex : la couche d’ozone) ils culpabilisent les pays pauvres et déversent chez eux les déchets toxiques de leurs industries (cf : l’exemple de la Côte-d’ivoire). Si on leur dit que « la libre circulation des capitaux et des biens », à laquelle ils tiennent tant, suppose aussi la libre circulation des travailleurs , qui sont la richesse principale des pays pauvres, ils s’empressent de cadenasser leurs frontières et de prendre de nouvelles mesures contre les émigrés.
La plupart des gouvernements d’Europe occidentale se préoccupent aujourd’hui d’assurer un contrôle rigoureux de ce qu’ils appellent « l’émigration clandestine ». Ils sélectionnent les candidats les plus intéressants et les plus rentables, c’est-à-dire les plus qualifiés professionnellement – ce qui évite aux pays d’accueil des dépenses de formation – et renvoient les autres dans leurs pays d’origine. Le Ministre français de l’intérieur s’est vanté récemment d’avoir réussi à expulser en 2006 plus de 25.000 « illégaux », y compris des femmes de travailleurs africains et des enfants scolarisés.
Aux Etats-Unis d’Amérique G. Bush est allé encore plus loin : il a sollicité et obtenu de son parlement l’autorisation et les crédits nécessaires à la construction d’un mur de 1000 kilomètres le long de la frontière mexicaine pour empêcher les infiltrations d’étrangers.
Ainsi la logique de la mondialisation impérialiste entraîne une aggravation inévitable des mesures de discrimination, ouvrant la porte au racisme, à la xénophobie et dans certains cas de comportements fascistes.
La meilleure réponse des pays du Sud, qui combattent à armes inégales, et dans des conditions d’infériorité manifeste réside donc dans la réalisation préalable de marchés communs, de zones économiques, d’alliances régionales, pour être plus forts dans la négociation. Elle réside aussi dans la définition de politiques autonomes de croissance appuyées sur toutes les forces internes favorables à l’indépendance nationale, et tirant avec lucidité les leçons des échecs et des expériences passées.
Les politiques nationales de développementsont-elles possibles ?
Quand on dit aux pays en voie de développement qu’ils doivent être plus compétitifs l’observation est juste, mais incomplète. Car la compétitivité ne se décrète pas. Elle s’obtient par les investissements, le progrès industriel, l’élévation du niveau culturel, l’éducation et la formation professionnelle des hommes. Elle exige donc du temps et des moyens. L’interdépendance ici ne doit pas se transformer en relation de dépendance, comme celle du cheval et du cavalier.
Quand on demande à ces pays de « s’intégrer à l’économie mondiale » pour pouvoir en recueillir les bienfaits, ils ont beau jeu de répondre qu’ils y sont déjà intégrés depuis bien longtemps, mais dans les conditions les plus défavorables et les plus nuisibles à leurs intérêts.
a) Ils sont en effet toujours vendeurs de matières premières, mais souvent incapables de commercialiser eux-mêmes leurs produits, ce qui permet aux acheteurs de minorer les prix tout en garantissant des prélèvements juteux aux intermédiaires, transporteurs etc. Le résultat en est une baisse ininterrompue de leurs ressources. Une étude de la CNUCED montre que les prix réels des matières premières sont aujourd’hui inférieurs à ceux de… 1932.
b) Ils sont toujours acheteurs de produits fabriqués et de technologies, mais souvent obligés de passer par des opérateurs – publics ou privés – qui prélèvent à leur tour des bénéfices conséquents.
c) Ils sont toujours intégrés au marché mondial des capitaux, qui leur permet d’obtenir quelques financements, mais au prix d’un endettement toujours plus grand et de remboursements toujours plus élevés.
d) Les structures de l’Etat, minées par la corruption et la bureaucratie dans les pays du Sud, ne peuvent empêcher les énormes déperditions fiscales, bancaires, douanières et autres, les fuites de capitaux, les trafics en tous genres générateurs de dévaluations et d’affaiblissement des monnaies locales.
On prétend « aider » les pays en développement mais en réalité, constate le PNUD, on leur fait payer des droits de douane à l’exportation supérieurs de 10 à 30 % à la moyenne mondiale, ou on leur impose des taux d’intérêts bancaires deux ou trois fois supérieurs à ceux accordés aux pays riches, etc.
Ainsi les ressources internes, au lieu d’être consacrées à la croissance du pays, continuent à être détournées à leur seul profit par les castes dirigeantes locales et leurs soutiens étrangers, qui n’ont ni les unes ni les autres un intérêt quelconque au véritable développement national. Les capacités compétitives du pays sont donc bloquées. L’économie stagne ou recule.
Certes, la libre concurrence entre nations et la transparence sont nécessaires pour sortir de ce cercle vicieux, mais la course exige au préalable un minimum d’égalité. Si on met en compétition un enfant rachitique et un hercule de foire le résultat est connu d’avance. Il n’y a que dans la mythologie antique que David peut vaincre Goliath.
Les firmes multinationales ont déjà abouti à une telle dérégulation de l’économie mondiale que de nombreux analystes considèrent désormais comme illusoire la réalisation de politiques nationales indépendantes. La segmentation des processus de production à travers plusieurs pays, l’interférence des filiales, la spéculation financière et la facilité des mouvements de capitaux rendent en effet les décisions et même les prévisions économiques nationales tout à fait aléatoires.
Dans le passé déjà les grandes firmes multinationales procédaient aux délocalisations et à la segmentation de leurs activités, pour obtenir de plus grands profits, en spéculant sur des coûts de main-d’œuvre différents. Par exemple Pechiney-Ugine-Kuhlman (PUK) produisait de l’alumine en Guinée, la transférait en Espagne pour un premier traitement, puis l’envoyait à ses usines d’Australie et la transformait enfin aux USA en aluminium brut. Ford, pour la production de ses tracteurs, faisait fabriquer toutes les transmissions en Belgique, les circuits hydrauliques en Autriche, les boites à vitesse en Grande-Bretagne etc.
C’était une division relativement simple du travail. Aujourd’hui Général Motors contrôle à lui seul plus de 30.000 entreprises réparties dans tous les pays du monde et produisant chacune des éléments différents de véhicules de toutes natures, des automobiles, des camions, des tracteurs. Toutes ces entreprises sont évidemment soumises aux ordres de la société mère, qui garde pour elle, sur le territoire des Etats-Unis, les activités technologiques les plus rentables (conception, engineering, nouveaux modèles, choix stratégiques, etc.). En décembre 2006 on annonçait qu’IBM venait de délocaliser vers l’Inde sa dernière usine de production matérielle d’ordinateurs, et qu’elle se limite désormais à la création de logiciels, aux études en recherche-développement et activités de haut de gamme. Les cerveaux dans les grands centres des Etats-Unis et d’Europe, les bras et les pieds ailleurs en Asie, en Afrique, en Amérique latine, partout où existe une main-d’œuvre relativement compétente et surtout à bon marché.
C’est une véritable toile d’araignée qui enserre ainsi le monde, un réseau pratiquement indestructible qui enchaîne des millions de travailleurs non pas concentrés dans de grands complexes – ce qui faisait auparavant leur force – mais éparpillés à travers tous les pays dans des milliers de lieux de travail différents, où les agents locaux des multinationales se chargent d’assurer « l’ordre » et la discipline, notamment en s’opposant à toute activité syndicale.
Quoiqu’il en soit ces pays se trouvent aujourd’hui, délibérément ou à leur corps défendant, profondément intégrés à l’économie mondiale, et par conséquent aux relations commerciales, technologiques, culturelles qui caractérisent cette aube du XXI éme siècle. Que peuvent faire raisonnablement les Etats?
Ainsi, sa volonté légitime d’indépendance n’empêche nullement l’Algérie d’être amarrée, de plus en plus solidement ne serait-ce que par les pipe-lines et les gazoducs qui la rattachent à l’Europe, et les bateaux de produits alimentaires qui lui parviennent de tous les ports du monde, à un système capitaliste redevenu aujourd’hui hégémonique et planétaire.
La moindre baisse du prix du baril de pétrole, le plus petit changement dans le cours du dollar, décidés par des forces occultes et lointaines, sur lesquelles nous n’avons aucune influence, peuvent avoir sur notre économie, nos finances et notre niveau de vie, des effets dévastateurs.
L’expert pétrolier Nicolas Sarkis a calculé en décembre 2006 que les pays producteurs d’hydrocarbures membres de l’OPEP, perdaient chaque jour 500 millions de $ du fait de la baisse des prix du brut durant le dernier trimestre de l’année.
Toujours est-il que la notion d’Etat efficace, souhaitée par les pays occidentaux désireux de jouer un rôle dans la compétition internationale, devient pour les pays sous-développés non seulement une exigence incontournable, mais une condition de survie.
La mondialisation n’est pas en effet un choix qu’on peut accepter ou refuser, mais une réalité historique qui s’impose à tous les peuples dans tous les continents. La véritable question est de savoir comment s’insérer avec le minimum de dégâts et le maximum d’avantages possibles dans la recomposition actuelle de l’économie mondiale.
L’efficacité ici exige deux conditions au moins :
- Une volonté politique de développement, capable de mobiliser toutes les forces sociales ayant intérêt à la création d’une économie nationale indépendante. Ce qui suppose un projet de société moderne et démocratique, au service de la grande majorité des citoyens.
- Des élites dirigeantes compétentes décidées à résister aux pressions économiques, aux tentatives de corruption matérielle ou politique, et capables d’élaborer des stratégies réalistes de croissance, acceptées et soutenues par la population.
Ces deux conditions semblent difficiles à réaliser dans la plupart des pays du Sud où les responsables, plutôt que d’affronter les sociétés multinationales préfèrent collaborer avec elles et recueillir ainsi les miettes de leur festin. Il n’y a pas dans ces conditions de développement réel possible, et les gouvernants se contentent de gérer la stagnation, d’observer l’inflation des activités commerciales informelles en s’efforçant de survivre au milieu de contradictions qui s’aggravent sans cesse et finissent de toutes façons par éclater.
Car la mondialisation perfectionne sans cesse les procédés d’appauvrissement des pays pauvres et porte à un niveau supérieur les mécanismes modernes d’exploitation. Parmi ces mécanismes ceux qui concernent la Dette extérieure dans les pays en développement et les Programmes d’ajustement structurel, ainsi que le contrôle des marchés internationaux et les modes de prélèvements à travers le système des prix et les échanges inégaux. Commençons par essayer de préciser ce qu’on peut d’ores et déjà appeler les nouvelles formes de l’impérialisme.
Mondialisme et impérialisme
En mai 1945, à la fin de la seconde guerre mondiale, les Algériens attendaient – comme tous les autres peuples colonisés – la liberté et la démocratie promises par les Alliés. Ils ont eu les bombardements de Sétif et les tueries de Guelma. Tout de suite après, ce furent les massacres de Madagascar et la guerre du Viêt-Nam, puis la déposition du sultan du Maroc et l’arrestation de Bourguiba en Tunisie. Le colonialisme français défendait avec férocité son empire.
Les Anglais se montrèrent plus intelligents. Ne pouvant s’opposer à la puissance des mouvements de libération nationale ils finirent par accepter l’inévitable, c’est à dire l’indépendance de « l’empire des Indes » et de la plupart de leurs autres colonies, qu’ils s’efforcèrent malgré tout de maintenir dans une vaste communauté d’Etats (le Commonwealth) présidée symboliquement par la reine d’Angleterre.
A l’époque il y avait encore plusieurs systèmes impérialistes, qui se combattaient violemment pour partager et se repartager le monde. Deux d’entre eux avaient été vaincus, l’Allemagne et le Japon. Le troisième, les Etats-Unis d’Amérique, avait soutenu ses partenaires franco-anglais et sortait de la guerre mondiale relativement peu affaibli, car les combats les plus meurtriers et les plus destructeurs s’étaient déroulés loin de son territoire. Au contraire sa participation à la reconstruction de l’Europe, avec le plan Marshall, et son occupation du Japon et de la Corée du Sud lui permirent de développer encore plus sa puissance économique et militaire.
Seul obstacle à l’expansion de ce nouvel impérialisme : la présence de l’Union Soviétique, entourée d’un bloc de pays socialistes, disposant de forces politiques et militaires capables d’imposer le respect aux adversaires potentiels. Ce fut la guerre froide et « l’équilibre de la terreur ».
A partir de 1989, la chute du mur de Berlin et l’effondrement du système socialiste donnèrent le signal d’un nouvel Ordre Mondial. Il n‘y avait plus désormais qu’une seule super-puissance, les Etats-Unis d’Amérique et son système économique : le capitalisme, s’étendit au monde entier.
La mondialisation apparaît ainsi comme une étape historique de l’évolution du système économique actuel, qu’on le qualifie de libéral – pour le rattacher idéologiquement à la notion de liberté et le rendre ainsi moins répulsif – ou de capitaliste, si on entend s’inscrire dans le cadre des analyses classiques, pour qui ce système a donné naissance à l’impérialisme et continue aujourd’hui à dominer les relations économiques internationales, sur des bases inégalitaires et asymétriques :
Les idéologues de la mondialisation se refusent évidemment à parler de capitalisme, encore moins d’impérialisme, comme si l’économie mondialisée avait surgi d’un seul coup, on ne sait trop comment, des « réalités nouvelles » que véhicule l’évolution du monde. Ce phénomène serait donc pour eux non un processus dialectique en voie de transformation permanente, mais une réalité intangible, valable partout et pour tous. L’action des hommes n’y pourrait rien, non plus que la volonté politique des Etats ou des peuples. Seul compte le marché, ce veau d’or des temps modernes, capable à lui seul de stimuler, d’orienter, d’équilibrer sans intervention d’aucune sorte, et surtout pas de l’Etat.
Pour les tenants de cette « nouvelle » idéologie, la misère, l’injustice, la pauvreté ne sont que le résultat de la paresse ou de l’incapacité des hommes. Les malheureux, les démunis, les chômeurs sont donc responsables de leur propre malheur. De là à les exclure de la société réelle pour inaptitude il n’y a qu’un pas que le FMI accepte néanmoins d’adoucir en autorisant la distribution de quelques subsides aux plus nécessiteux.
Ceux-là même qui, il y a encore peu de temps, dénonçaient à juste raison « le pillage du Tiers-monde » ou « l’Echange inégal » font aujourd’hui amende honorable, s’inclinent devant l’idéologie mondialiste et proclament que seules désormais les sociétés transnationales sont en mesure d’assurer la modernisation et la croissance économique des pays sous-développés.
L’exploitation d’une économie par une autre n’existe plus paraît-il. Elle est remplacée théoriquement par des « relations économiques normalisées » sur la base des lois du marché. Le pillage du Tiers-monde aurait disparu : c’est aujourd’hui un simple « transfert de ressources » d’un marché à un autre pour assurer l’équilibre général de l’économie mondiale. L’extension des marchés profite d’ailleurs à tous. Même si les uns mangent le poisson alors que les autres doivent se contenter des arêtes.
Aussi étonnant que cela puisse paraître de telles thèses, malgré leur caractère parfois outrancier, ont envahi le monde y compris dans sa partie sous-développée. Il est vrai que les pays capitalistes disposent de plus de 90 % des moyens de communication de la planète, ce qui leur permet de marteler les vérités du mondialisme au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, en dénonçant par la même occasion comme archaïques et dépassées les analyses fondées sur la réalité de l’impérialisme et les structures inégalitaires de l’économie mondiale.
En fait il s’agit surtout pour eux d’intimider, de décourager toute forme de résistance populaire et de faire accepter la situation actuelle du monde comme une contrainte inéluctable, à laquelle il n’y a pas d’alternative possible. Le chômage massif, la pauvreté, l’exclusion sociale, l’injustice généralisée, les inégalités grandissantes ne seraient qu’une étape nécessaire de la civilisation humaine.
Quelle civilisation ? Celle qui permet d’écraser sous les bombes en Irak, en Palestine, en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, au Liban et ailleurs les usines, les ponts, les voies ferrées, les hôpitaux, toutes les créations matérielles et culturelles accumulées par les hommes au cours des siècles ?
La loi du plus fort
C’est donc le règne du plus fort et non la prétendue défense des droits de l’homme qui guide le nouvel impérialisme. Les Américains et leurs alliés cherchent ouvertement à détruire ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. Par la même occasion ils s’efforcent d’accroître l’utilisation des armes de guerre, dont les stocks se sont démesurément gonflés depuis la fin de la « guerre froide ». Il s’agit donc de réduire ces stocks afin de stimuler les affaires (et les super-profits) des sociétés multinationales de l’armement, de l’aéronautique, des équipements électroniques. Un journal de grande autorité internationale n’a pas hésité, il y a quelques années, à comparer la guerre en ex-Yougoslavie à une foire-exposition destinée à présenter aux clients potentiels les produits les plus compétitifs de l’industrie militaire US. En même temps il s’agit d’expérimenter sur des cibles grandeur nature les nouvelles armes américaines de destruction massive : les bombes au graphite, les bombardiers géants B 2, les hélicoptères « Apache », les missiles sophistiqués de la dernière génération, etc. On est donc très loin des droits de l’homme et de la protection des minorités.
Pourquoi du reste ne pas avoir invoqué ces droits de l’homme pour protéger les Palestiniens, les Cambodgiens, les Rwandais, les Congolais et tant d’autres peuples victimes de génocides, tant d’hommes, de femmes et d’enfants jetés par millions sur les routes de la mort ou de l’exil ? S’agit-il une fois de plus de discriminations fondées sur la couleur de la peau, ou sur l’utilité stratégique du territoire, ou sur sa richesse en pétrole ou simplement sur le bon plaisir d’un groupe de décideurs américains ? Il n’y a rien en tout cas de plus odieux que d’instituer ainsi un « double collège » même dans le traitement des souffrances humaines.
De tels procédés rappellent étrangement les vieilles méthodes de l’impérialisme et de ses succédanés : le colonialisme et le racisme, qu’ont si bien connus les générations de la première moitié du dernier siècle. Au point que bien des observateurs n’hésitent plus aujourd’hui à rattacher directement la mondialisation à l’impérialisme. Certains d’entre eux vont même jusqu’à confondre purement et simplement l’une et l’autre1.
- la concentration du capital et la naissance des monopoles.
- L’apparition du capital financier (fusion du capital industriel et du capital bancaire)
- L’exportation croissante des capitaux, qui se substitue progressivement à l’exportation des marchandises.
- La formation d’Unions internationales de monopoles, qui se partagent économiquement le globe.
- L’achèvement du partage territorial du monde entre les grandes puissances capitalistes2. 2 )V. LENINE : L’impérialisme et la scission du socialisme ; L’économie mondiale et l’impérialisme (Œuvres complètes, tomes 22 et 23.)
De ces cinq caractéristiques seule la dernière a disparu avec la libération politique des peuples coloniaux. Les quatre autres ont évolué qualitativement et surtout quantitativement mais n’ont pas changé de nature. Les monopoles, le capital financier, les exportations de capitaux ont atteint des proportions gigantesques. Le partage économique du monde s’est approfondi, les entreprises multinationales et les groupes financiers géants se substituant aux Etats impérialistes pour gérer directement la planète à leur profit.
Quelques aspects nouveaux
D’un point de vue qualitatif, le Turc Korkut Boratav 1 distingue cependant trois nouveautés qu’il estime très importantes pour les pays ex-coloniaux :
- La première est l’émergence de superstructures institutionnelles du système capitaliste (OCDE, G 7, OMC, FMI,…). Certaines de ces institutions s’attachent à résoudre les conflits potentiels au sein de la sphère impérialiste. Les autres visent à contrôler le mode d’articulation entre cette sphère et sa périphérie (l’ex Tiers Monde).
b) La seconde nouveauté réside dans le retrait de l’Etat du champ de la politique socio-économique. Dans le Sud les économies nationales sont désétatisées, c’est à dire privées de leur colonne vertébrale pour être intégrées comme une masse informe et disloquée dans la nouvelle division internationale du travail.
Dans le Nord, le capitalisme « égalitaire », résultat des compromis sociaux réalisés au lendemain de la seconde guerre mondiale, prend fin. On revient ainsi à l’antagonisme classique capital-travail dans les conditions d’une concurrence exacerbée.
- La mobilité internationale du capital financier s’accroît d’une façon vertigineuse, alors que le travail tend à s’immobiliser à l’intérieur des frontières nationales. Ce qui renforce l’opposition entre les bourgeoisies locales « mondialisées » et le reste de la population, soumise à la précarité de l’emploi et à la compression des revenus.
Ces trois aspects relativement nouveaux, qui constituent d’une certaine manière un approfondissement des caractéristiques anciennes de l’impérialisme, rappellent les trois contradictions fondamentales mises en évidence par les analyses classiques :
- Entre le capital et le travail.
- Entre les puissances dominantes et les pays dépendants (ce qu’on appelle aujourd’hui l’opposition Nord – Sud).
- Entre les Etats impérialistes eux-mêmes.
S’il est vrai que ces contradictions sont devenues moins spectaculaires, du fait notamment de l’affaiblissement du mouvement ouvrier dans le Nord et des mouvements de libération dans le Sud,, elles n’en continuent pas moins à exister et peuvent en cas de crise mondiale grave (géopolitique, financière, écologique ou autre) revêtir un caractère particulièrement aigu.
D’ores et déjà on constate que la domination du G 7 sur le monde n’empêche nullement les rivalités, les guerres commerciales et les luttes d’influence de se poursuivre, pour la conquête ou la reconquête des « chasses gardées » de l’une ou de l’autre puissance : les Etats-Unis pour pénétrer en Afrique et s’installer durablement au Moyen-Orient, les Européens pour s’introduire en Amérique latine et pour disputer au Japon et aux Etats-Unis de nouvelles positions en Asie. La disparition de l’URSS ayant rendu la protection américaine moins vitale pour les « sous – impérialismes » européens et japonais on peut prévoir la montée de forces centrifuges notamment au sein de l’Alliance atlantique, et des luttes inévitables pour un nouveau partage économique du monde, ou tout au moins pour la défense des intérêts des sociétés transnationales liées aux uns ou aux autres.
Peser sur cette évolution ne peut évidemment être le fait d’un groupe d’individus, ni même d’un pays pris isolément, mais celui de groupes d’Etats, rassemblés sur la base d’intérêts communs, ou d’aires géographiques, ou encore d’affinités historiques particulières. Les pays africains par exemple recèlent d’immenses ressources naturelles ; les pays arabes disposent des deux tiers des réserves pétrolières de la planète, ainsi que de quantités énormes de capitaux, la plupart des pays asiatiques ont accumulé des compétences considérables en matière de technologies nouvelles (High Tech).
Certes la plupart de ces pays sont encore profondément divisés : les structures semi-féodales, les pouvoirs monarchiques, les contradictions d’intérêts, les manipulations occultes des firmes transnationales empêchent pour l’instant toute entente véritable. Mais l’hégémonisme américain, devenant de plus en plus exigeant et menaçant désormais l’existence même de ces régimes et de leurs peuples, on peut envisager sous la pression des opinions publiques des prises de conscience et peut-être certaines actions de résistance ou du moins l’utilisation plus efficace de certains atouts géostratégiques actuellement inemployés.
De même, des pays comme la France, l’Allemagne ou la Russie, bien que réduites à l’état de puissances secondaires, ne pourront accepter longtemps de ne recueillir que les miettes de la Mondialisation, et s’efforceront de relancer leurs économies et d’accroître leurs budgets d’armements, peut-être même de mettre au point une politique de défense commune, moins dépendante des Etats-Unis.
De grands journaux européens admettent aujourd’hui que « le risque d’une guerre commerciale transatlantique est réel » (le « Monde » du 12.04.05). Il est vrai que, deux mois plus tôt, le secrétaire d’Etat américain Zoellick menaçait ouvertement l’U.E, en cas d’indiscipline « d’un sérieux recul dans les relations transatlantiques » et de conséquences négatives pour les industries militaires européennes aux USA. Comme on le voit ce n’est pas exactement ce qu’on appelle d’habitude « l’amitié et la compréhension mutuelles ».
Pour la plupart des pays de l’ex-Tiers Monde – ceux du moins qui refusent de disparaître en tant qu’Etats nationaux – il n’y aura bientôt plus d’autre alternative que l’effort, le courage et les sacrifices. Il ne s’agit pas de « se soumettre ou se démettre » mais surtout d’organiser la résistance, de rendre confiance aux peuples, de réhabiliter les idéaux d’indépendance et de justice sociale.
Comment en effet résister aux pressions grandissantes de l’impérialisme sinon en mobilisant la population et en gagnant sa confiance par des réformes démocratiques profondes, libérant les citoyens, assurant le respect des droits de l’homme et la croissance de l’économie.
Ce qui nous ramène aux exigences d’un développement de type nouveau, dont les contours ne pourront se dessiner concrètement que par les efforts de recherche et d’innovation des intellectuels et des cadres nationaux, auxquels il faudrait accorder la plus grande attention. Aussi bien ceux qui ont été contraints de fuir leur pays – et qu’il faut s’efforcer de faire revenir – que ceux qui ont été arbitrairement chassés de leurs postes, et parfois même injustement emprisonnés, sans doute sous la pression des adversaires de tout progrès national, c’est à dire les défenseurs du Mondialisme.
Il convient de remarquer ici que le débat « Mondialisme ou impérialisme » n’est pas un problème de terminologie ou une querelle d’école. Selon qu’on adopte l’un ou l’autre concept on se soumet avec résignation à la fatalité de l’injustice mondiale (et nationale), ou on décide au contraire de la combattre. La mondialisation étant devenue la référence universelle des partisans du libéralisme, mais aussi d’un certain nombre d’intellectuels de gauche et même de certains marxistes, il convient de la démystifier. « L’impérialisme est plus vivace que jamais, écrit un universitaire tiers-mondiste, mais la résistance contre lui et les espoirs de changer le monde au profit des opprimés n’existent plus ».
Alors, faut-il abdiquer et accepter l’inacceptable ? Faut-il mettre fin à l’espoir et désarmer ainsi les opprimés ? Comme le note l’intellectuel indien Patnaik « un affaiblissement de l’opposition révolutionnaire à l’impérialisme engendrerait des mouvements racistes, fondamentalistes et xénophobes dans le Tiers-monde ».
Cela signifie en d’autres termes que si les forces de progrès ne parviennent pas à ouvrir des perspectives de changements démocratiques aux victimes de la mondialisation, ces dernières, désespérées et excédées se tourneraient inévitablement vers l’extrémisme religieux, la violence intégriste et le sécessionnisme. Ce qui ne ferait qu’aggraver la situation et pousser le monde vers le chaos.
Un nouvel ennemi pour le grand capital américain
L’effondrement du camp socialiste a évidemment réjoui les Etats-Unis d’Amérique. Mais il les a en même temps inquiétés. Car ils perdaient du même coup les alibis que la « guerre froide » leur permettait d’invoquer pour justifier les gigantesques dépenses d’armement et d’équipements militaires consenties aux multinationales de l’industrie lourde, de l’aviation, de la construction navale, de l’électronique, etc.
Menacé par la Paix le grand capital américain ne pouvait accepter de réduire ses productions, au risque de perdre sa puissance et de susciter aux Etats-Unis une crise sociale très grave. L’URSS disloquée, il lui fallait trouver un « nouvel ennemi » pour continuer à faire fonctionner ses usines et étendre son hégémonie sur la planète entière.
Dès 1991 il se lançait dans une première guerre contre l’Irak en mobilisant des forces terrestres, aériennes et navales exceptionnelles. Ce qui lui permettait d’expérimenter par la même occasion des armes sophistiquées de nouvelles générations. Puis ce furent des attaques directes contre la Somalie, des interventions au Kosovo, en Bosnie, en ex-Yougoslavie. Tout cela, ne suffisant pas les cercles dirigeants américains, animés par des idéologues néo-fascistes, pensèrent à utiliser le « terrorisme international ». Ils avaient déjà envoyé des centaines d’agents en Afghanistan, au Pakistan et ailleurs, pour « combattre l’influence soviétique ». Il leur était facile de mobiliser à nouveau tous ces agents, les Ben Laden et consorts, pour les encourager à organiser des attentats spectaculaires, destinés à terroriser les populations américaines et à les dresser contre les musulmans et contre l’Islam, à défaut du communisme.
Ce furent en 2001, les attaques contre les tours du World Trade Center. Le lendemain même du 11 septembre le Washington Post, sous la signature de William S. Cohen appelle à « substituer l’idéologie de la guerre au terrorisme à celle de la guerre froide contre le communisme ».
« Nous avons, dit-il des intérêts globaux, économiques, politiques ou sécuritaires qui exigent que nous intervenions activement en dehors de nos frontières ».
Ainsi avant même d’organiser les secours, de lancer des enquêtes pour comprendre ce qui s’est réellement passé, les idéologues américains appellent à la « guerre globale » contre des adversaires qu’ils sont seuls à désigner.
Le nouveau concept (« global war on terrorism ») a été précisé par la suite par P. Hoekstra, responsable des renseignements US dans une formule lapidaire : « les Etats-Unis sont en guerre partout dans le monde » (21.09.2006)
Personne n’a encore jusqu’à présent expliqué les tenants et aboutissants du 11 septembre, mais on a très vite utilisé les répercussions de cet attentat pour entamer une immense campagne internationale de « lutte contre le terrorisme », permettant aux Etats-Unis de s’ériger en leader mondial de ce combat… et aux sociétés américaines d’armement de multiplier leurs productions et leurs super-profits. Très vite en effet on annonçait les commandes suivantes :
- Lockheed Martin : 200 milliards de $ pour la fabrication d’avions F18 super Hornet, de F22 Raptor et surtout de F35.
- Boeing : 30 milliards de $ pour la construction d’une centaine d’avions ravitailleurs en vol.
- Northrop Grumman : 60 milliards de $ pour la construction de 50 destroyers ultra-modernes puissamment armés.
D’importants contrats sont également accordés à d’autres géants industriels : Général Dynamics, Anteon, Lawman, Général Atomics, United Défence etc… pour la construction d’avions-radar Awacs, d’hélicoptères Apache et Comanche, de bombes à guidage laser, d’avions de transport C 17, de systèmes de défense anti-missiles, de satellites-espions, d’engins télécommandés Predator, de 500 drones (avions sans pilotes de chasse et d’observation) etc…
En tout plus de 400 milliards de $ en 2003, 500 milliards en 2004, près de 600 en 2005. A qui fera-t-on croire que cet immense arsenal de destruction est destiné seulement à pourchasser quelques groupes de terroristes réfugiés dans les montagnes d’Afghanistan ? Les crédits militaires actuels des USA sont largement supérieurs à ceux de l’époque de la guerre froide en dollars constants, alors qu’on se préparait à la « guerre des étoiles » et qu’on accumulait les fusées intercontinentales et les bombes.
En réalité les dirigeants américains ont avoué à plusieurs reprises qu’il s’agit surtout d’étaler leur force, d’assurer leur domination planétaire et de donner une légitimité à la guerre, y compris à des agressions préventives contre d’autres Etats. Nous ne pouvons pas attendre que les menaces se réalisent, disent-ils. Donald Rumsfield, Ministre de la guerre, a déclaré à l’université de la défense nationale de Washington en 2002 : « les Etats-Unis se donnent les moyens militaires de renverser n’importe quel régime et d’occuper sa capitale si leurs intérêts le commandent ». N’est ce pas là une définition cynique de l’impérialisme ? Tout est permis aux USA si « leurs intérêts » l’exigent.
On comprend mieux ainsi les raisons de la guerre contre l’Afghanistan en 2002 et la seconde guerre contre l’Irak en 2003, avec leurs centaines de milliers de morts. Il y a dans ces agressions prétendument dirigées « contre le terrorisme » un terrible danger pour la paix mondiale et la souveraineté des nations. Enivrés par leur puissance économique et militaire les Etats-Unis prétendent diriger le monde entier et lui imposer leur idéologie.
Ils utilisent à cette fin des gouvernants fantoches – le plus souvent agents de la CIA recyclés – comme Hamid Karzaï en Afghanistan et Nour El-Maliki en Irak. Ils bombardent des populations civiles, faisant des centaines de morts innocents, et exprimant simplement des « regrets » quand l’opinion internationale s’émeut timidement de leurs excès. Au demeurant une puissance super-impérialiste n’a même pas besoin de présenter des excuses.
En janvier 2007 ils sont allés jusqu’à violer ouvertement la souveraineté de la Somalie, en intervenant et en bombardant des régions prétendument aux mains des terroristes. Auparavant ils avaient encouragé l’armée éthiopienne à pénétrer dans ce pays, un des plus pauvres du monde, pour réinstaller au pouvoir un autre de leurs « amis ».
Sous prétexte de combattre la pauvreté et le terrorisme – qui sont d’ailleurs intimement liés – ils aggravent la misère et le dénuement de populations entières. Après avoir détruit les principales infrastructures de l’Irak et dépensé entre 2003 et 2006 plus de 500 milliards de dollars pour la guerre, voilà que M. Georges Bush propose en janvier 2007, de consacrer… 1 milliard de dollars à la reconstruction du pays !
Même chose pour leur protégé, l’Etat d’Israël qui, sous prétexte de rechercher un soldat disparu, attaque un pays souverain comme le Liban, bombarde ses populations, ses routes, ses infrastructures, occupe une grande partie de son territoire. Procédés typiques de l’impérialisme, qui font fi des lois internationales et ignorent les droits des peuples. Le plus dramatique réside dans l’attitude complaisante ou la timidité complice de la « communauté internationale », c’est-à-dire en réalité des grands pays d’Europe et du Japon, qui refusent de voir les dangers manifestes d’une évolution américaine vers des idéologies agressives et fascistes.
Déjà durant les années 1930 en Allemagne, après l’incendie du Reichstag, quand le dirigeant communiste Dimitrov dénonçait à son procès la montée du fascisme en le présentant comme « la dictature la plus féroce du grand capital financier », bien des leaders politiques et des intellectuels rejetaient ses avertissements en affirmant que l’Allemagne, berceau du mouvement ouvrier et des idées socialistes modernes, ne pouvait succomber à la peste noire du nazisme.
Les Etats-Unis d’Amérique sont évidemment le pays des Lincoln, des Roosevelt et des Kennedy, mais ils sont aussi – ne l’oublions pas – le pays du Ku Klux Klan, du lynchage des noirs, de l’extermination des Amérindiens. C’est le pays du sénateur Mac Carthy et de la chasse aux sorcières. C’est enfin et surtout le pays qui a osé expérimenter les deux premières bombes atomiques mondiales sur les populations civiles japonaises de Hiroshima et de Nagasaki. Comment ne pas redouter aujourd’hui, sous la pression des grands lobbies capitalistes, des dérives peut-être plus sanglantes encore ?
Quand le secrétaire d’Etat D. Rumsfield, parlant des massacres d’Afghanistan, déclare sans broncher « je regrette seulement de ne pas en avoir tué davantage », ou quand C. Rice, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères déclare publiquement « Saddam Hussein nous gêne », on comprend très bien qu’ils ne défendent ni les droits de l’homme, ni les idéaux de paix et de justice, mais les intérêts des grandes compagnies pétrolières et du complexe militaro-industriel dont ils sont les représentants, avec M. Bush lui-même, à la direction des Etats-Unis.
Une stratégie pour le contrôle de l’énergie mondiale
La puissante machine économique américaine dévore littéralement les matières premières et l’énergie. Longtemps les Etats-Unis ont été les premiers producteurs mondiaux de pétrole. Ils arrivaient à faire largement face à leurs besoins. Mais depuis une vingtaine d’années, la situation a changé : les réserves américaines d’hydrocarbures s’épuisent, leur production baisse alors que l’économie, en pleine croissance, affiche une demande grandissante. A l’heure actuelle les Etats-Unis ne produisent plus que le tiers de leurs besoins en pétrole, et sont obligés d’acheter les deux autres tiers à l’étranger1. D’où une situation de dépendance menaçante pour leurs équilibres intérieurs et un déficit commercial impressionnant, qui a dépassé en 2004 les 400 milliards de dollars.
Longtemps ils ont réussi à combler ce déficit grâce aux livraisons de pétrole saoudien à bon marché et aux placements des capitaux arabes dans les banques américaines : prés de 1200 milliards de dollars accumulés jusqu’ici. Mais la montée des tensions au Moyen-Orient durant les dernières années, et notamment les attaques contre leurs intérêts et même contre leur territoire d’un terrorisme qu’ils ont longtemps soutenu et financé, leur a fait prendre conscience de leur vulnérabilité. La garantie de leurs approvisionnements en pétrole devient aujourd’hui pour les Américains un impératif stratégique, une nécessité absolument vitale.
Dés le mois de janvier 2001, c’est-à-dire bien avant les attentats du 11 septembre, le vice-président Dick Cheney, ancien dirigeant de multinationales pétrolières, mettait en place à Washington un « groupe de développement de la politique énergétique nationale » (NEPD). Ce groupe, dont la composition et les travaux relèvent du secret militaire, élabore les grandes lignes de la stratégie énergétique, et donc politique, des Etats-Unis, ainsi que les projets d’intervention militaires, économiques ou financiers destinés à « défendre les intérêts américains », c’est à dire à contrôler les sources de pétrole, au besoin en attaquant les autres pays ou en utilisant contre eux les procédés les plus contestables.
Il faut préciser ici que le staff dirigeant actuel des Etats-Unis est composé essentiellement de représentants du lobby pétrolier et d’anciens dirigeants de la CIA directement liés à d’importants hommes d’affaires arabes.
– George W. Bush, le président actuel, dirigeait la Harken Energy Corporation (HEC) une société pétrolière qui a obtenu d’importantes concessions à Bahreïn grâce à l’appui de Bush père, ancien directeur de la CIA et ex-président des USA. Parmi les actionnaires les plus importants de Harken on comptait les saoudiens Khaled Ben Mahfouz et Salem Ben Laden (frère aîné d’Oussama).
– Dick Cheney, vice-président des USA, dirigeait la multinationale Halliburton, premier fournisseur mondial d’équipements pétroliers, devant Schlumberger. M. Cheney est connu pour son soutien à Ariel Sharon et à l’état d’Israël ainsi que pour ses appels enragés à la guerre contre l’Irak.
– Condoleeza Rice, conseillère nationale à la Sécurité, devenue secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, l’une des plus excitées contre l’Irak, dirigeait la multinationale pétrolière Chevron, qui a fusionné avec Texaco en octobre 2001 pour devenir l’un des premiers groupes mondiaux en matière d’hydrocarbures.
– Gale Norton, secrétaire d’Etat à l’intérieur, administrait le grand groupe pétrolier BP-Amoco, le plus important du monde après Exxon – Mobil. Elle participait également au contrôle de la compagnie saoudienne Delta – Oïl, encore une grande firme pétrolière où s’agitent et collaborent étroitement les émirs arabes et les hommes d’affaires américains, accumulant ainsi les uns et les autres des profits fabuleux et contribuant par la même occasion, à garantir la main-mise américaine sur les principales sources mondiales de pétrole.
– Donald Rumsfield, ministre de la guerre, a siégé avant d’entrer au gouvernement, dans les conseils d’administration de grandes sociétés comme Alstate, Kellog’s et d’autres. Sa férocité s’est exprimée notamment lors de la guerre d’Afghanistan où, après le massacre de milliers de combattants afghans il déclara à la presse « je regrette seulement de ne pas en avoir tué davantage ».
Aux côtés de ces responsables connus, émanant directement du grand capital américain, se tiennent les idéologues : Paul Wolfowitz[9] et Richard Perle, théoriciens de l’hégémonie mondiale des Etats-Unis, l’un et l’autre fortement liés au lobby sioniste américain. Ce qui ne les empêche d’ailleurs pas de patauger dans les affaires les plus douteuses. R. Perle, patron de la société Hollinger Digital Inc et directeur du journal ’’Jérusalem Post’’ a même été obligé de démissionner du Pentagone, en avril 2003, suite à la révélation par le « New-York Times » de ses trafics sur les contrats de reconstruction de l’Irak.
Des plans de guerre
Ce qui est remarquable ici c’est l’interpénétration, et en définitive la fusion, entre les hommes politiques, les grands commis de l’Etat, les responsables des sociétés transnationales et les dirigeants des services de sécurité américains, notamment la CIA. En fait les dirigeants actuels des Etats-Unis sont eux-mêmes les gestionnaires ou les représentants directs des grandes firmes transnationales du pétrole ou des industries d’armement. Quand ils parlent des « intérêts américains » il s’agit bien entendu des intérêts financiers, économiques ou géostratégiques des firmes qu’ils représentent. C’est là en tout cas un exemple typique de ce capital financier américain qui vise à la domination impérialiste du monde
Ainsi le comité de M. Dick Cheney chargé de la politique énergétique nationale (NEPD) élabore en réalité pour le compte de grandes sociétés américaines les plans de contrôle de l’énergie mondiale par les Etats-Unis. A la lumière de l’actualité la plus récente les orientations générales de cette politique sont devenues plus claires :
1) Il s’agit d’abord de s’ouvrir un accès direct aux immenses gisements d’hydrocarbures de la mer Caspienne, encore peu exploités et qui se révèlent pourtant parmi les plus importants du monde. Les deux meilleures voies d’accès à ces richesses fabuleuses passent nécessairement soit par l’Iran, soit par l’Afghanistan. L’Iran n’acceptant pas pour l’instant d’arrangement avec les Etats-Unis, il fallait donc contrôler l’Afghanistan. C’est ce qui a été fait. D’abord par l’assassinat du chef de la résistance afghane Chah Massoud. Puis par la guerre pour l’installation d’un nouveau gouvernement, favorable aux intérêts américains. Dés son installation ce nouveau gouvernement, présidé par Hamid Karzaï, a d’ailleurs signé un accord avec le général Musharraf, du Pakistan, pour la construction du grand « pipe-line de l’océan indien » qui doit transporter le pétrole de la mer Caspienne à travers l’Afghanistan et le Pakistan. Ce qui permettrait de réduire la dépendance américaine à l’égard du pétrole de l’Arabie saoudite, pays devenu peu fiable aux yeux des USA.
2) Il s’agit ensuite de faire main-basse sur les immenses réserves pétrolières de l’Irak, qui représentent un potentiel de production d’au moins 6 millions de barils-jour à des coûts très bas (moins de 3 $ le baril) ce qui représente une source de bénéfices fabuleux. Comme les anciens dirigeants irakiens refusaient de se laisser déposséder, il fallait s’attendre à une nouvelle guerre pour les punir et les remplacer par des dirigeants plus dociles et plus respectueux de l’hégémonie américaine. Le tout, bien entendu, sous le paravent de la défense de la liberté, ou de la démocratie, ou de la lutte anti-terroriste ou de tout autre motif fallacieux, comme la recherche des armes de destruction massive prétendument accumulées par l’Irak. La privatisation du pétrole irakien, jointe à la soumission des dirigeants arabes, permettra aux Etats-Unis de réguler à leur guise les niveaux de production et par conséquent les super-profits de leurs sociétés pétrolières.
3) Il s’agit enfin de multiplier les investissements directs ou les prises de participation des grandes firmes américaines dans les pays émergents disposant de potentialités pétrolières ou gazières importantes en dehors du Moyen-Orient (Indonésie en Asie, Mexique et Venezuela en Amérique latine, Nigeria, Angola et Algérie en Afrique). L’essentiel des IDE réalisés durant les trois dernières années en Algérie sont d’origine anglo-saxonne et concernent les hydrocarbures : British Petroleum, Texaco, Halliburton, Anadarko, Amoco, Schlumberger sont déjà installés dans le sud algérien et rêvent de conquérir de nouveaux espaces.
Toutes ces sociétés s’appuient bien entendu sur des capitaux mondialisés, parmi lesquels on compte d’importants apports arabes, notamment Saoudiens. Ainsi le milliardaire Khaled Benmahfouz, actionnaire de la société de G. Bush, contrôle en même temps le Carlyle group, important conglomérat qui gère en particulier le « Saoudi Ben Laden Group » (SBG) la société de la famille Ben Laden, enrichie notamment par la construction des bases militaires américaines en Arabie saoudite et au Koweït, après la première guerre du Golfe.
Président du groupe : Frank Carlucci, ancien directeur de la CIA et ancien secrétaire d’Etat américain à la défense.
Conseiller : James Baker, ancien secrétaire d’Etat.
Autres dirigeants : Samy Moubarak Baarma et Talât Othman, amis personnels du président Bush1.
Mais toutes ces alliances politico –financières ne suffisent plus à rassurer les cercles dirigeants américains actuels qui en arrivent à des discours délirants. Ainsi le « Sunday Telegraph » britannique a publié récemment un document du groupe Dick Cheney préconisant « une occupation militaire permanente du golfe et de sa région » pour « imposer un ordre international conforme aux intérêts américains ».
Selon le « Washington Post » du 06 août 2002, le spécialiste Laurent Muraviec, de la Rand Corporation, a présenté devant le Conseil de la défense US un rapport dénonçant l’Arabie saoudite et demandant la saisie de ses champs pétroliers et de ses avoirs aux Etats-Unis.
Le journal The Economist du 09 août 2002 signale qu’un rapport circule à Washington envisageant d’organiser la sécession des provinces saoudiennes du Nord-Est (qui renferment les plus importants puits de pétrole du pays), c’est à dire un démantèlement de l’Arabie saoudite et un découpage de son territoire. Cette tendance à la destruction des nations – pour faciliter l’exploitation de leurs ressources – est devenue un élément essentiel de la politique impérialiste américaine actuelle. On le vérifie encore plus concrètement aujourd’hui avec les excitations à la guerre civile au Liban, en Palestine, en Irak, en Afghanistan. « Diviser pour régner », c’est la vieille devise coloniale, qui constitue le fondement de la politique du « Grand Moyen-Orient » préconisée par M. Bush. Il s’agit de dresser les chrétiens contre les musulmans, les sunnites contre les chiites, les partisans du Fatah contre ceux du Hamas, et ainsi de suite jusqu’à l’éclatement de toute la région.
La décision américaine d’attaquer l’Irak en 2003, même sans l’accord de l’ONU, prend ainsi tout son sens. Il ne s’agit plus ni de lutte contre le terrorisme, ni de défense des droits de l’homme, ni d’armes de destruction massive (ADM) mais d’une vaste entreprise de guerre et de reconquête coloniale pour assurer la pérennité de l’approvisionnement pétrolier des USA, et le contrôle stratégique du Moyen-Orient.
L’hégémonie américaine, pour s’imposer au monde, a besoin d’une puissance militaire considérable. Le lobby pétrolier n’est pas seul à la tête des Etats-Unis : il a besoin de l’alliance du complexe militaro-industriel et des grandes firmes d’armement, qui exigent leur part du gâteau.
Au total plus de 400 milliards de $ sont consacrés en 2004 par les Etats-Unis à leur budget militaire, c’est à dire beaucoup plus qu’aux plus fortes périodes de la guerre froide, quand il fallait renforcer l’arsenal atomique américain et préparer la « guerre des étoiles ». Contre qui veut-on utiliser aujourd’hui ces arsenaux gigantesques ? Dans quelle nouvelle guerre veut-on utiliser les stocks d’armement actuels, pour permettre au grand capital américain d’en produire de nouveaux et d’accumuler ainsi de nouveaux super-profits ?
A titre de comparaison, signalons que les budgets militaires des autres grands pays s’élèvent à :
44 milliards $ pour la Russie
40 milliards $ pour le Japon
32 milliards $ pour la Grande Bretagne
30 milliards $ pour la France
25 milliards $ pour l’Allemagne
17 milliards $ pour la Chine
Comme on le voit ces grands pays à eux six n’atteignent pas la moitié des dépenses américaines d’armement. Donald Rumsfield l’a expliqué en février 2002 à l’Université de la Défense nationale de Washington : « les Etats-Unis se donnent les moyens militaires de renverser un régime et d’occuper sa capitale si nos intérêts le commandent ». Bien avant l’agression contre l’Irak la doctrine de la guerre préventive était ainsi définie officiellement.
Aujourd’hui l’armée américaine dispose de 725 bases militaires réparties dans tous les continents et occupées par plus de 400 000 soldats. La guerre contre l’Irak a ajouté à ces effectifs plusieurs centaines de milliers de nouveaux militaires. L’occupation territoriale se conjugue ici à l’accaparement des richesses pétrolières et au contrôle des activités économiques. Les armements produits par les sociétés américaines détruisent le pays. Puis d’autres sociétés américaines viennent « reconstruire » moyennant des contrats juteux qui se montent à des milliards de dollars. Les citoyens américains et irakiens paient à leur corps défendant ce gaspillage monstrueux, qui multiplie les cadavres en même temps que les chiffres d’affaires des sociétés. C’est cela aussi le nouveau visage de l’impérialisme.
Les gendarmes du monde
Pour protéger les intérêts de leurs sociétés transnationales (United Fruit, Standard oil, Anaconda, ITT, etc..), installées comme des têtes de pont dans la plupart des pays d’Amérique latine, les Etats-Unis se sont longtemps contentés de manipuler leurs alliés locaux. Mais la montée des mouvements de libération nationale, en fragilisant les dictatures pro-américaines dans la région, a fini par les contraindre à apporter un soutien direct, militaire et financier, à leurs amis menacés, comme ce fut le cas en 1954 au Guatemala, pour renverser le gouvernement nationaliste de Jacobo Arbenz, en 1961 à Cuba, pour le débarquement de la Baie des cochons, en 1965en République Dominicaine, en 1973 au Chili, pour renverser le gouvernement socialiste du président Allende, en 1980 au Nicaragua pour soutenir les « contras » contre les révolutionnaires sandinistes, etc.…
A partir de cette date l’affaiblissement du « camp socialiste » et les difficultés grandissantes du Tiers-monde ont encouragé les Etats-Unis à révéler plus clairement leur nature impérialiste en intervenant directement, eux-mêmes, contre les peuples rebelles à la domination étrangère, non plus seulement dans leur « zone d’influence » traditionnelle (l’Amérique latine) mais aussi au Moyen-Orient, en Afrique et même en Europe dans la région des Balkans (ex-Yougoslavie)
1983 : Débarquement militaire américain dans l’île de la Grenade, pour renverser le gouvernement démocratique légal et installer à sa place des amis des USA.
1986 : Bombardement de la Libye par les forces armées américaines.
1989 : Intervention militaire directe des Etats-Unis au Panama, pour renverser et emprisonner le président Noriega.
1991 : Guerre du Golfe : débarquement massif de l’armée américaine pour attaquer l’Irak.
1992 : Embargo décrété contre la Libye.
1998 : Nouvelle agression et bombardements d’objectifs irakiens.
1999 : Attaques militaires et bombardements de la Serbie.
2001 : Intervention militaire en Afghanistan.
2003 : Nouvelle guerre contre l’Irak.
Toutes ces interventions de la super-puissance américaine contre de petits peuples, pauvres et faiblement armés, ont fait des milliers de victimes, auxquelles se sont ajoutés des milliers d’enfants et de vieillards, affamés par le blocus et l’embargo imposés par les Etats-Unis à l’Irak, à Cuba, à la Libye. Au nom de la démocratie, bien sûr, de la liberté, des droits de l’homme. Prétextes fallacieux. Exactement comme ceux qu’on utilisait, hier, pour justifier la colonisation par la prétendue « mission civilisatrice » des puissances européennes.
D’autres fois les Etats-Unis et leurs alliés invoquent pour justifier leurs agressions les nécessités de la lutte contre le terrorisme. Alors que le plus souvent ce sont leurs propres services qui ont encouragé et financé le fondamentalisme islamiste, matrice idéologique du terrorisme, soit pour affaiblir le mouvement de libération arabe (comme l’a fait l’Angleterre notamment en Egypte et au Yémen) soit pour s’opposer aux gouvernements socialistes ou nationalistes (comme l’ont fait les Etats-Unis en Afghanistan, au Pakistan et ailleurs).
Les sentiments anti-terroristes des responsables américains se limitent d’ailleurs à la stricte défense de leurs intérêts. En Algérie par exemple, tant qu’ils ont estimé l’ex-FIS capable de prendre le pouvoir, ils l’ont dorloté, protégé, soutenu. Ils ont accueilli ses dirigeants comme Anouar Haddam, en dépit de leur glorification des actes terroristes les plus ignobles. Le secrétaire d’Etat Pelletreau, partisan déclaré de la « réconciliation », a préconisé ouvertement la reprise du dialogue et fait pression à cet effet sur les responsables algériens.
Il a fallu au cours des dernières années des milliers de citoyens égorgés, d’innocents mutilés, d’enfants décapités, de jeunes filles violées et torturées, il a fallu surtout la résistance déterminée des Algériens eux-mêmes et les coups répétés portés au terrorisme pour que les Etats-Unis cessent enfin leur soutien officiel aux organisations islamistes et renoncent à faire prévaloir la « stabilité politique de la région » et la sécurité de leurs approvisionnements pétroliers sur les intérêts de tout un peuple.
Ce qui n’empêche d’ailleurs nullement leurs représentants, et notamment leur ancien ambassadeur à Alger, M. Neumann de s’immiscer ouvertement, avec un paternalisme révoltant, dans les affaires intérieures de l’Algérie.
Passe encore que ce diplomate demande la promotion de l’économie de marché, le soutien prioritaire du secteur privé et l’intégration rapide de l’économie algérienne au marché mondial. Il ne fait ainsi que son travail de courtier du capitalisme américain. Mais qu’il recommande la présence en Algérie d’observateurs étrangers, qu’il demande la liste des personnes disparues, la punition des agents de l’ordre coupables de « dépassements », alors qu’il ne dit pas un mot sur les crimes du terrorisme, cela éclaire bien la politique pleine d’indulgence des Etats-Unis à l’égard de l’intégrisme islamiste, qu’ils souhaitent voir participer plus largement à la gestion du pays aux côtés des conservateurs de l’ancien parti unique. C’est du reste ce qu’ils ont fini par obtenir !
Quand l’ambassadeur annonce que « les USA veulent en Algérie des élections libres et un dialogue ouvert » cela ne veut pas dire autre chose que la « réconciliation nationale ». Dans un style à peine plus souple que le fameux « il faut… » de l’ancien président français F. Mitterrand, et dans une forme qui rappelle étrangement les rapports des Américains avec les ex-républiques bananières du sud de leur continent.
Il est vrai que depuis quelques années, et notamment depuis les attentats du 11 septembre 2001, le comportement des Etats-Unis a légèrement changé, au moins dans la forme. Il s’agit là d’une adaptation aux exigences nouvelles de leur stratégie de défense des intérêts pétroliers et militaires américains.
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Bien que férocement concurrents sur les marchés internationaux, et adversaires dans la compétition économique et financière, les Etats-Unis et l’Europe occidentale n’en sont pas moins unis par de solides relations politico-militaires. Ces relations, concrétisées notamment par l’Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord (OTAN) avaient à l’origine une justification défensive. Il s’agissait de « protéger le monde occidental contre les menaces du communisme ».
Mais la chute du communisme et la dislocation du Tiers-monde n’ont rien changé à cette situation. Et l’OTAN, loin de disparaître, a au contraire consolidé sa vocation militaire et son rôle de « gendarme du monde ». Contre qui ? La plus grande puissance de la planète aurait-elle peur de petits pays comme la Libye, la Serbie, la Syrie ou l’Iran, qu’elle menace régulièrement de « frappes » et d’interventions de toutes sortes ?
En réalité l’Otan a été maintenue, avec ses succursales, le conseil de partenariat euro-atlantique (CPEA) et l’organisation pour la sécurité et la coopération européenne (OSCE) dans le but de pérenniser le partage économique du monde, par le moyen d’une couverture militaire adéquate, et la protection des intérêts géostratégiques occidentaux.
Les anciennes interventions directes de la France en Afrique, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis en Amérique latine et au Moyen-Orient bénéficient aujourd’hui d’un label multinational et s’abritent sous la bannière des « droits de l’homme, de l’économie de marché et du respect des minorités ».
L’hégémonisme américain, expression directe des intérêts économiques et financiers des grandes firmes multinationales, se manifeste et se manifestera de plus en plus à l’avenir partout où ces firmes ont des intérêts à défendre, des filiales ou des succursales à soutenir, des marchés à protéger.
L’apparition progressive de nouveaux concurrents, la réduction des marchés solvables, la baisse tendancielle des taux de profit, résultat inévitable d’une composition organique du capital de plus en plus forte, annoncent des confrontations très dures sur le plan international.
a) Les premiers concurrents que les Etats-Unis ont eu à combattre sont les pays en voie de développement, ceux du moins qui manifestent des volontés d’indépendance appuyées sur des options socialistes ou de capitalisme d’Etat.
Dés son arrivée au pouvoir au début des années 80, Ronald Reagan refuse d’accorder des crédits aux pays dont les gouvernements ne se désengageraient pas de l’activité économique. Les premiers programmes d’ajustement structurel, à peu près à la même époque, exigent ouvertement la réduction sensible – sinon la suppression totale – de l’intervention directe de l’Etat dans les secteurs de la production et du commerce.
En même temps il est demandé aux pays en voie de développement d’ouvrir largement leurs frontières aux produits étrangers et de supprimer toutes les mesures protectionnistes. Ce qui n’empêche nullement les pays industrialisés de maintenir quant à eux des barrières protectrices autour de leurs propres marchés de façon à y réduire l’accès des pays en développement notamment pour les produits agricoles.
b) Puis les Etats-Unis se sont tournés vers les pays dits « émergents » ou « nouvellement industrialisés » de la zone Asie-Pacifique, dont la montée en puissance commerciale devenait un danger (près du tiers des exportations mondiales en 2000). Bien qu’étant fortement « étatisés » et protectionnistes ces pays (Corée du Sud, Taiwan, Malaisie, Indonésie…) n’en ont pas moins largement bénéficié pour leur croissance de capitaux américains et japonais. Aujourd’hui le jeu s’arrête. On leur fait savoir qu’ils exportent trop, et qu’ils n’importent pas assez.
Comme par hasard une grave crise économique éclate. On charge le FMI de « prendre soin » de la Thaïlande, de l’Indonésie, des Philippines, pour les ramener à l’orthodoxie financière en leur appliquant ses remèdes habituels.
On en vient même à reprocher à la Corée du Sud d’avoir des citoyens trop économes, car leur taux d’épargne atteint 35 %, alors qu’il n’est que de 12 % seulement aux Etats-Unis. D’où le souhait de les voir modifier leurs traditions culturelles et de se montrer plus dépensiers en matière de consommation, notamment de produits américains. De même on voit les Etats-Unis s’inquiéter et même exprimer de vives critiques à l’égard de la croissance jugée excessive de certaines productions comme les matières plastiques en Chine ou l’industrie du tapis en Inde.
c) Mais les contradictions les plus fortes opposent surtout les tentatives d’hégémonie américaine aux intérêts des deux autres grands pôles économiques : le Japon et l’Europe.
Jusqu’ici ce sont les intérêts américains qui ont prévalu, du fait de la puissance militaire et financière des Etats-Unis. Sur le plan politique la France et ses alliés européens, malgré de vives réserves, ont dû s’aligner sur les positions américaines en Irak, en Bosnie, au Kosovo, mais sur le plan économique les rivalités se font aiguës, au point que même l’Allemagne et la Grande-Bretagne, pourtant solidement liées à l’économie américaine, adoptent parfois des positions plus autonomes. La France se montre fortement protectionniste, n’hésitant pas à s’opposer aux Etats-Unis en matière de guerre contre l’Irak, de relations avec l’Iran, et même à déclencher contre eux des conflits commerciaux comme « la guerre de la banane » pour protéger la production de ses « territoires d’outre-mer ».
Il est absolument inévitable que les conflits de ce genre se multiplient, créant ainsi pour les pays en voie de développement, s’ils parviennent à unifier leurs efforts sur la base de leur communauté d’intérêts, la possibilité de peser davantage sur les grandes décisions qui concernent l’avenir du monde.
Comment les pauvres contribuent
à enrichir les riches
Le temps des canonnières et de l’occupation militaire des territoires d’autrui est théoriquement révolu (sauf quand « les intérêts des Etats-Unis » sont en jeu). Mais les anciens colonisateurs ont trouvé de nouveaux moyens, bien plus intéressants, de s’approprier sans danger la plus grande partie des ressources et du travail de leurs anciennes victimes.
Commençons par examiner à cet effet certains mécanismes financiers devenus à l’heure actuelle couramment utilisés.
1) Les usuriers des temps modernes
Pour rembourser sa dette extérieure, qui s’élevait à 17 milliards de dollars en 1985, l’Algérie a payé 61,1 milliards de dollars, soit 3 fois et demi plus, durant les huit années suivantes (1986-1993). Malgré cela le montant total de sa dette a continué à croître, dépassant les 26 milliards au début de 1994, année où il a bien fallu accepter le rééchelonnement.
Ce sont les mathématiques modernes du monde de la finance internationale : 17– 61 = 26. Plus vous payez plus votre dette augmente.
Cela s’explique bien entendu par le fait que les pays endettés, déjà appauvris et écrasés par la crise, mais aussi par la mauvaise gestion et les carences intérieures de leurs dirigeants, sont incapables de faire face à leurs échéances sans contracter de nouveaux emprunts, dont le montant augmente sans cesse par suite de la pratique de taux d’intérêts de plus en plus élevés.
Dans le cas de l’Algérie, sur les 61 milliards de dollars versés durant les huit années de référence 44 représentent le remboursement du principal de la dette (qui est réemprunté chaque année au fur et à mesure des versements) et 17 milliards environ les intérêts des emprunts.
Cette dernière somme est nécessairement prélevée sur les ressources propres du pays, sur sa substance économique. Faute de quoi, on serait obligé d’emprunter également pour payer les intérêts, ce qui accroîtrait d’autant l’encours de la dette. C’est un véritable cercle infernal auquel les pays sous-développés sont soumis sans possibilité de recours.
Elles sont loin, désormais, les vieilles méthodes de la domination coloniale classique, avec l’exploitation directe des ressources naturelles, la répression, l’occupation militaire. Il suffit aujourd’hui de faire jouer les mécanismes bien huilés du système financier mondial pour extorquer à moindre coût des super-profits beaucoup plus grands.
Des spécialistes ont calculé que les pays endettés du Tiers monde ont remboursé entre 1982 et 1998 plus de 4 fois ce qu’ils devaient et que malgré cela, leur dette extérieure a été quand même multipliée par quatre[10].
Durant la même période d’accroissement accéléré de la dette algérienne (1985-1993) les recettes annuelles des ventes d’hydrocarbures sont tombées de 13 milliards de dollars (moyenne des années 1980-1985) à 9 milliards environ (moyenne 1986-1992).
Quatre milliards de dollars en moins chaque année malgré tous les efforts pour améliorer et diversifier la production nationale, quatre milliards de dollars perdus pour l’Algérie mais gagnés par les pays consommateurs, qui sont en même temps les pays riches, créanciers des pays endettés.
Si l’on ajoute à ces chiffres les bénéfices réalisés par les pays fournisseurs sur leurs exportations vers l’Algérie (estimés au minimum à 4 milliards de dollars), les profits tirés des opérations de transport, de frêt, d’assurances, les surestaries, les primes de risque, les garanties bancaires, etc.… on n’est pas loin du chiffre de 10 milliards de dollars que l’Algérie est obligée de transférer bon an mal an à ses partenaires étrangers, dans le cadre de mécanismes commerciaux et financiers en apparence parfaitement légaux, puisque conformes aux sacro-saints principes de l’économie de marché.
En contre-partie de ces prélèvements considérables – qui se reproduisent à peu près de la même façon dans nombre de pays de l’ex-Tiers monde – quelle dérision que les quelques millions qu’on consent généreusement à rééchelonner à ces pays ou à leur reprêter chaque année pour permettre à la machine de fonctionner encore.
Comment s’en sortir dans ces conditions ?
Exporter davantage, comme le recommande le FMI ? Mais exporter quoi ? Les rares produits industriels fabriqués sur place sont encore trop peu compétitifs. Quant aux matières premières, on sait déjà, par expérience, que plus on en produit, plus les marchés extérieurs en sont saturés, et plus leurs prix baissent. C’est la véritable loi du marché, l’étau inexorable qui écrase les pays pauvres, obligés de produire et de vendre beaucoup plus pour obtenir, en définitive, beaucoup moins.
C’est le cas du pétrole, bien entendu, mais c’est aussi celui du cuivre, du phosphate, du sucre, du cacao, du coton et de la plupart des autres matières premières. C’est pourquoi on ne peut s’étonner d’apprendre que la dette extérieure des pays du Tiers monde, qui atteignait à peine 10 milliards de dollars en 1955 dans les premières années de la décolonisation, a dépassé aujourd’hui le total fantastique de 3.000 milliards de dollars. Ces pays sont contraints de payer chaque année à leurs créanciers rien que sous forme d’intérêts, plus de 150 milliards de dollars, c’est-à-dire beaucoup plus que le montant de toutes les « aides » publiques et privées qu’ils reçoivent de ces mêmes pays. Le solde net des transferts de capitaux est toujours à l’avantage des pays riches. On a ainsi calculé que pour les seules années 1984 à 1990 le solde net des transferts Sud-Nord a dépassé 178 milliards de dollars. Ce sont donc bien les pays pauvres qui continuent à soutenir et à fortifier l’économie des pays riches.
2) Une aide en peau de chagrin
Pendant ce temps, les autres pays endettés continuent à rembourser chaque année des sommes qui représentent souvent trois ou quatre fois le total de toutes leurs dépenses nationales d’éducation ou de santé.
Pour avoir subi la sauvagerie du nazisme, les juifs d’Israël ont reçu et continuent à recevoir aujourd’hui encore de leurs anciens bourreaux des dédommagements et des aides matérielles qui leur ont permis, avec l’appoint des dons américains et européens, d’édifier un Etat si fort qu’il se permet d’agresser ses voisins, d’occuper leurs territoires et de massacrer à son tour des Palestiniens innocents.
Pour avoir subi les destructions de la seconde guerre mondiale, les Etats d’Europe occidentale ont reçu avec le plan Marshall les centaines de milliards de dollars qui leur ont permis de panser leurs blessures et de reconstruire leurs économies. Pendant plusieurs années les Etats-Unis leur ont versé régulièrement l’équivalent de 3 % de leur produit intérieur brut, pour l’essentiel non remboursables. Mais l’Afrique soumise durant des siècles à la domination coloniale, victime de massacres sanglants, humiliée, écrasée, dépouillée de ses richesses, vidée de sa substance humaine (10 à 12 millions d’esclaves capturés et transférés pour des travaux forcés en Amérique sans compter les 100 millions de victimes de la traite des noirs entre le 17éme et le 19éme siècle), l’Afrique épuisée et bloquée pour toutes ces raisons dans son développement historique, maintenue par la force des armes à l’arrière-ban de l’humanité, l’Afrique n’a jamais bénéficié de dédommagements d’aucune sorte.
Durant les premières années de la décolonisation il avait été convenu par les organisations internationales chargées du développement que les pays riches consacreraient chaque année 1 % au moins de leurs revenus aux pays pauvres pour leur permettre de rattraper un peu plus vite leur immense retard économique et social.
Bien que relativement modeste cet objectif avait été salué à l’époque par de nombreux dirigeants du Tiers monde comme le premier pas d’une vaste solidarité internationale qui devait unir, par delà les différences de races, d’idéologies ou de religions, tous les habitants de la Terre.
Mais cet objectif n’a malheureusement jamais été atteint. Il fut donc convenu de le ramener à 0,7 %. Ce nouveau taux à son tour n’a jamais pu être atteint. Il fut alors décidé de laisser le niveau de l’aide à la libre appréciation de chaque pays. Ce qui réduisit encore davantage les fonds consacrés au développement, au point que ces derniers ne représentent plus guère aujourd’hui que 0,2 à 0,3 % du revenu des pays riches. Plus exactement 0,24 % pour l’année 2003. Une aumône.
L’égoïsme et l’incompréhension de certains Etats sont tels qu’ils préfèrent consacrer des milliards à leurs armements, à leur sécurité, à leurs intérêts de puissance, plutôt qu’une contribution somme toute très modeste à la protection de la planète et aux bonnes relations entre ceux qui l’habitent.
Certes les pays donateurs ont raison de mettre parfois en cause la mauvaise utilisation de leur argent, les détournements de fonds et la corruption de nombre de dirigeants africains. Mais les Idi Amine Dada, les Mobutu, les Bokassa et autres prédateurs du même genre ne sont au fond que leurs propres agents, installés au pouvoir avec leur appui. Un encouragement réel à la démocratie ferait vite émerger des dirigeants plus crédibles. De toutes façons les mécanismes de contrôle et les garanties bancaires sont aujourd’hui suffisamment développés pour garantir la transparence voulue aux opérations financières. Il suffit d’une véritable volonté politique.
L’exemple du Liban, allié de la France, ami des Etats-Unis est significatif. En dépit de ses « amitiés » il a été plusieurs fois agressé par Israël, subissant des dommages humains et matériels considérables. En 2006 : encore des centaines de morts et des milliards de dollars de dégâts, par suite d’une nouvelle invasion israélienne dans le sud-Liban et de bombardements sauvages dans tout le pays.
Pour le faire taire et éviter de trop lourdes condamnations d’Israël, Français et Américains lui promettent de l’aider à reconstruire son pays. Naïf (ou complice) le gouvernement libanais accepte et se présente à Paris en Janvier 2007 à la réunion d’une trentaine de pays « donateurs ». Victoire ! Les ministres libanais exultent. Ils pensent avoir obtenu 7 milliards de dollars d’aide. Quelle erreur !
- L’aide en question est constituée pour l’essentiel de prêts et non de dons. Elle va donc alourdir le poids de la Dette extérieure du pays qui est déjà de 41 milliards de dollars, et exigera de plus en plus de remboursements à l’avenir.
- Les sommes annoncées ne sont que des promesses. Rien ne prouve qu’elles seront réellement versées. Les « donateurs » ont déjà expliqué que « cela dépendra des évolutions politiques et de l’attitude des Libanais ».
En l’an 2000 déjà, on a promis quatre milliards de dollars au Liban, mais on ne lui en a versé que deux.
- Le service de la Dette extérieure du Liban pour 2007 est de 7 milliards et demi de dollars et pour 2008 de 8 milliards, ce qui représente déjà 2 fois plus que tous les dons promis.
Comment le Liban pourra-t-il à la fois rembourser sa Dette et reconstruire ses infrastructures détruites ? N’est-ce pas un marché de dupes, alors qu’il n’a même pas exigé de dédommagements à Israël, ni demandé une aide véritable à l‘ONU. Ainsi il se condamne à rester durant de très longues années à la merci de ses créanciers, et de leurs sociétés transnationales, qui exigeront du FMI et de la Banque Mondiale de leur faire restituer jusqu’au dernier dollar, augmenté bien sûr de l’ensemble de ses intérêts.
3) L’ajustement structurel
Un autre moyen de soumettre les pays sous-développés aux lois d’airain de l’économie mondialisée réside dans les programmes d’ajustement structurel imposés par le Fonds Monétaire International (FMI) en complément de toute opération de rééchelonnement de la dette extérieure.
Ces programmes, qui ont pour ambition déclarée de redresser l’économie et de relancer la croissance des pays endettés, visent en réalité à :
- Obliger ces pays à rembourser leurs créanciers.
- Bloquer le développement autonome des pays « ajustés » en affaiblissant les Etats et leurs structures économiques.
- Les intégrer définitivement au marché mondial.
Il faut en effet replacer la politique d’ajustement des économies dans son contexte réel. Pendant plus de vingt ans (1960-1980), les pays libérés de la colonisation ont enregistré des acquis considérables, au point que certains d’entre eux commençaient à représenter un danger pour les puissances dominantes, à la fois par leur volonté d’indépendance et par leurs réalisations économiques.
Effrayés notamment par la montée du Tiers monde et ses exigences de nouvel ordre mondial, et redoutant sa jonction prévisible avec les forces socialistes internationales, les Etats-Unis et leurs alliés européens décidèrent de le briser et de le soumettre à nouveau à leur loi. Reagan et son successeur George Bush, Mme Thatcher et d’autres représentants des firmes multinationales inaugurèrent avec l’ultralibéralisme la politique de reprise en mains.
De 1980 à 1998, près de 100 pays ont dû se plier aux exigences du FMI, signant avec lui plus de 600 accords de stabilisation ou d’ajustement. Augmentation très forte des taux d’intérêts, conditionnalités anti-sociales, limitation des nouveaux prêts aggravent les difficultés des pays endettés.
Les grandes Organisations de défense des pays du Tiers monde sont atomisées ou affaiblies : le Mouvement des non-alignés, la CNUCED, le groupe des 77, la plupart des cartels de producteurs (sauf l’OPEP, qui est combattue d’une autre manière) les Unions régionales (y compris l’UMA) ont pratiquement disparu, livrant ainsi chaque pays, pris séparément, à la loi du marché, c’est-à-dire à la loi du plus fort.
C’est ce qui explique que la plupart des accords bilatéraux ainsi conclus se traduisent par des résultats négatifs, sauf en ce qui concerne les exportations, dont la croissance est exigée par le FMI souvent au détriment des besoins nationaux pour permettre le remboursement en devises des créanciers.
Mais il n y a pas de développement intérieur.
Les mesures préconisées par le FMI ne concernent pas en effet l’accroissement de l’offre, mais la réduction de la demande. Il s’agit surtout d’abaisser la consommation populaire et les dépenses publiques. Les moyens sont bien connus :
- suppression des subventions aux prix des produits de première nécessité.
- dévaluation de la monnaie locale.
- réduction des dépenses d’éducation et de santé.
- Licenciements massifs de travailleurs.
- démantèlement des systèmes de protection sociale.
Les résultats sont immédiats : appauvrissement massif de la population, effondrement du pouvoir d’achat, mais constitution d’importantes réserves de change pour les paiements extérieurs.
Parallèlement, la politique d’ouverture économique conduit à la destruction du secteur public industriel et à l’envahissement du marché intérieur par les produits des firmes multinationales.
Certaines des mesures prises sont évidemment nécessaires, mais appliquées brutalement, sans préparation politique, sans progressivité, par des technocrates de la haute finance, elles aboutissent souvent à la dislocation de sociétés entières, à la clochardisation, à la criminalité de masse.
Ce n’est qu’un mauvais moment à passer, disent les experts du FMI, deux ou trois ans à peine, et la croissance reprendra. Mais dans de nombreux pays on en est déjà à la douzième année de « réajustement » et les résultats positifs tardent à venir.
C’est d’ailleurs le FMI lui-même qui ajoute à l’inquiétude, car parlant officiellement d’un important groupe de PPE (Pays Pauvres Endettés) il écrit : « En dépit de plusieurs années d’ajustement et de réformes les deux tiers de ces pays répondent aujourd’hui à la définition de pays pauvres très endettés (PPTE)[11] ». Ce qui traduit une régression indiscutable.
De la même façon, les ex-pays socialistes d’Europe qui sont pour la plupart sous ajustement structurel depuis dix à quinze ans, n’ont pas encore retrouvé en 2004 leur niveau de production de 1989, sauf la Pologne, qui a obtenu d’assez bons résultats.
Et pourtant tous ces pays ont largement démantelé leur secteur public, et l’économie privée y représente en général les deux tiers de la production. Cela signifie que les interventions du FMI ne constituent pas la solution-miracle, et qu’il convient sans doute d’explorer d’autres voies.
En Afrique, sous la pression de la Banque mondiale et du FMI 2700 entreprises publiques ont été privatisées au cours des dernières années. Plus de 40 pays sont même allés jusqu’à privatiser leurs services publics. Les résultats sont décevants. La Banque mondiale reconnaît elle-même que l’emploi a été la première victime de ces privatisations. Une enquête effectuée auprès de cinq pays l’évalue à – 15 %. Les recettes ont été très faibles, du fait de l’endettement de ces pays et des obligations de remboursement auxquelles ils sont soumis. Le solde de leurs budgets respectifs a été certes positif, mais cela tient essentiellement à la suppression de leurs subventions à certains produits de première nécessité et à la réduction drastique de leurs dépenses sociales. Résultat : augmentation des prix du pain, de l’eau, de l’électricité, du téléphone, des transports… et explosions de mécontentement populaire dans de nombreux pays.
Les critiques virulentes adressées de partout aux politiques d’ajustement ont du reste contraint le FMI à tenir compte de l’appauvrissement des pays traités. Depuis septembre 1999 il n’exige plus la réduction des dépenses d’éducation et de santé. Et les prêts qu’il accorde sont désormais appelés « Facilités de croissance et de réduction de la pauvreté ». Ce qui ne change d’ailleurs rien à sa logique ancienne d’intervention au profit des grandes puissances capitalistes, qui financent et orientent son fonctionnement.
4) Quelques autres exemples
L’Inde a accepté en 1988 le programme d’ajustement structurel du FMI. Voici ce que constatent quelques années plus tard les dirigeants de ce pays : « Notre situation économique a empiré, 400.000 unités productives sont entrées en crise ou ont cessé leurs activités. Le marché indien est inondé de produits étrangers que nous aurions pu fabriquer nous-mêmes… Nos industries ferment et le nombre de chômeurs s’élève à 110 millions [12]».
La Côte-d’ivoire en est aujourd’hui à son 7 éme programme d’ajustement structurel, Madagascar au 9 éme, les Philippines au 15 éme, avec les mêmes résultats tragiques.
Ce dernier pays est même devenu le plus grand exportateur mondial de… main-d’œuvre, avec plus de quatre millions de travailleurs partis chercher un gagne-pain ailleurs en Asie ou dans les monarchies pétrolières du Golfe au cours des dix dernières années. Il faut préciser que l’ouverture totale des frontières aux importations étrangères a entraîné la perte de 500.000 emplois dans l’agriculture et plus de 700.000 dans le secteur public urbain et les PMI/PME privées. La grande majorité des salariés sont devenus des contractuels précarisés, qui gagnent beaucoup moins que le salaire minimum légal de 144 pesos (soit l’équivalent de 40 dollars par mois).
Ainsi dans presque tous les pays qui appliquent les thérapeutiques de la Banque mondiale et du FMI, la misère et l’exclusion s’aggravent. Par contre, à l’autre pôle les richesses et le luxe continuent à s’accumuler et la polarisation sociale s’approfondit. Une enquête réalisée au Brésil par Comelian-Sachs sur une période de vingt ans montre que les 10 % de la population (les plus riches) qui possédaient au début 39,6 % de tout le revenu national, en accaparaient à la fin de l’enquête 50,9 %. En revanche, les 50 % de la population (les plus pauvres) qui possédaient au départ 17,4 % de la richesse nationale, ils n’en possèdent plus à la fin que 12,6 %.
La tendance générale de la mondialisation et des programmes d’ajustement qu’elle sous-tend va indiscutablement vers l’aggravation des différences de revenus et l’approfondissement des inégalités sociales. Les conditions de vie des populations sont devenues dans certains pays littéralement insupportables. Au Bangladesh par exemple on a dénombré dans les industries textiles plus de 100.000 enfants travailleurs de moins de 14 ans qui touchent l’équivalent d’un demi dollar pour une journée de travail de 8 à 10 heures. Au Salvador, dans les zones franches, les firmes multinationales américaines font travailler leurs ouvriers par sous-traitants locaux interposés jusqu’à 10 et 12 heures par jour. Une ouvrière reçoit 0,12 dollar pour la confection d’une chemise vendue 20 dollars sur le marché américain.
Pendant ce temps la Goldman-Sachs Bank qui s’occupe d’affaires avec ces pays réalise des bénéfices tels qu’elle se permet de distribuer des primes individuelles de 5 millions de dollars… à chacun de ses employés.
Les seuls résultats positifs enregistrés jusqu’ici dans les pays de l’ex-Tiers monde sont ceux des NPI (nouveaux pays industriels), et les « marchés émergents » asiatiques (Thaïlande, Malaisie, Indonésie…), mais surtout les nouveaux géants économiques : Chine et Inde.
En réalité, les pays qui ont le mieux réussi ne sont pas ceux qui ont suivi les recettes du FMI, mais au contraire ceux qui ont adopté des politiques économiques diamétralement opposées à celles du marché libre. L’économiste français Pierre Judet a montré l’importance de l’interventionnisme d’Etat dans l’essor des « quatre dragons » (stimulation de l’industrie, soutien des exportations, protection du marché national, contrôle et limitation des importations : autant de choses que le FMI aurait catégoriquement refusées). D’autres auteurs ont souligné l’importance dans ces pays de l’effort public de recherche scientifique, ainsi que les sacrifices consentis par ces Etats pour l’éducation et la formation professionnelle de la jeunesse, élément-clé de la productivité du travail.
Si les pays capitalistes et notamment les Etats-Unis, ont supporté avec une certaine bienveillance ces infractions ouvertes aux règles du libre-échange, c’est bien entendu pour des raisons politiques et militaires, tous ces pays se trouvant aux frontières de l’ex-camp socialiste (Chine, Corée du Nord, Viêt-Nam…) et servant de relais aux forces américaines.
Il y a gros à parier que dans les conditions nouvelles du monde unipolaire d’aujourd’hui les institutions financières internationales vont se montrer beaucoup moins indulgentes. D’autant plus que ces pays, encouragés par leurs succès économiques, peuvent fort bien constituer autour du Japon un nouveau pôle mondial capable de menacer l’hégémonie américaine.
A l’autre bout du monde, en Amérique latine, c’est le Mexique qui est souvent cité comme exemple réussi de « sauvetage » d’une économie en crise par les Etats-Unis, le FMI et la Banque mondiale. En réalité le Mexique n’est pas sauvé du tout, mais au contraire empêtré dans de nouveaux liens de dépendance.
Les 50 milliards de dollars qui lui ont été avancés par ses « sauveteurs » étaient surtout destinés à lui permettre de payer le service de sa dette aux banques étrangères. Pour protéger en particulier les intérêts des créanciers américains, les dettes privées du pays ont été recyclées en dette publique garantie par l’Etat. Les banques mexicaines sont passées sous le contrôle direct des institutions financières internationales. Quant aux richesses naturelles du pays elles sont hypothéquées et mises en gage. Les revenus pétroliers par exemple doivent être déposés à New York dans un compte spécial géré par les créanciers, qui peuvent donc se servir en priorité à chaque entrée de fonds.
On voit ainsi refleurir sous des formes nouvelles les vieilles méthodes du pillage colonial, déjà expérimentées à la fin du XIX éme siècle notamment par la France en Tunisie et par l’Angleterre, en Egypte.
Dans les deux cas le procédé employé est le même : d’abord on prête largement au bey (en Tunisie) ou au Khedive (en Egypte). Puis on les encourage à dépenser sans compter dans de luxueux projets improductifs. Enfin on exige d’eux le remboursement immédiat des sommes prêtées et de leurs intérêts. Comme ni l’un ni l’autre ne peuvent le faire on se substitue à eux pour prélever des impôts sur la population. Protestations. Révoltes. Et c’est le prétexte tout trouvé pour intervenir militairement (en 1881 en Tunisie et 1882 pour l’Egypte)[13].
Aujourd’hui l’occupation militaire directe n’est plus nécessaire. Elle se révèle matériellement trop coûteuse, militairement dangereuse et moralement répréhensible. Pourquoi donc prendre tant de risques quand de simples manipulations financières jointes à la domination des marchés peuvent donner des résultats beaucoup plus grands ?
5) Le contrôle des marchés
La société américaine Wal Mart Stores, une des plus grandes sinon la plus grande société de distribution du monde – avec 7.000 magasins et 60.000 fournisseurs répartis à travers toute la planète, réalisant un chiffre d’affaires impressionnant de 315 milliards de dollars par an – nous permet de mieux comprendre les formes actuelles de prélèvement de la valeur ajoutée créée par les salariés. Wal Mart vend une paire de bottes dans ses magasins de Miami ou de New York 49,99 $. Or ces bottes sont achetées à des fabricants chinois de Tian Jin à 15,30 $[14].
Cela signifie que, sur chaque paire de bottes 34,69 $, soit près de 70 % du prix du produit circulent à l’intérieur du territoire américain et sont distribués ou redistribués entre des opérateurs et des salariés américains (commerçants, grossistes, assureurs, transporteurs, publicitaires, etc.…). Quant aux 15,30 $ des opérateurs chinois, ils représentent le coût des matières premières (cuir, cirage, lacets, fil de couture…), des transports, du stockage, des salaires, des charges sociales et impôts, ainsi que les marges bénéficiaires des producteurs. Il est bon de préciser ici que la rémunération d’une ouvrière chinoise chargée de coudre les bottes est de 0,02 $ la paire. Ce qui signifie qu’elle doit traiter 300 paires de bottes dans la journée pour gagner l’équivalent de 6 dollars.
Le « miracle chinois » c’est aussi cela : des ouvrières qui travaillent 10 à 12 heures par jour, six jours sur sept, mangeant dans une cantine, couchant dans un dortoir. C’est sans doute le prix à payer pour sortir du sous-développement et préparer un avenir meilleur aux nouvelles générations.
On comprend en tout cas pourquoi Wal Mart effectue aujourd’hui le plus clair de son commerce avec la Chine, malgré les protestations des autorités américaines, qui souhaitent une plus grande diversification de leurs approvisionnements. Mais on comprend surtout qui sont les gagnants et qui sont les perdants de la Mondialisation ! Une précision pour finir : en 2005 les actions du producteur de bottes de Tian Jin ont eu un rendement de + 15,3 %, celles de Wal Mart ont atteint + 22,5 %. Quant aux salariés chinois, ils commencent à exprimer de plus en plus ouvertement leurs revendications sociales.
Les beautés du « capitalisme cannibale »
Parmi les diverses variétés de capitalisme qui dominent aujourd’hui le monde se trouve une importante catégorie de « cannibales, les mangeurs d’hommes ».
Ainsi, la firme transnationale « General Electric » a absorbé depuis sa création, plusieurs milliers de petites et moyennes entreprises, pour devenir le super géant aujourd’hui, employant 400.000 travailleurs et réalisant en 2006 un chiffre d’affaires de 163 milliards de dollars, chiffre supérieur à celui de toute la production nationale d’un pays comme l’Argentine.
Cette société fournit les armements et les équipements qui ont alimenté toutes les guerres américaines (Corée, Viêt-Nam, Irak, etc.…). Elle pratiquait dans le passé une forme de capitalisme paternaliste, qui consistait à amadouer son personnel en le faisant bénéficier d’une petite partie de ses profits. Depuis les années 1980 ce capitalisme a pris un visage « cannibale », il dévore littéralement ses salariés et ne se préoccupe plus que d’améliorer les distributions de dividendes à ses actionnaires.
Les effectifs de l’entreprise sont tombés globalement de 400.000 à 300.000, ce qui signifie que 100.000 postes de travail ont été « mangés ». Par contre les bénéfices entre 1989 et 2004 ont atteint le total impressionnant de 139 milliards de dollars, partagés à peu près également entre les actionnaires et l’entreprise (investissements, rémunération des cadres, et notamment de son PDG qui a accumulé sous forme de primes en quelques années un pactole de 800 millions de dollars et a pris sa retraite avec une pension exceptionnelle pour « services rendus » de plusieurs millions de dollars). Quant au personnel il n’a plus aucun avantage et doit supporter au contraire des licenciements massifs et des cadences de travail fortement accélérées.
Exemple : dans les années 80, la société produisait dans l’une de ses unités 350 locomotives par an avec 7500 ouvriers. Aujourd’hui elle produit 911 locomotives par an avec seulement 3500 ouvriers, victimes de stress et de maladies professionnelles de toutes natures. Mais les super-profits encaissés par les actionnaires ont quadruplé.
Bien entendu la presse américaine spécialisée s’enthousiasme pour ces résultats, qu’elle considère comme une « révolution du capitalisme moderne ». Et bien des responsables économiques, y compris en Algérie, vantent publiquement la « haute productivité » du super-capitalisme américain, qui s’édifie sur l’écrasement de l’être humain et un véritable esclavage des temps modernes.
Ce capitalisme cannibale ne se contente d’ailleurs pas de détruire les hommes et leurs postes de travail. Il dévore et détruit aussi les ressources naturelles qui les font vivre. Les dirigeants américains, obsédés par la peur de perdre leurs sources d’énergie traditionnelles, sont en train de préparer la production d’éthanol et de bio-carburant sur la base de maïs, de riz, de canne à sucre, ce qui risque de détruire, à court et moyen terme, des millions de tonnes de produits alimentaires pourtant indispensables à la vie des populations. Sans compter les hausses des prix inévitables qui vont frapper toutes ces cultures nourricières transformées en carburant pour permettre aux luxueuses voitures américaines de continuer à circuler.
Déjà d’importantes surfaces de forêts ont été rasées au Brésil. Et même en Afrique (le continent de la faim) l’exploitation outrancière des bois précieux dans les régions équatoriales menace le continent d’une désertification accélérée. Dans certains pays c’est le FMI lui-même qui exige l’ouverture des frontières. Au Cameroun, cette ouverture s’est traduite en une seule année par la ruée de 320 sociétés étrangères et une croissance de 50 % du taux d’exploitation du bois. Il en est de même au Togo, au Congo et dans d’autres pays où l’on continue à parler de « développement durable » et de protection de l’avenir des nouvelles générations.
Certaines mesures économiques ou financières constituent parfois de véritables assassinats collectifs. Quand les dirigeants américains, malgré les protestations des membres de l’OMC, accordent à leurs agriculteurs des dizaines de milliards de dollars pour leur permettre de vendre leurs produits à moitié prix ils condamnent à la mort lente des millions de petits cultivateurs, qui sont contraints de vendre leurs produits au dessous de leur prix de revient. C’est donc la ruine et la misère pour les producteurs de coton, de maïs, de riz, de tabac. Un exemple en Ethiopie, où la production de café, vendue à 800 $ la tonne, est tombée à 300 $, faisant perdre à ce pays 400 millions de dollars dans l’année, l’essentiel de ses ressources extérieures.
Mais les « cannibales » ne se préoccupent que de leurs intérêts et de leurs profits. Que leur importe le sort des malheureux paysans d’Afrique ou d’Amérique latine ? Le cynisme et l’arrogance de ces prétendus « maîtres du monde » n’ont pas de limites. Ils se croient tout permis. Voyez par exemple l’un de leurs principaux idéologues Paul Wolfowitz, conseiller de G. Bush, qui l’a placé à la tête de la Banque mondiale. Voilà un monsieur qui dénonce « la mauvaise gestion et la corruption » des dirigeants africains, exige d’eux plus de sens moral, annule des crédits destinés à la santé et à l’éducation des enfants, mais décide dans le même temps d’accorder illégalement une augmentation de salaire de … 80.000 dollars à une de ses amies, employée dans la même banque. Belle leçon de moralité, vraiment pour ces agents cyniques du grand capital international !
L’instrument d’un nouvel impérialisme
Le rôle joué par le Fonds monétaire international dans les manipulations financières mondiales a contribué à le décrédibiliser, notamment dans les pays en voie de développement où il tend de plus en plus à apparaître comme le défenseur des intérêts économiques des grandes puissances.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser il n’y a pas aujourd’hui d’à-priori idéologique dans cette attitude comme c’était le cas au temps du « bloc socialiste ». Les peuples ont appris par leur propre expérience à être pragmatiques. Ils observent les résultats concrets. Or, force est de constater que le FMI n’a obtenu jusqu’ici que des échecs, du moins dans les pays sous-développés, qu’il contribue à rendre encore plus pauvres en les soumettant à des cures d’austérité prolongées qui empêchent en fin de compte toute politique de relance économique véritable.
Dernier exemple en date : l’Indonésie, que le Directeur Général du FMI présentait il y a peu, comme le futur géant économique du XXI éme siècle, avec la Corée du Sud, dont le « miracle économique » faisait l’admiration des spécialistes occidentaux. Or l’Indonésie est aujourd’hui en crise. Son président a dû démissionner sous la pression de la rue, après avoir annulé en catastrophe les mesures que le FMI l’avait obligé à prendre quelques jours plus tôt.
Les échecs du FMI – et à travers lui du néo-libéralisme – c’est d’abord la conséquence de ce manichéisme outrancier qui le pousse à idéaliser le marché, à en faire la solution parfaite, indiscutable, naturelle à toutes les difficultés. C’est aussi le résultat d’un dogmatisme qui lui fait appliquer les mêmes solutions, les mêmes remèdes à des pays totalement différents par l’histoire, la culture, les traditions, les réalités économiques, les niveaux de développement. Comment imaginer que le modèle capitaliste libéral puisse être généralisable à tous les continents ? Enfin et surtout comment traiter avec tant de mépris les idées prétendument dépassées de nation, de souveraineté, de justice sociale, d’indépendance ? Comme si la loi de l’argent, la domination du dollar était devenue la valeur suprême devant laquelle chacun doit se mettre à genoux.
Les experts du FMI, forts des ressources financières qu’ils contrôlent et encouragés par la soumission de certains de leurs partenaires, en viennent à intervenir ouvertement dans les affaires intérieures des pays endettés et à exiger d’eux avec arrogance des mesures politiques et économiques humiliantes. Mesures qu’ils n’ont pourtant jamais osé demandé à l’Amérique reaganienne quand elle menait sa politique de « croissance à crédit » au prix d’un déficit budgétaire massif à la fois interne et externe, qui désavantageait les autres pays en leur faisant perdre indirectement d’importantes ressources financières[15].
Il en est d’ailleurs de même aujourd’hui, où les énormes déficits budgétaires et commerciaux américains font baisser le cours du dollar par rapport à l’euro, pénalisant ainsi les pays européens et les Etats arabes dépositaires de capitaux aux Etats-Unis. Aucune protestation des « pères Fouettard » du FMI. Par contre les pays moins musclés sont rappelés à l’ordre, et sanctionnés, comme en font fois les quelques exemples relevés ces dernières années.
Argentine : le FMI fait savoir à ce pays que son assistance serait désormais conditionnée par de nouveaux paramètres : réforme fiscale, réforme du système d’enseignement, nouvelles pratiques judiciaires, etc.
Kenya : le FMI suspend le versement de 220 millions de dollars du PAS en attendant « des réformes d’envergure » et une lutte plus sérieuse contre la corruption.
Indonésie : suspension des crédits du FMI (3 milliards de dollars) en exigeant le découplement de la monnaie locale, la roupie, à l’égard du dollar, et des mesures d’austérité plus fortes, comportant notamment une hausse des prix de l’énergie.
Japon : le FMI lui demande, en appui aux exigences américaines, une déréglementation de son commerce et une baisse de ses impôts.
Inde et Pakistan : arrêt des versements de fonds à ces deux pays pour sanctionner leurs expériences atomiques.
Russie : refus de verser à ce pays une avance monétaire destinée au règlement des retraites impayées, etc. etc.
Au lieu de se limiter à ses tâches techniques de contrôle et de régulation des flux monétaires mondiaux le FMI intervient désormais ouvertement dans les affaires politiques et la gestion économique des pays membres. Il dicte leur conduite aux Etats, blâme les uns et félicite les autres. Il punit les « mauvais élèves » en les privant de crédits, et récompense les plus obéissants avec quelques poignées de dollars. Il est devenu le gendarme financier de la planète, appliquant dans son domaine particulier d’intervention, les directives de son plus puissant commanditaire : les Etats-Unis d’Amérique. N’est-on pas fondé à parler ici aussi de « super impérialisme » ?
Un type nouveau de colonisation
Certaines observations récentes, effectuées notamment par des spécialistes britanniques, montrent que les grandes firmes multinationales, qui perfectionnent constamment leur stratégie en fonction des évolutions économiques, pratiquent de plus en plus aujourd’hui l’intégration verticale. Ce qui signifie qu’elles construisent de véritables empires permettant le contrôle rigoureux des stades successifs du processus de production, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à la vente du produit au consommateur final, en passant par la construction des usines, la fabrication des marchandises, le stockage, le transport vers les filiales étrangères, le commerce de gros, etc.
A chaque étape de ce processus ce sont donc les firmes qui fixent et contrôlent les prix, et non le marché, comme s’efforcent de le faire croire les chantres de l’ultra-libéralisme. On aboutit ainsi à de véritables prix de monopole.
Il est d’ailleurs à remarquer que les transactions internationales s’effectuent de plus en plus massivement entre les sociétés-mères et leurs filiales. Ces dernières, implantées à l’étranger, produisent environ 2000 milliards de dollars (chiffres 2003). Or durant la même année, elles ont vendu pour 6412 milliards de marchandises. Cela signifie qu’elles ne se contentent pas de commercialiser leur propre production, mais qu’elles effectuent aussi des opérations de revente de la production des sociétés-mères.
Ces échanges intra-firmes, qui représentent actuellement plus de 30 % de tout le commerce mondial, permettent aux sociétés multinationales de contourner toutes les règles d’un échange loyal en utilisant les manipulations sur les prix, les différences des systèmes fiscaux, des tarifs douaniers, des procédures éventuelles d’exonérations ou de subventions, les relations préférentielles avec les autorités en place, etc.
Bien entendu toutes ces opérations, qui se traduisent par des super-profits fabuleux au détriment des pays victimes, exigent des formes supérieures d’organisation, de communication et de contrôle. Elles aboutissent à une véritable planification économique centralisée à l’échelle de la planète : ce que Jerry Mander appelle « le colonialisme global des firmes ».
Comme le note un observateur lucide :
« Ce nouveau colonialisme des firmes transnationales risque fort d’être le plus brutal que l’on ait jamais vu. Il pourrait déposséder, appauvrir et marginaliser plus de gens, détruire plus de cultures, causer plus de désastres écologiques que le colonialisme de jadis… »[16].
Contrairement à ce qu’on pourrait penser l’Afrique – bien que marginalisée par la mondialisation de même que la plupart des pays arabes et musulmans – n’en garde pas moins certains atouts. Le colonel Kent Butts, professeur à l’Ecole de guerre des Etats-Unis, explique que « l’Afrique demeure essentielle pour l’approvisionnement en minerais stratégiques (cobalt, cuivre, chrome, uranium,…) dans la perspective d’une compétition des USA avec l’Europe et le Japon »[17].
Même sur le plan pétrolier, précise-t-il, le rôle de l’Afrique pourrait s’accroître au détriment du golfe persique, zone jugée aujourd’hui trop vulnérable. C’est sans doute ce qui explique l’augmentation rapide des investissements américains au cours des dernières années en Angola, au Nigeria, en Afrique du Sud et en Algérie.
Les convoitises néo-coloniales s’articulant ainsi sur les préoccupations stratégiques des puissances économiques dominantes, il s’en suit que les pays en voie de développement les plus courageux et les plus résolus dans la lutte pour l’indépendance, peuvent défendre plus efficacement leurs intérêts nationaux et utiliser les contradictions inter-impérialistes pour améliorer leurs positions sur le marché mondial.
Une lutte féroce pour les marchés
Ce qui compte aujourd’hui le plus pour les firmes multinationales et les puissances économiques qui les soutiennent c’est le contrôle des marchés, et surtout des grands marchés mondiaux, comme ceux de la Chine, de l’Inde ou de l’Afrique, qui disposent à la fois de richesses matérielles considérables et de centaines de millions de consommateurs potentiels.
Le rétrécissement relatif de leur champ d’action économique, du fait de la concurrence internationale, contraint les grandes puissances à une lutte acharnée pour la conquête de nouveaux espaces. C’est ce qui explique que des ministres, des managers de grandes firmes et même certains chefs d’Etats se transforment depuis quelque temps en représentants de commerce et vont courtiser les dirigeants chinois, en dépit de prétendues « réserves » sur le respect des droits de l’homme, ou les responsables ougandais, ou les militaires nigérians. A quoi répond d’ailleurs M. Jacques Chirac, au nom de la France et de l’Union européenne, en allant non seulement rétablir les relations perturbées du côté des marchés asiatiques, mais en en créant même des nouvelles du côté de l’Afrique du Sud, en se faisant photographier avec M. Nelson Mandela et en invitant ce dernier à Paris. De même du reste que les dirigeants des autres pays de l’OUA, y compris ceux de langue anglaise.
Tout ce carrousel de visites n’est évidemment pas innocent. M. Clinton l’a dit clairement aux Africains : « Trade not aid ». Il s’agit de faire du commerce, non d’apporter de l’aide. Ce qui bien entendu n’a pas réjoui ses hôtes, lesquels savent depuis longtemps, ne serait-ce que par leurs vieilles relations avec l’Europe qu’un partenariat sur « un pied d’égalité » n’est en réalité le plus souvent pour eux qu’un marché de dupes.
Toujours est-il que l’agressivité commerciale américaine montre à quel point la compétition est devenue rude. « Il ne doit plus y avoir de chasse gardée en Afrique » déclarait récemment l’ancien secrétaire d’Etat Warren Christopher. Quelques mois plus tard à Alger le secrétaire d’Etat adjoint Martin Yndik précisait : « Nous voulons concurrencer la France ». Ajoutant, comme un camelot vantant sa marchandise : « Nos produits sont les meilleurs ! » Plus récemment encore, à Tunis, le sous secrétaire d’Etat au commerce US proposait concrètement l’ouverture d’un dialogue de haut niveau pour un partenariat économique américano-maghrébin ».
On comprend certes l’intérêt américain pour une « intégration » éventuelle du Maghreb, qui représente un marché de 70 millions d’habitants, et surtout des positions géostratégiques de choix. Mais sachant que la Tunisie, le Maroc et plus récemment l’Algérie ont déjà signé un accord d’association avec l’union européenne, il est évident que cette proposition pose problème. L’Algérie en ce qui la concerne est un peu moins engagée. Mais ses relations économiques avec les Etats-Unis sont relativement développées, notamment dans le domaine des hydrocarbures, où une vingtaine de sociétés US opèrent déjà et réalisent d’importants investissements au Sahara, dans le but évident de diversifier leurs approvisionnements énergétiques.
De plus, les relations commerciales entre les deux pays représentent un volume assez consistant de plus de 5 milliards de dollars par an. Certains projets de réalisations sont confiés à des sociétés américaines et quelques sociétés mixtes, notamment dans le domaine du médicament avec le groupe Pfizer, sont prévues, de même que les achats à moyen terme de plusieurs avions Boeing destinés à renouveler la flotte d’Air-Algérie.
Cependant le véritable intérêt des Etats-Unis pour l’Algérie semble actuellement beaucoup moins commercial que stratégique et militaire. Les nombreuses visites de responsables de l’OTAN, sous couvert de lutte contre le terrorisme, et même la venue à Alger en 2006 de Donald Rumsfield, alors secrétaire à la défense, constituent autant de pressions pour l’installation éventuelle de bases à Tamanrasset et ailleurs dans la région du Sahel pour le contrôle des richesses et des territoires du centre de l’Afrique.
Ces avancées géostratégiques des Etats-Unis inquiètent évidemment leurs concurrents européens. L’ambassadeur de France à Alger vient d’annoncer que son pays attend un signal pour la reprise des négociations, et qu’il est « intéressé par l’ensemble des domaines d’activités… et pas seulement par les hydrocarbures ».
Que l’Algérie s’efforce d’utiliser, au mieux de ses intérêts, les rivalités et les contradictions de ses partenaires, c’est une chose naturelle, pour sauvegarder dans une certaine mesure son indépendance de décision. Il faut reconnaître cependant qu’en l’état actuel de l’évolution des rapports de force internationaux, les capacités de manœuvre de tout pays en voie de développement pris isolément, sont extrêmement limitées.
Le partage économique du monde se confirme davantage chaque jour, même s’il n’exclut pas, ici ou là, pour tel produit ou tel investissement, des relations bilatérales relativement avantageuses. En Europe comme du reste en Amérique on explique aux pays pauvres que seule compte la loi du marché, et que les prix, les investissements, les transferts de capitaux, les décisions d’implantation relèvent de la seule autorité des entreprises. Les pays en voie de développement, même ceux qu’on désire voir « associés » aux zones de libre échange, doivent donc éviter de demander des financements et une assistance technique pour moderniser et « mettre à niveau » leur économie.
On se demande alors pourquoi, et surtout comment l’Union européenne a pu consacrer entre 1988 et 1998, plus de 28 milliards de dollars à l’intégration d’un pays comme le Portugal, lui permettant ainsi de réaliser des progrès économiques spectaculaires, alors qu’elle hésite aujourd’hui à accorder un seul milliard de dollars à l’Algérie à des fins similaires ? Pourtant le Portugal a soutenu le fascisme pendant la dernière guerre mondiale, alors que l’Algérie envoyait des centaines de milliers de ses fils le combattre, sur les champs de bataille de France, d’Italie et d’Allemagne.
Y aurait-il encore deux poids et deux mesures, selon qu’on se trouve au nord ou au sud de la Méditerranée ? Force est de constater que les capitaux n’obéissent pas seulement à des règles de stricte rentabilité financière, mais que les considérations politiques et géostratégiques y interférent souvent, et que par conséquent les gouvernements ont encore un rôle important à y jouer.
L’Europe, qui rêve d’unifier ses forces après les déchirements sanglants de deux guerres mondiales, où se sont affrontés les impérialismes rivaux d’Allemagne, de Grande-Bretagne et de France, s’est dotée depuis janvier 2001, d’une monnaie unique : l’Euro, prélude à l’unité politique du vieux continent.
Ici encore la lutte pour les marchés et la domination économique constitue le soubassement des transformations institutionnelles. Face à l’hégémonie des Etats-Unis, appuyée sur le continent latino-américain, et le dynamisme japonais, relayé par les « dragons » et les « tigres » asiatiques, l’Europe ressuscite les vieux rêves de l’Eurafrique, mis au goût du jour pour tenter d’effacer les contradictions inter-impérialistes d’hier.
L’OMC : un instrument de la conquête des marchés
L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a été créée le 1er janvier 1995, pour remplacer le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) en vigueur depuis 1947. Chargée de veiller au bon fonctionnement du commerce international sur la base du libre-échange et de faire respecter la législation y afférente, elle dispose à cette fin d’un organisme de règlement des différends (ORD) et rassemble 132 pays membres théoriquement égaux.
Mais on peut dire de cette « égalité » ce que Fidel Castro disait un jour des 23 membres de l’Organisation des Etats américains : « C’est l’alliance d’un requin et de 22 sardines ». Les Etats-Unis dominent en effet outrageusement cette organisation et y appliquent la loi du plus fort, c’est-à-dire la leur. Ainsi l’un des premiers conflits qu’ils ont porté devant l’OMC concernant l’ouverture du marché japonais aux étrangers, n’est même pas arrivé jusqu’au bout de la procédure. Sous la menace de sanctions américaines le Japon s’est engagé à ouvrir son marché aux constructeurs US. Le différend s’est donc réglé de façon bilatérale, au bénéfice exclusif des Etats-Unis. Ceci est totalement contradictoire avec les règles de l’OMC, qui a pourtant avalisé sans broncher l’issue du conflit[18].
Si le japon, puissance économique importante, a été obligé de céder, qu’en sera-t-il demain avec de petits pays d’Afrique ou d’Amérique latine, qui ont beaucoup moins d’atouts à faire valoir ?
La vérité oblige cependant à dire que ces pays, prenant au sérieux les droits qui leur sont théoriquement reconnus, commencent timidement à réagir. La preuve en est que certains d’entre eux ont déjà déposé de nombreuses plaintes pour des empiétements commerciaux divers. On a même vu trois pays du Sud obtenir gain de cause contre… les Etats-Unis d’Amérique : le Venezuela (exportations d’essence) le Brésil (produits raffinés) et le Costa-Rica (confections textiles).
Certains de ces pays se sentent encouragés par les contradictions d’intérêts qui opposent les Etats-Unis notamment à la France et à d’autres pays européens qui ont refusé d’appliquer les lois Helms-Burton et d’Amato, lois américaines tendant à interdire toute relation commerciale avec Cuba, l’Iran et la Libye, alors que l’OMC est censée garantir la liberté du commerce entre tous les pays.
Fait nouveau en tout cas : les Etats-Unis ont été rappelés à l’ordre et même condamnés en décembre 2004 pour avoir décidé de protéger leur production sidérurgique en imposant une taxe supplémentaire de 30 % à l’entrée de l’acier brésilien. De même il convient de noter que des observations ont été adressées aux USA et à l’UE pour les inciter à supprimer les énormes subventions qu’ils accordent à leurs agriculteurs, ce qui réduit toute compétitivité des produits des pays du Sud.
Dans ces luttes de géants les pays du Sud n’ont malheureusement que très peu de liberté de manœuvre. Leur seule chance de jouer un rôle effectif, aussi modeste soit-il, réside dans leur nécessaire entente. Ils doivent être unis, sous une forme ou une autre, pour pouvoir défendre avec quelque chance de succès leurs intérêts économiques contre les appétits dévorants des grandes puissances.
Faute de quoi, pris isolément ou marchant en ordre dispersé, ils n’auraient plus d’autre alternative que celle de choisir la sauce à laquelle ils désirent être mangés. En dehors du G 8 et des grands pôles économiques régionaux en gestation aucun Etat ne peut plus aujourd’hui prétendre exister par lui-même sur la scène mondiale.
Quand le président Boumédiène prononçait en 1974 son discours célèbre sur la nécessité d’un nouvel ordre économique international, à la tribune des Nations-Unies, il le faisait au nom de 130 pays non-alignés, dans un monde bipolaire où le poids cumulé de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine pouvait faire pencher la balance des forces en faveur d’un camp ou de l’autre.
Il n’en est plus de même aujourd’hui. Le monde socialiste a disparu, et les pays non-alignés se sont pour la plupart alignés sur les intérêts dominants. On peut le regretter. On peut s’en réjouir. On peut chercher à s’y adapter. Mais on ne peut pas ne pas en tenir compte.
Les réalités actuelles du monde, marquées par un affaiblissement considérable de la position des pays du Sud, exigent des changements fondamentaux dans la politique des Etats et des peuples, même chez ceux qui aspirent à une organisation nouvelle, plus juste et moins inégale, des sociétés humaines. Les problèmes concrets de la croissance économique, du travail et de l’emploi, des technologies, du chômage, des échanges commerciaux, des mouvements migratoires se posent de plus en plus en termes d’interdépendance et de coopération.
C’est pourquoi l’adhésion des pays du Sud à l’OMC et même aux zones régionales de libre-échange –bien que présentant des inconvénients et des risques – peut néanmoins contribuer à une meilleure compréhension mutuelle, de même qu’à la recherche de solutions pratiques aux difficultés des uns et des autres. Ce qui serait positif. Il conviendra bien entendu de prendre garde au « retour de manivelle », c’est-à-dire aux contraintes inhérentes à cette adhésion, et notamment à l’exigence de respecter les normes internationales en matière d’environnement, de pollution, de législation sociale, autant de conditions qui favorisent les économies déjà développées et compétitives, au détriment des économies « émergentes » non encore préparées à ces situations et qui devraient donc bénéficier de mesures et de délais d’adaptation.
De toutes façons les luttes d’intérêts sont inévitables. Mais si l’esprit de négociation et le réalisme politique se substituent à l’esprit de confrontation des pays du Nord et aux velléités tiers-mondistes, si les pays du Sud réapprennent à s’unir et à rechercher des alliances dans le Nord, notamment dans les pays de démocratie sociale et parmi les syndicalistes, les intellectuels, les hommes d’affaires, il y a gros à parier que les rivalités commerciales trouveront des solutions plus conformes aux intérêts des uns et des autres.
Il est en tout cas prétentieux d’affirmer, comme le font dans notre pays certaines personnalités grisées par une rente pétrolière qui est pourtant d’une grande fragilité, que « nous n’avons pas besoin de l’Europe ». N’est-ce pas là faire preuve d’une certaine démagogie, digne des réactions épidermiques d’il y a un quart de siècle ? Alors que l’Algérie effectue actuellement 62 % de ses exportations vers l’Europe, 28 % vers l’Amérique du Nord et 10 % seulement vers le reste du monde (Afrique, Asie, Amérique latine et pays arabes pris ensemble).
En réalité les plus hautes autorités du pays ont toujours affirmé que l’Algérie a besoin de tous ceux qui désirent établir avec elle des relations de coopération mutuellement avantageuses.
La dignité et le respect des intérêts nationaux sont certes nécessaires dans les relations extérieures actuelles, mais le contrôle rigoureux du commerce et de l’économie mondiale par les puissances d’argent doit inciter au réalisme, sinon à la modestie. La lutte contre le nouvel impérialisme sera certainement bien plus longue et plus difficile que celle qu’il a fallu mener contre l’ancien.
Un A.M.I qui nous veut du bien
A voir certains pays en voie de développement se précipiter pour s’accrocher au train de la mondialisation on est tenté de croire qu’ils espèrent en tirer des avantages exceptionnels. En fait il s’agit surtout pour eux d’éviter leur marginalisation définitive. Obtenir le bénéfice d’une délocalisation ou d’un investissement étranger direct représente souvent, en dépit des mesures restrictives des multinationales, un certain apport de capitaux frais, ou tout au moins d’équipements et de technologies modernes, susceptibles de créer un certain nombre d’emplois et de générer quelques ressources.
De plus ces investissements réalisés à l’intérieur de leurs frontières renforcent les infrastructures locales et servent de garanties pour l’avenir. Mais là encore les grandes firmes interviennent pour imposer leurs conditions :
- Interdiction de toucher à l’investissement étranger, qui est libre de s’installer partout où il le désire, sans aucune restriction, au même titre que les investisseurs nationaux.
- Interdiction de le nationaliser ou d’en exproprier même une partie, directement ou indirectement.
- Garantie des pays d’accueil de le « protéger contre les troubles civils, révolutions, états d’urgence ou autres événements similaires ».
- Garantie de transfert sans délai des bénéfices réalisés.
- Interdiction d’édicter toute norme écologique, sociale ou autre susceptible de gêner l’investisseur.
Il ne s’agit pas là de simples recommandations verbales mais d’obligations écrites consignées dans le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) soumis à l’OMC par le « U.S council for international business ». Cet accord a été négocié et rédigé par les pays membres de l’OCDE, c’est-à-dire les pays les plus riches du monde, en ignorant complètement les Etats du Sud, appelés simplement à ratifier le texte final et à se soumettre à ses exigences.
Comme on le voit la marginalisation planétaire a déjà commencé. L’AMI est un véritable « manifeste de l’ultra-libéralisme » qui vise selon la formule de M. Renato Ruggiero, ancien Directeur de l’OMC, à « constituer une économie mondiale unifiée ». Avec bien entendu les pays du G 7 et de l’OCDE, qui en formeront le centre, et les multitudes sous-développées qui continueront à végéter à sa périphérie.
En tout cas le nouveau code de l’investissement de l’OMC qui prévoit de lier les signataires pour une période de 20 ans, et de soumettre éventuellement les litiges à la Cour internationale de justice, apparaît d’ores et déjà comme un instrument juridique supplémentaire aux mains des firmes multinationales, pour leur permettre de dominer sans partage les économies des pays tiers.
Ainsi que le note avec pertinence un observateur canadien « aucun gouvernement ne pourra plus exiger d’une firme étrangère qu’elle recrute sa main-d’œuvre localement, qu’elle tienne compte des objectifs d’emploi, qu’elle établisse sur place des bureaux de direction ou qu’elle atteigne un niveau fixé de recherche-développement pour avoir le droit d’investir ».
Cet observateur sait de quoi il parle, puisque son pays, le Canada, a voulu interdire à la société américaine Ethyl Corporation l’utilisation sur son territoire d’un produit jugé toxique par les experts canadiens. La société américaine a porté plainte contre lui en vertu des accords de l’ALENA. Résultat : le gouvernement canadien a été contraint d’abroger sa propre loi sur les produits toxiques et même de verser une indemnisation de 15 millions de dollars à son partenaire.
On imagine sans peine ce qui se produirait si, l’AMI étant ratifié, le gouvernement du Honduras ou celui du Guatemala s’avisait de porter plainte contre les destructions écologiques occasionnées sur son territoire par les sociétés multinationales. Autant dire qu’il serait immédiatement rappelé à l’ordre, ou invité à se transformer en gendarme au service des nouveaux maîtres.
Fort heureusement l’AMI devant s’appliquer également aux pays d’Europe, certains dirigeants de ces pays ont exprimé à son sujet les plus vives critiques, et refusé même sa ratification : « Avec cet accord, dit l’un d’eux, serait balayé à terme un siècle de luttes pour le progrès social et l’établissement d’une société plus juste ».
La liberté préconisée par l’AMI est en réalité la liberté du loup dans la bergerie. Profitant de la pauvreté des pays du Sud, qui ont un besoin vital de capitaux, on leur impose, avant même de leur consentir le moindre prêt, des conditions draconiennes avec un cynisme jamais égalé dans l’histoire.
L’investisseur étranger, défini d’une façon très large comme détenant ou contrôlant n’importe quel type d’actif dans le pays aurait tous les droits : celui de s’installer où il veut, quand il veut, de recruter qui il veut, de le rémunérer comme il veut, de transférer à l’extérieur ce qu’il veut. Le pays d’accueil n’aurait que le droit de le protéger, de lui garantir des conditions « au moins égales » à celles des investisseurs nationaux, de l’assurer qu’il ne sera victime d’aucune mesure discriminatoire, ni d’expropriation, ni de contrainte d’ordre social ou écologique. Ce pays ouvre la porte aux infractions « légales » à la législation nationale, et permet la pollution, les dépôts de déchets nocifs, etc.
Par-dessus tout, le texte prévoit la supériorité juridique de l’Accord sur toute législation nationale, ce qui est une atteinte grave à la souveraineté des Etats. Les parlements des pays d’accueil sont d’ailleurs tenus expressément de modifier, dans leurs lois et leur Constitution, toute disposition contraire aux termes de l’accord.
C’est pire que du temps de la colonisation directe. Les anciens investisseurs avaient au moins le mérite de prendre des risques, de courir des dangers. Aujourd’hui, les dirigeants des sociétés multinationales veulent être indemnisés et remboursés en cas de « troubles civils ou d’événements similaires ». Ce qui oblige les gouvernements nationaux à des mesures autoritaires pour la répression de leur propre population. Les nouveaux investisseurs veulent prendre tous les avantages, mais refusent le moindre inconvénient.
Fort heureusement ces prétentions ont été jugées excessives par de nombreux pays et de grandes organisations internationales. Et le projet d’AMI a fini par être mis en sommeil. Ce qui confirme les possibilités de résistance des Etats et des peuples devant la voracité du grand capital étranger. Mais le danger demeure et la vigilance reste de mise, car les injonctions du projet d’AMI ne sont que l’expression juridique des intentions véritables de l’impérialisme d’aujourd’hui.
Ombres et lumières du libre-échange
Le Mexique présente à bien des égards des similitudes avec l’Algérie. C’est un ancien pays semi-colonial qui a connu des révoltes paysannes et des luttes sanglantes pour son indépendance. Au plan économique, c’est un important pays pétrolier, qui a opéré des nationalisations nombreuses et une industrialisation digne d’intérêt.
C’est aussi un voisin direct des Etats-Unis d’Amérique dont il redoute la puissance tout en admirant son niveau de vie. Les USA de leur côté lorgnent vers le pétrole du Mexique et son marché de 100 millions de consommateurs. Tout cela a donné naissance au début des années 1990 à la conclusion d’un accord de libre-échange nord-américain (ALENA), avec la participation des Etats-Unis, du Mexique et du Canada.
On imagine l’enthousiasme des Mexicains, chez qui cette idée d’intégration suscitait de grands espoirs de vie meilleure. Aussi acceptèrent-ils les conditions posées par leurs partenaires ; ajustement et « mise à niveau » économique, blocage des salaires, privatisation massive des entreprises publiques, etc.
Dans les années qui précédèrent la mise en œuvre de l’accord, le pouvoir d’achat des travailleurs mexicains baissa de 60 %, le nombre de personnes vivant en état de pauvreté ou d’extrême-pauvreté atteignit selon l’OIT les 58 % de la population. Mais l’inflation qui avait culminé au taux impressionnant de 120 % par an retomba à 10 % seulement.
La mise en vigueur officielle de l’accord en 1994 fut marquée par :
- Le déclenchement dans la région du Chiapas de la guérilla zapatiste, qui formulait des revendications sociales et identitaires, mais aussi démocratiques.
- Une crise politique grave au sein du PRI, le parti au pouvoir depuis 70 ans, qui se divisa entre :
- réformateurs, libéraux et « intégrationnistes » d’une part.
- et partisans des valeurs traditionnelles ; notables locaux et dirigeants d’organisations populaires, de l’autre.
- Une crise économique et financière sans précédent qui obligea les Etats-Unis et le FMI à fournir en urgence plus de 50 milliards de dollars au gouvernement mexicain pour éviter son effondrement.
Quant aux entreprises mexicaines, qui attendaient avec impatience les délocalisations et les créations d’emplois, elles eurent au contraire à subir la concurrence envahissante du Nord, qui les contraignit à des restructurations douloureuses (plus de 2.500.000 emplois supprimés durant la première année de l’accord).
Jusqu’ici le miracle économique attendu ne s’est pas encore produit. Et seul le géant américain semble avoir tiré profit de l’intégration annoncée. Par contre sur le plan politique et institutionnel on constate un mouvement, certes timide, mais particulièrement prometteur, de démocratisation et d’ouverture. La zone de libre-échange s’accompagne en effet d’un accord de coopération dans le domaine du travail (ANACT). Et cet accord a permis un développement rapide de la solidarité et des relations syndicales entre les travailleurs des trois pays.
On a vu en particulier les syndicats américains et canadiens intervenir aux côtés de leurs collègues mexicains, dans leur opposition aux abus des sociétés multinationales. Certains d’entre eux ont même porté plainte, avec succès contre des firmes comme Sony, General Electric, Honeywell. Ces succès ont encouragé l’émergence d’organisations indépendantes comme l’Union des avocats mexicains et stimulé les revendications de démocratie et de liberté syndicale. Au point que, pour la première fois dans l’histoire du pays, les élections présidentielles de 2006 ont été sur le point d’aboutir à la victoire des forces de gauche.
Les gouvernements des pays membres de l’Accord en viennent eux-mêmes à réprouver, parfois même publiquement, les violations du droit du travail, par crainte de la réprobation internationale et de ce qu’on pourrait appeler la « sanction médiatique »[19]. L’opinion publique est en effet tellement sensible à ces problèmes qu’on a vu récemment une firme multinationale comme « Nike » perdre 40 % de son chiffre d’affaires, simplement parce qu’elle était accusée de faire travailler des enfants dans ses unités de sous-traitance d’Asie et d’Amérique latine.
La mondialisation se présente ainsi une fois de plus comme un phénomène contradictoire : nuisible sur le plan économique et social, elle n’en contribue pas moins à faire craquer les vieux mécanismes de contrôle des populations et à développer la solidarité des travailleurs et la défense des droits de l’homme.
Conséquence de la mondialisation : la croissance
des inégalités sociales
Constatant « l’aggravation de la fracture sociale mondiale » l’ONU dans un récent rapport souligne en particulier que « les emplois sont devenus si rares dans la plupart des régions du monde que les taux de chômage élevés peuvent devenir un trait permanent de l’économie moderne ».
Le PNUD (Programme des Nations-Unies pour le Développement) de son côté relève que :
- Les 20 % de l’humanité les plus aisés se partagent les 85 % de toutes les richesses du globe.
- Alors que les 20 % les plus pauvres ne disposent que de 1,4 % de ces richesses.
Durant les trente dernières années l’écart entre ces deux catégories a plus que doublé, passant d’une proportion de l’ordre de 1 à 30 à une proportion de 1 à 61. Ce qui signifie que des centaines de millions d’hommes en Afrique, en Asie et en Amérique latine survivent misérablement avec 61 fois moins de ressources que les habitants de l’Amérique du nord ou de l’Europe occidentale.
« Sur notre planète trois milliards de personnes disposent de deux dollars par jour pour vivre, et 1,3 milliards de moins d’un dollar par jour. Nous vivons dans un monde… marqué par de graves différences entre pays riches et pays pauvres, un monde de grandes inégalités au sein des pays entre les catégories aisées et les catégories démunies, et ces inégalités ne font que s’accentuer ».
Ces observations ne sont pas faites par un dirigeant syndical ou un chef d’Etat du Tiers monde, mais par James Wolfensohn, qui était à l’époque président de la Banque Mondiale, à la Conférence Internationale du Travail (juin 1997 à Genève).
La même Banque Mondiale qui, depuis des dizaines d’années, fait l’apologie de l’économie ultra-libérale et traite de « romantiques » ou d’exaltés ceux qui demandent plus de justice sociale et de solidarité dans le développement.
C’est le signe évident que la situation actuelle inquiète certains des gestionnaires du grand capital, et que les plus lucides d’entre eux souhaitent peut-être quelques réaménagements de l’ordre actuel.
Leur but est sans doute d’assurer leur sécurité et celle de leurs capitaux en s’efforçant d’amortir les effets de ce qu’on pourrait appeler la hausse tendancielle des inégalités, et qui est illustrée par le tableau suivant :
Rapport entre pays riches
Et pays pauvres
- 3
- 44
- 72
- 86
Ce tableau signifie que le fossé qui sépare le revenu des pays riches et celui des pays pauvres s’approfondit régulièrement depuis deux siècles, c’est-à-dire depuis le début du système capitaliste. Alors que la différence entre les deux groupes était de l’ordre de 1 à 3 elle est aujourd’hui de 1 à 86, ce qui signifie qu’un habitant de l’Europe ou des Etats-Unis dispose de 86 fois plus de ressources qu’un habitant de l’Afrique, de l’Asie du sud ou de l’Amérique latine.
Si on divise la population mondiale selon son revenu en 5 groupes d’égale importance (soit environ 1300 millions de personnes chacun) on constate que durant le dernier quart de siècle seul le groupe des plus riches a amélioré sa part dans la richesse mondiale. Tous les autres groupes s’appauvrissent. Les classes moyennes (groupe 2 et 3) sont laminées et perdent la moitié de leurs revenus. Quant aux plus pauvres (groupe 4 et 5) ils ne possèdent plus désormais que des ressources marginales, qui leur permettent à peine de survivre. Mais le groupe des plus riches concentre désormais à lui seul 5 fois plus de richesses que toutes les autres catégories réunies, soit les 80 % des habitants de la planète. C’est ce qu’on appelle la société des 20 %, qui commence déjà dans certains pays à se calfeutrer dans des territoires et des quartiers résidentiels protégés, parfois même gardés par des milices privées.
Que vont devenir les autres habitants de la planète ? Se résigner à une existence misérable dans leurs périphéries et leurs banlieues ? Ou au contraire se radicaliser avec l’intégrisme et les extrémismes les plus violents ? N’y a-t-il pas, entre la soumission pure et simple et la révolte anarchique, les émeutes de la faim et les explosions sociales sans perspectives, une possibilité de solution plus rationnelle, et aussi plus efficace ?
Peut-on « maîtriser la mondialisation ?
La mondialisation dans sa forme actuelle peut-elle être améliorée ? Est-il possible d’utiliser les immenses potentialités productives, techniques et scientifiques, accumulées jusqu’ici, non pas pour le seul enrichissement de quelques-uns, mais pour réduire progressivement les inégalités entre les pays et les catégories sociales ?
Ce serait l’intérêt des uns et des autres. La « crise mexicaine » il n’y a pas si longtemps a contraint les Etats-Unis, (avec le FMI et la Banque mondiale) à fournir plus de 50 milliards de dollars à leur voisin du Sud pour éviter l’effondrement de son économie (et celle de ses voisins). Malgré cela les exportations américaines vers ce pays ont dû être réduites de moitié, et l’émigration mexicaine vers le Nord s’est accélérée, en dépit de toutes les mesures de « protection » des frontières par les USA, dans des proportions considérables.
Il en a été de même, tout récemment encore, pour la Thaïlande, les Philippines, la Corée du sud et aujourd’hui encore l’Indonésie, dont les difficultés économiques et financières risquent de déstabiliser tout le sud-est asiatique. Et de proche en proche, par suite de l’imbrication et de l’interdépendance des relations commerciales, une grande partie de l’économie mondiale.
Les crises de ce genre ne peuvent entraîner que la déstabilisation des pays et l’aggravation de la misère des populations. N’est-il pas terrible d’assister aujourd’hui (et sans doute plus encore demain) au spectacle hallucinant de ces « émigrés du XXI éme siècle », Africains, Kurdes ou Albanais fuyant la famine et la terreur, agglutinés dans des embarcations de fortune et cherchant désespérément à rejoindre les côtes espagnoles, grecques ou italiennes comme s’il s’agissait d’un paradis, et n’y trouvant le plus souvent – s’ils n’ont pas été engloutis auparavant dans la mer- que des policiers et des camps pour les accueillir et les renvoyer dans leurs pays ? Il y a des problèmes de pauvreté qu’il convient de prendre en charge à l’échelle mondiale d’une façon novatrice.
N’est-il pas souhaitable, dans ces conditions, ne serait ce que pour éviter de nouvelles convulsions dommageables à tous, d’envisager d’ores et déjà une profonde réforme de l’ONU ou la création de nouvelles institutions internationales capables de garantir une régulation que le marché mondial ne veut et ne peut plus assurer ? Ce serait peut être aussi le meilleur moyen de contrôler autant que faire se peut, des activités parfois obscures et contestables du FMI, de la BIRD et des firmes multinationales, qui portent si souvent atteinte aux droits au développement des pays de l’hémisphère sud.
Ce que demandent en général ces pays ce n’est ni la charité ni la bienfaisance médiatisée, mais des relations plus justes, des échanges plus équitables, et des mécanismes de solidarité à l’égard des plus pauvres de façon à créer les conditions, non pas d’un développement homogène, égal pour tous – ce qui ne peut être qu’une vue de l’esprit – mais d’une formule de « co-développement » d’une croissance plus équitable, c’est-à-dire un peu plus rapide pour les moins avancés.
Serait-il interdit d’imaginer une mondialisation plus « sociale », plus soucieuse des conditions de vie des hommes, moins indifférente en matière de solidarité ? Déjà l’ultra-libéralisme se heurte à ses propres contradictions. Des hommes dans les pays industrialisés, de plus en plus nombreux – chercheurs, syndicalistes, entrepreneurs, philosophes, chômeurs, et cadres licenciés – contestent sa logique inhumaine et commencent à explorer des voies nouvelles, plus favorables aux millions d’exclus, de marginalisés, de sans-travail, qui comprennent aujourd’hui qu’ils ne peuvent attendre d’amélioration à leur sort que de leurs propres efforts.
Quant aux pays en voie de développement, principales victimes d’une mondialisation qui se contente de leur jeter quelques miettes pour mieux leur extorquer l’essentiel, ils doivent admettre que leur résistance isolée ne les mènera à rien. Les concessions permanentes et les sourires aux géants qui leur font face n’auront pas plus d’effet, pour reprendre la formule imagée de l’économiste suédois Gunnar Myrdal que de « cracher dans la mer ».
Il est vrai que les formules « d’aide au développement » et de « lutte contre la pauvreté » n’ont pas obtenu jusqu’ici le succès escompté. Le rapport du PNUD pour 2005 constate par exemple que, depuis 1990, le revenu par habitant dans les pays riches a augmenté de 6070 dollars. Mais durant le même temps l’aide aux pays pauvres par habitant a encore diminué.
Cette situation appelle bien entendu un effort plus grand pour stimuler la solidarité internationale. Mais elle exige surtout, dans les pays du Sud, une mobilisation plus importante et des efforts de développement plus grands.
Les ententes entre Etats, les cartels de producteurs, les unions régionales et les accords bilatéraux ou multilatéraux de coopération assureraient à ces pays plus d’atouts dans les négociations à venir. De même que la recherche d’alliances à l’intérieur du monde développé, en tenant compte des nouveaux pôles, économiques et identitaires, qui commencent à fissurer le bloc du nouvel impérialisme.
Conclusion
La mondialisation de l’économie peut-elle déboucher sur une « société planétaire » harmonieuse et équilibrée ?
Certains le croient, faisant confiance à l’homme et à la raison, le développement anarchique du monde actuel ne pouvant mener qu’à l’impasse, à la destruction de la nature, aux confrontations sociales, à des explosions d’ores et déjà prévisibles et qui risquent de ramener l’humanité à des siècles en arrière.
Ceux-là pensent que les forces du marché peuvent être « humanisées », qu’un pouvoir supra-national ne pourra manquer d’émerger avec le temps pour assurer la « global gouvernance » de la planète, c’est-à-dire une espèce de gestion régulée qui s’accompagnerait du déclin des souverainetés nationales et de l’effacement progressif des frontières.
D’autres par contre estiment que les mécanismes du marché, plus contraignants que des engrenages d’acier, sont d’ores et déjà entraînés dans une dynamique incontrôlable, qui ne peut par nature se satisfaire d’aucune régulation.
Les grandes firmes multinationales qui dominent l’économie mondiale ont besoin pour leurs capitaux d’une liberté de mouvement totale, pour leur permettre d’investir, de transférer ou de restructurer les entreprises selon leurs objectifs propres de rentabilité et de profits.
En exigeant « tout le pouvoir au marché » elles contribuent à réduire les capacités d’intervention des Etats-nations et à limiter au strict minimum – sinon à supprimer complètement – les objectifs sociaux et les espoirs de développement de ces derniers.
A voir les désordres financiers, les crises sociales, la pollution, la criminalité et même les guerres qui secouent le monde actuel, on peut légitimement se demander si le capitalisme, même mondialisé, est vraiment capable de résoudre les graves problèmes de la planète. Et si les recettes ultra-libérales de l’OMC, de la BIRD et du FMI ne contribuent pas au contraire à les aggraver.
Ceux qui ont salué en son temps la chute du communisme, espérant y voir le début d’un monde nouveau, doivent aujourd’hui se rendre à l’évidence : la seule nouveauté c’est que les riches sont devenus encore plus riches, et les pauvres infiniment plus démunis. A tel point qu’une centaine de possesseurs des plus grosses fortunes du monde, concentrés à un pôle, accumulent à eux seuls autant sinon plus de revenus que 1200 millions d’êtres humains entassés à l’autre pôle. Ce qui n’est conforme ni à la morale, ni à l’éthique, ni à la religion, ni aux principes les plus élémentaires de justice et de solidarité humaine.
La victoire généralisée du capitalisme, qu’on persiste à appeler avec pudeur mondialisation, sans doute pour accréditer l’idée qu’elle est irréversible et qu’il ne sert à rien de la remettre en cause, n’a pu sécréter jusqu’ici que la haine, l’intolérance et l’intégrisme.
Ce n’est pas seulement le monde sous-développé qui paie, bien qu’il soit le plus durement atteint, c’est aussi l’univers des riches qui commence à se fragiliser en subissant ce que Michel Rogalski appelle « l’effet boomerang » ou « le choc en retour de la mondialisation »[20]. Preuve supplémentaire que personne n’est à l’abri, et que la moindre crise, en un point quelconque du monde, peut désormais se traduire par des effets insoupçonnés en tout autre endroit de la planète.
2éme partie
Repenser
le développement
L’Algérie affronte les défis de la mondialisation avec certains atouts, mais aussi avec de lourds handicaps.
Les uns et les autres résultent d’une politique de développement volontariste, à l’origine pleine de promesses, mais qui a dévié en cours de route sous l’effet d’erreurs grossières de gestion pour aboutir en fin de compte à un échec indiscutable.
Au moment de l’indépendance les problèmes se posaient pourtant d’une façon relativement simple : comment achever la libération du pays et construire rapidement une économie nationale capable de satisfaire les besoins essentiels d’une société ravagée par la colonisation et la guerre ? Comment assurer à chaque Algérien un travail, lui apprendre à lire et à écrire, l’aider à se loger et à se soigner ?
L’administration française ne laissait derrière elle que des caisses vides et des embryons d’une économie désarticulée et dépendante, tournée vers l’extérieur, avec un secteur moderne où vivaient les Européens, et un vaste arrière-pays dit « traditionnel » où s’efforçaient de survivre dans des conditions misérables les trois quarts des Algériens. Elle laissait aussi un certain nombre d’infrastructures, de logements et de domaines fonciers qui furent vite occupés par les habitants des régions littorales.
Mais l’immense majorité de la population affrontait l’indépendance dans des conditions dramatiques : plus d’un million de morts, trois millions de personnes déplacées et de réfugiés, 8000 villages détruits, la moitié des citoyens en chômage, 90 % d’entre eux analphabètes. Des problèmes difficiles assaillaient le nouvel Etat, qui ne disposait que de sa foi, de l’extraordinaire enthousiasme de son peuple et d’un capital considérable de sympathie, gagné dans le monde entier par ses sacrifices et son courage.
Dés lors la stratégie de reconstruction nationale du pays ne pouvait que :
- S’inscrire en droite ligne dans la logique de la guerre de libération, caractérisée par une volonté farouche d’indépendance et un rejet systématique de toute forme d’intervention étrangère.
- prendre en charge les aspirations sociales irrépressibles d’un peuple écrasé pendant plus d’un siècle par une colonisation féroce, et assoiffé de justice et de dignité.
Ces deux exigences complémentaires, nées de l’Histoire, allaient marquer profondément la personnalité algérienne, au point de réapparaître en filigrane à toutes les grandes étapes de l’évolution du pays.
Dès la proclamation de l’indépendance les ouvriers agricoles prenaient possession des terres abandonnées par les colons en fuite et les féodaux à leur dévotion. Ils s’opposaient ainsi aux appétits de profiteurs et de responsables pressés de se substituer aux anciens propriétaires. Du même coup ils attiraient l’attention sur l’importance et la détermination des régions rurales déshéritées, qui avaient servi de base d’appui et de réservoir de combattants à la guerre de libération. Les habitants de ces régions, paysans dépossédés de leurs terres, victimes de la politique coloniale de refoulement et de cantonnement, subsistaient péniblement sur des sols épuisés par la surexploitation, appauvris par l’érosion, la déforestation et la dégradation des terres de parcours.
Il fallait donc assurer à ces régions une priorité dans les préoccupations de l’Etat. Ce qui exigeait la rénovation et la modernisation de l’agriculture, la fabrication d’engrais chimiques, d’outillage mécanique, d’énergie, de matériaux pour les réalisations hydrauliques, les retenues d’eau et les forages. Bref il apparaissait que l’agriculture avait besoin d’un développement parallèle de certaines industries (métallurgie, ciment, chimie…).
D’où la définition vers le milieu des années 60 d’un modèle de croissance plus ou moins équilibré, assurant une complémentarité rationnelle entre l’agriculture et l’industrie, considérées l’une et l’autre comme les piliers du développement. Il n’était pas question de les opposer l’une à l’autre, ou de faire prévaloir l’une sur l’autre.
C’est seulement par la suite, et plus spécialement à partir de 1973 après la forte augmentation des prix du pétrole brut, que certains déséquilibres vont déformer gravement les évolutions du pays.
Les premiers choix de la politique de développement
Auparavant le pouvoir en place avait opté pour une forme de développement étatique, assignant à la croissance une finalité sociale. La situation du pays ne permettait d’ailleurs pas d’autre choix. L’absence – ou l’insuffisance manifeste – de capitaux privés, de techniciens et d’entrepreneurs compétents contraignaient l’Etat, à peine né, à prendre en charge lui-même, malgré son inexpérience, la construction de l’économie et l’organisation de la société.
Dès 1966 la stratégie nationale de développement (SND) fixait la voie à suivre : mobiliser toutes les ressources disponibles, y compris en récupérant les richesses nationales encore aux mains des étrangers, pour édifier une industrie moderne, base d’une économie nationale indépendante, capable de « fournir à chaque Algérien un emploi et un revenu stable »[21].
C’était l’époque des nationalisations, de la floraison des sociétés d’Etat et des grands investissements publics. En l’espace de quelques années, l’enthousiasme populaire aidant, et grâce à l’argent du pétrole, des résultats remarquables ont été obtenus : une base économique importante, des infrastructures modernes, prés de 1800 unités industrielles, de grands hôpitaux et des universités ont été édifiés. En vingt ans, de 1967 à 1986, plus de deux millions de postes de travail nouveaux ont été créés, réduisant et même supprimant ainsi complètement le chômage dans certaines régions.
Certes les industries et les emplois ainsi créés à marche forcée, davantage pour répondre à des préoccupations sociales qu’à des besoins économiques, coûtaient cher, du fait notamment des hautes technologies utilisées : un million de DA pour créer un poste de travail dans les industries publiques en 1986 (soit 4 fois plus que dans le secteur privé). De plus ces résultats spectaculaires cachaient mal la prolifération des emplois non-productifs et la pléthore des personnels administratifs peu qualifiés dans les entreprises d’Etat.
Parallèlement une politique sociale volontariste s’efforçait d’améliorer rapidement le niveau de vie des populations :
- Gratuité totale de la médecine.
- Généralisation de l’enseignement à tous les niveaux.
- Subventions importantes aux prix des produits de base : pain, lait, semoule, huile, sucre, énergie, transports, etc.
- Pensions aux victimes de la guerre, bourses généralisées aux étudiants, cantines scolaires.
- Protection sociale très large, avec allocations familiales et retraites relativement généreuses.
- Suppression des zones de salaires héritées de la colonisation et alignement de toutes les rémunérations sur la zone la plus favorisée.
Ainsi d’importantes ressources, prélevées pour l’essentiel sur les revenus des hydrocarbures, transitaient par divers canaux en direction de la population, y compris paradoxalement des couches les plus aisées, qui étaient les premières à profiter des soins gratuits, des transferts à l’étranger, des bourses d’Etat, des bas prix de l’énergie et des produits alimentaires.
Toutes ces mesures, décidées le plus souvent par simple intervention administrative, sans étude préalable de leurs implications et de leurs coûts, sans ciblage des catégories sociales réellement concernées, dénotaient une dérive populiste dangereuse, en ce sens qu’elles refusaient la prise en compte des réalités économiques et encourageaient ainsi les « masses populaires » à tout attendre de l’Etat, au détriment de l’effort personnel, de l’esprit d’initiative et du travail.
Il a suffi de l’effondrement du prix du pétrole en 1986 pour remettre en cause la plupart de ces mesures et révéler au grand jour les perversions auxquelles certaines d’entre elles ont abouti.
Dans le même temps l’appareil de production péniblement mis en place depuis l’indépendance, et censé prendre le relais des actions de soutien au développement, entrait également en crise, accumulant les déficits et révélant son incapacité à se financer lui-même.
Deux chiffres illustrent cet échec :
- D’abord le taux de croissance de l’économie qui, après avoir atteint 8 % par an au début du processus d’industrialisation, a connu une baisse tendancielle rapide, tombant à 4 %, puis à 2 %, puis 0 % en 1986, et devenant négatif après cette date, malgré les énormes efforts financiers de l’Etat.
- Ensuite le coefficient marginal du capital, qui a grimpé à l’inverse durant la même période de 3 à 10, ce qui veut dire que l’efficacité de l’investissement a fortement diminué, puisqu’il faut désormais investir 10 dinars pour créer 1 dinar de revenu dans l’année, alors qu’il en fallait seulement 3 auparavant.
Production en baisse, productivité très faible, endettement (intérieur et extérieur) en forte hausse, pénuries : la preuve était ainsi faite que « l’option socialiste » en dépit de la générosité de ses objectifs, débouchait sur une bureaucratie inefficace, incapable de réaliser autrement que dans les discours ses slogans de « vie meilleure ».
Il apparaissait en tout cas, en Algérie comme dans d’autres pays d’Afrique, d’Asie et d’Europe orientale, que des valeurs comme la concurrence, le marché libre, la compétition, l’intérêt personnel, c’est-à-dire les valeurs classiques du capitalisme, jouent dans le développement un rôle beaucoup plus dynamique et obtiennent des résultats plus importants, que la planification centralisée, la gestion étatique, l’appel à un intérêt collectif abstrait derrière lequel se cachent le plus souvent, en l’absence de transparence et de démocratie, les privilèges de quelques-uns.
Les méfaits du parti unique
La première grande erreur de l’expérience algérienne de développement fut sans doute de transformer le FLN, ce formidable rassemblement des énergies nationales, qui venait d’accomplir avec succès sa mission historique de libération, en parti politique. Et qui plus est en parti unique, excluant ainsi toute autre forme d’expression organisée des citoyens et ouvrant la voie à la confiscation de l’indépendance, œuvre de tout un peuple, par de petits groupes de personnes s’estimant investies de la mission de diriger le pays.
Sous prétexte d’éviter les dissensions et de maintenir durant la période d’édification nationale l’unité réalisée pendant la guerre de libération, on se mit à étouffer les sensibilités politiques, à combattre les avis divergents, à faire taire les critiques. On se mit aussi à caporaliser les organisations populaires, en leur imposant des dirigeants choisis dans les appareils du parti unique, non pour leur compétence et leur dévouement aux intérêts du peuple, mais le plus souvent pour leur opportunisme et leur esprit de soumission.
C’était la meilleure façon de détruire le ciment de l’unité et de distendre les liens que les souffrances de la guerre, supportées en commun, avaient tissé entre toutes les composantes de la nation.
L’expérience historique a montré qu’un système de parti unique ne peut déboucher que sur la dictature et le totalitarisme, c’est-à-dire l’antithèse d’un développement national authentique. Ceci est vrai partout dans le monde mais plus spécialement dans les pays peu développés, où la fragilité des institutions nouvellement mises en place, l’absence d’une société civile, le caractère encore embryonnaire des classes sociales et de leurs organisations, ne permet pas dans un premier temps l’émergence d’un contre-pouvoir capable d’assurer la régulation de la vie politique. De plus dans le cas de l’Algérie la disparition, durant les longues années de la guerre de libération, des cadres les plus politisés et les plus conscients, a favorisé la montée d’éléments souvent peu préparés à l’exercice de responsabilités nationales.
Dans ces conditions, la gestion du pays ne pouvait s’effectuer qu’à travers des clans, des groupements d’intérêts informels à base tribale ou régionale, ce qui se traduisait au niveau de l’Etat par des visions étroites, sectaires, menant à l’exclusion des compétences, et même à la répression violente des concurrents, ou des adversaires. Seule l’Armée, à cette première époque, dispose de la dimension nationale et de la force matérielle nécessaires à l’affermissement de l’Etat. C’est d’ailleurs ce qui explique sa nécessaire participation à la gestion politique du pays. Mais l’armée elle-même, née de la société, reflète nécessairement les idées et les courants qui traversent cette dernière. Chargée d’assurer notamment la défense de la République et la protection des frontières, elle sait l’importance des équipements modernes, de la formation technique de ses membres, des capacités d’organisation et de production industrielle du pays. C’est pourquoi elle est directement concernée en tant qu’institution, par le développement national et l’émergence d’une société libre et d’élites qualifiées.
C’est exactement le contraire de ce qu’apporte le parti unique, dont l’intégration de fait au pouvoir se traduit par l’autoritarisme, le népotisme, la cooptation des cadres sur la base de critères subjectifs ou de liens familiaux. Faut-il rappeler ici que l’article 120 des statuts du parti du FLN interdit l’accession à un poste de responsabilité de tout cadre non membre du parti, fut-il grand spécialiste international ou professeur d’université ? Ainsi étaient brisées les initiatives et éliminées les compétences, alors que des arrivistes, se faufilant dans les appareils du Parti, se faisaient délivrer des cartes de « militants » ou des « attestations communales » qui les propulsaient au plus haut niveau des institutions, de l’Economie et de l’Etat.
La désignation des cadres n’obéissait pas en règle générale à des critères d’expérience professionnelle ou d’aptitudes prouvées, mais à des considérations partisanes subjectives. Le plus roublard, le mieux « pistonné », le plus opportuniste était sûr de grimper rapidement les échelons de la hiérarchie. Quant aux cadres dévoués et loyaux leur franchise les empêchait de faire long feu. Et leur honnêteté même devenait le prétexte à leur élimination.
Un important général, ancien chef d’Etat-major de l’armée, explique ainsi que, même pour désigner le plus haut responsable de l’Etat, on faisait appel au moins brillant et au plus malléable. Se référant à un ouvrage littéraire connu[22] il déclare : « Au niveau du sommet les responsables désignent toujours celui qu’on peut facilement manipuler. On ne se désigne pas soi-même. On ne va jamais directement au feu. On désigne quelqu’un d’autre. C’est toujours ainsi que cela se passe, dans tous les pays de système unique, de parti unique »[23].
Il est clair en tout cas que de telles méthodes ne peuvent que décourager la société, freiner le développement, accélérer la fuite des cerveaux et tarir les flux d’investissements étrangers, pourtant indispensables à la croissance.
Ce n’est d’ailleurs pas seulement en matière de développement économique et social que le système du Parti unique dilapide les atouts et les potentialités du pays. C’est aussi dans tous les autres domaines de la vie politique, sociale et culturelle qu’une poignée de responsables, dispensés de tout contrôle démocratique, imposent à la société d’une façon unilatérale des décisions qui auraient pourtant exigé au préalable des débats et des confrontations d’idées ouvertes à tous.
Tous les dirigeants de Partis uniques se créent des mythes de profondeur historique pour justifier et légitimer leurs pouvoirs. Un historien algérien note que certains responsables sont allés jusqu’à mettre en cause l’identité même de la nation, en interdisant pratiquement aux Algériens de parler la langue de leurs ancêtres, ou en falsifiant l’Histoire pour présenter ces ancêtres comme des étrangers venus de Mésopotamie ou d’autres régions du Moyen-Orient. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, de telles aberrations continuent à être enseignées à nos enfants, pour « les préparer à devenir des Arabo-Islamistes et non des citoyens algériens d’abord »[24].
Ce sont sans doute les mêmes responsables qui, pressés de réaliser leur « révolution culturelle », peinturluraient il y a quelques années les panneaux indicateurs sur nos routes pour que Blida devienne El Bouleïda, Oran Wahran et Constantine Qacentina.
Triste manière, vraiment, de faire face aux défis du XXI ème siècle !
La contribution nécessaire du secteur privé
Deuxième grande erreur : la volonté de faire de l’Etat le dirigeant exclusif de la politique de développement. Ce qui a conduit à la sous-estimation, et même à la marginalisation du secteur privé national.
Déjà écrasé par la colonisation, ne représentant plus en 1954 que 7 % de l’ensemble des investissements réalisés dans le pays, limité à de petites industries agro-alimentaires et textiles, ce secteur n’a pu jouer un rôle significatif durant la guerre de libération. Sa faiblesse même, et sa relative intégration à l’économie coloniale, ont accru la méfiance à son égard.
Au lendemain de l’indépendance, l’accaparement du pouvoir par une petite bourgeoisie rurale pauvre mais ambitieuse, a achevé de l’éliminer. La nationalisation des biens abandonnés par les occupants se fit, dans les villes comme dans les campagnes, au bénéfice des couches populaires les plus actives, mais aussi les moins préparées à l’exercice de la gestion économique. Les terres, les domaines fonciers, les usines, les hôtels, les immeubles, et même des épiceries et de petites boutiques de coiffeurs furent placés en « autogestion ».
C’est l’époque où le premier président de la République, au lieu d’appeler à l’unité la plus large pour la reconstruction du pays, annonçait au contraire son intention de « faire fondre la graisse » de la bourgeoisie algérienne. Une bourgeoisie qui n’existait alors que dans les théories dogmatiques de certains conseillers étrangers, se réclamant du socialisme, mais totalement ignorants des réalités politiques et sociales de l’Algérie.
A trop vouloir combattre la « bourgeoisie nationale » on en arrivait en effet à oublier le véritable ennemi : la bourgeoisie coloniale qui possédait encore l’essentiel des richesses du pays (mines, pétrole, banques, etc. …). Les changements opérés dans l’appareil du pouvoir à partir de 1965, bien que positifs en matière d’acquis économiques et sociaux, n’ont cependant rien changé au sectarisme anti-privé. Bien au contraire certains ministres, notamment dans les secteurs productifs (industrie, BTP, agriculture, transport, etc. …) annonçaient publiquement leur intention d’éliminer les entrepreneurs nationaux, qu’ils soumettaient de diverses façons à de lourdes contraintes, alors même que les grandes sociétés étrangères étaient accueillies à bras ouverts.
Ce sectarisme outrancier se manifesta encore plus fortement à partir de 1971 avec la Révolution agraire qui, bien que partant de principes justes, n’en a pas moins connu dans son application des déviations regrettables. Au lieu de se contenter de nationaliser et de redistribuer les propriétés de la colonisation (2.700.000 ha des terres les plus riches) et celles des grands propriétaires fonciers traîtres à la cause nationale (environ un million d’hectares) les lois agraires ont décidé par suite de la démagogie populiste ambiante de frapper la propriété moyenne (de 10 à 15 ha) et même la petite propriété dans les zones irriguées.
Certes les dimensions maximum en hectares n’étaient pas officiellement fixées, par suite des grandes différences dans la qualité et la rentabilité des sols, mais le législateur avait fixé un revenu plafond à toute propriété terrienne, revenu qui ne devait pas dépasser « trois fois le salaire d’un ouvrier agricole travaillant 225 jours par an ».
Le salaire minimum agricole garanti (SMAG) étant alors de 8 dinars par jour, il s’en suit que le revenu maximum d’une propriété ne pouvait dépasser 8x225x3 soit 5.400 dinars par an, c’est-à-dire une somme équivalente à l’époque à la rémunération d’un petit fonctionnaire. On conçoit le mécontentement des 200.000 agriculteurs menacés d’expropriation. Dès l’année 1972 la production se mit à stagner et l’Algérie, jusque là exportatrice nette de produits agricoles, devenait importatrice.
Cette vision réductrice et sectaire à l’égard du secteur privé allait trouver, en 1976, un habillage idéologique dans la charte nationale, qui définissait ainsi les « forces fondamentales de la Révolution »[25].
- les travailleurs
- les paysans
- les djounoud
- la jeunesse
- les éléments patriotiques révolutionnaires
Comme on le voit, cette analyse sociologique, qui se réfère de toute évidence au modèle des « révolutions socialistes » d’Europe et d’Asie, néglige totalement la contribution pourtant nécessaire au développement de la bourgeoisie nationale. Pas de référence non plus aux classes moyennes : artisans, commerçants, professions libérales, ni même aux intellectuels, dont le rôle est pourtant considérable dans toutes les sociétés. Le secteur privé n’est toléré que s’il est « non exploiteur », c’est-à-dire « s’il n’emploie pas à son profit d’autres travailleurs dans son activité professionnelle ».
Ce qui exclut évidemment toute entreprise, même artisanale ou de petite dimension, utilisant une main d’œuvre salariée. Quant aux paysans ils représentent selon la Charte « la partie la plus déshéritée du peuple algérien » ce qui signifie qu’il s’agit seulement, pour les rédacteurs du texte, des paysans pauvres et sans terre, et non de la petite et de la moyenne bourgeoisie rurale, qui fait pourtant partie de la paysannerie.
Ainsi la Charte Nationale, en dépit de son souffle libérateur et de ses idées généreuses, contribuait en réalité dans ce domaine à rétrécir les bases sociales de la politique de développement, limitées dans la pratique aux seuls salariés du secteur public et aux ouvriers de l’autogestion.
D’importantes couches sociales, bien que directement intéressées par l’édification de l’économie, se sentaient marginalisées ou peu concernées. Les entrepreneurs, les industriels, les agriculteurs, les commerçants refusaient de s’engager et d’investir leurs capitaux. Se heurtant aux multiples obstacles érigés par une administration bureaucratique, souvent même de brimades et de tentatives de corruption, ils se tournaient de plus en plus vers les activités commerciales, les opérations de vente et d’achat, le secteur informel.
En accaparant la gestion économique du pays en plus de sa gestion politique, et en refusant d’y associer la bourgeoisie nationale productive, l’Etat a contribué à l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, improductive et prédatrice, incrustée dans les institutions publiques et s’enrichissant dans les situations de rentes et les activités parasitaires, freinant ainsi la croissance économique et s’opposant à toute tentative de réformes ou de changements.
L’erreur des « éléments patriotiques révolutionnaires » – c’est-à-dire en réalité du groupe dirigeant de l’époque – est d’avoir cru que le « socialisme » pouvait être réalisé par des injonctions autoritaires dans une société encore sous-développée et arriérée à bien des égards. Alors que les théoriciens du socialisme ont toujours insisté sur le fait que ce mode de production ne peut se réaliser réellement que dans les sociétés les plus avancées au plan industriel et scientifique, c’est-à-dire de sociétés disposant de forces productives suffisantes pour satisfaire les besoins essentiels de leurs membres, les éduquer et élever leur niveau de conscience.
En d’autres termes, cela signifie que ce n’est pas le socialisme qui crée le développement, mais le développement qui crée les conditions du socialisme. Or le développement – toutes les expériences historiques le confirment – ne peut se réaliser qu’avec l’émergence d’entrepreneurs et de capitalistes nationaux capables de créer, de produire, d’industrialiser, d’investir. Ce qui contribue à créer des emplois, à distribuer des revenus réels et donc à moderniser et à élever le niveau général du pays. Même si – et c’est une chose naturelle – la bourgeoisie est motivée avant tout par la recherche du profit.
La fascination industrielle
Impressionnés par la puissance matérielle des pays occidentaux, dont ils avaient longtemps subi la domination directe, les nouveaux Etats du Tiers monde – et plus particulièrement leurs élites dirigeantes – ne pouvaient pour la plupart que rêver de les imiter. Estimant que la force de l’Occident est le résultat de ses capacités industrielles ils en sont venus tout naturellement à considérer l’industrie comme l’élément essentiel de leur développement et la garantie de leur indépendance.
Puisque les pays dits « développés » avaient tous une industrie puissante, il fallait que nous construisions en priorité une industrie puissante. Puisqu’ils produisaient de l’acier il fallait que nous produisions de l’acier. Puisqu’ils avaient de grands complexes industriels il fallait que nous ayons nous-mêmes de grands complexes industriels.
On refusait alors d’entendre ceux qui osaient prétendre que le développement et l’indépendance signifient d’abord la capacité pour chaque peuple de subvenir lui-même à ses besoins et de produire lui-même les moyens nécessaires à son existence (nourriture, vêtements , outils, éducation…). Et donc qu’il fallait d’abord – et c’était à la fois plus facile et moins coûteux – développer l’agriculture et les petites industries de consommation.
Cette voie fut jugée trop lente, notamment par les pays disposant de ressources pétrolières, et désireux de réaliser une croissance accélérée. L’industrie – et singulièrement l’industrie lourde – édifiée par l’Europe au cours de plusieurs siècles d’évolution, de sacrifices sociaux et de difficultés de toutes sortes, devint ainsi pour bien des Etats du Tiers monde le symbole du développement, satisfaisant à la fois les sentiments nationalistes encore vivaces et les espoirs de vie meilleure de la majorité de la population.
Il s’agissait là en réalité d’un phénomène de mimétisme, né des frustrations du sous-développement, et qui contribuait d’autant plus à idéaliser le modèle occidental que, paradoxalement, le premier pays du monde se réclamant du socialisme, l’URSS, s’assignait de son côté comme objectif de « rattraper » le niveau économique des Etats-Unis et de l’Europe, considérés par conséquent comme le nec plus ultra du développement. Il fallait ainsi produire dans le plus bref délai historique possible autant sinon plus de tonnes d’acier, autant sinon plus de KWH d’électricité, autant sinon plus d’armements.
De tels choix, nécessitant une planification centralisée et des investissements très lourds, ne pouvaient être assumés que par l’Etat. Ils ne permettaient aucune concertation préalable, aucune participation réelle des citoyens. Ils n’autorisaient aucun assouplissement conforme aux réalités et aux possibilités du pays, et devaient donc être imposés à la société d’une façon autoritaire.
Cette conception étatiste du développement, longtemps recouverte de l’étiquette du « socialisme » ne pouvait déboucher que sur une centralisation excessive et anti-démocratique, permettant au Parti unique, instrument du pouvoir politique, de régner en maître sur le pays, sans tenir aucun compte de ses particularités ou de la volonté de ses habitants.
Il n’était donc plus question de prendre en compte le savoir-faire local, les modes de vie anciens, les vieilles techniques agricoles et artisanales qui avaient fait vivre des générations entières et qu’il convenait certes d’enrichir, de moderniser et de faire évoluer, mais sans rupture brutale, ni rejet méprisant.
Du reste les technologies du secteur traditionnel ne résultent pas nécessairement du conservatisme des fellahs, ou de leur incapacité d’innovation. Elles découlent au contraire le plus souvent des conditions naturelles existantes et révèlent les facultés d’adaptation des paysans algériens à leur milieu[26]. Ainsi le nomadisme pastoral est la conséquence logique de l’insuffisance des pâturages. Quant à l’utilisation des engrais chimiques chacun sait qu’elle est impossible dans des régions à faible pluviométrie (moins de 400 mm par an sur les Hauts-plateaux)
Un développement authentique, adapté aux conditions ambiantes et donc plus facilement accepté par les populations, aurait exigé dans un premier temps des investissements légers à maturation rapide (construction de petits barrages, forages de puits, travaux d’irrigation, rénovation des sols, formation technique des paysans, etc.…)
Dans une seconde phase les investissements se seraient étendus à l’industrie et aux infrastructures, montant progressivement dans la gamme des technologies pour aboutir enfin aux grands complexes après une longue période d’apprentissage, d’initiation aux activités industrielles et surtout de formation des ouvriers et des cadres de gestion.
Mais les décideurs à l’époque voulaient aller vite. Il leur fallait penser à de grandes réalisations immédiates, avant de réfléchir au long terme. La fascination du « développement » ne concernait d’ailleurs pas seulement les jeunes universitaires formés à l’étranger durant les années de guerre. Elle était aussi et surtout le fait de nombreux combattants et cadres de la lutte de libération, témoins révoltés du dualisme de la société coloniale où le niveau de vie de la minorité européenne était infiniment plus élevé que celui des Algériens[27].
Installés eux-mêmes dans les résidences et les fonctions abandonnées par les Européens, mais encore dépourvus de projets de société élaborés et de modèles positifs, ils ne pouvaient envisager d’autres choix. D’autant plus que les idées d’industrialisation, de croissance et de développement dominaient alors la pensée du Tiers monde et constituaient des forces d’entraînement irrésistibles.
La facilité relative du financement des projets, due aux ressources pétrolières et au soutien multiforme d’une grande partie de la communauté internationale, poussaient aussi dans cette direction.
Il aurait fallu certes réfléchir profondément à ces nouveaux concepts, se demander ce que peut bien signifier le développement pour des sociétés parvenues à des niveaux complètement différents d’évolution, et baignant dans des milieux culturels, sociaux, économiques et historiques souvent très éloignés les uns des autres. Le « modèle » occidental était-il valable partout ? Pouvait-on le généraliser dans tous les continents ? En d’autres termes la construction d’un capitalisme national – ou à l’inverse d’un socialisme spécifique – est-elle la voie unique et inévitable de l’édification économique des jeunes Etats émergeant sur la scène mondiale à la faveur de la décolonisation ?
Rêves et réalités
Dans les conditions des années 1960, marquées par l’effondrement du système colonial et la victoire des mouvements de libération nationale à travers le monde entier la réponse ne pouvait être que négative. Pour la plupart des jeunes Etats le capitalisme se confondait avec la colonisation et les souffrances séculaires de leurs peuples. Encouragés par la présence d’un camp socialiste mondial, et portés par l’immense espoir qui déferlait alors sur le Tiers monde ces nouveaux Etats crurent de bonne foi qu’il était possible d’éviter la lente et pénible construction d’une économie capitaliste, telle que l’avaient vécue durant des siècles les pays européens.
Rêvant d’un passage rapide au « socialisme » c’est-à-dire à une société d’abondance et de justice capable de satisfaire rapidement les immenses besoins de populations longtemps asservies et misérables, ces nouveaux Etats voulurent brûler les étapes. Mais leurs illusions impatientes se heurtèrent très vite à de dures réalités.
Le socialisme, tel qu’imaginé par des générations de penseurs, ne peut naître que de sociétés pleinement développées, disposant de forces productives immenses, d’un niveau culturel et scientifique élevé, où le travail devient non seulement une nécessité mais un besoin pour tous les individus. En aucun cas le socialisme ne peut se construire sur la misère et l’ignorance, quand les hommes se préoccupent avant tout de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires, quand la faim et la pénurie les lancent les uns contre les autres dans des luttes souvent sanglantes pour le pouvoir et parfois même pour la vie.
Poussés par la pression des couches sociales défavorisées, qui exigeaient la satisfaction rapide des promesses de la Révolution, et soucieux également de légitimer leur pouvoir, acquis à l’issue de luttes fratricides, les nouveaux groupes dirigeants, disposant de ressources pétrolières fortement valorisées dans les années 1970, ont cru pouvoir « acheter » le développement, comme on achète des produits commerciaux, des usines, des technologies ou des services.
La stratégie des « pôles de développement » et de leurs effets d’entraînement (François Perroux) ou celle des « industries industrialisantes » (Destanne de Bernis) bien qu’élaborées dans un autre contexte et à d’autres fins, venaient à point nommé conforter les visions du pouvoir et leur servir de caution théorique.
Il s’agissait à l’origine pour ces théories d’assurer une croissance industrielle cumulative et auto-entretenue, par des investissements capables de stimuler les relations intersectorielles, notamment avec l’agriculture dont la demande (outillage mécanique, tracteurs, engrais chimiques, matériaux de construction) devait favoriser en amont du processus la naissance de nouvelles industries de biens d’équipement. Puis de proche en proche en aval la création d’industries légères (textiles, semouleries, agro-alimentaires), chacune alimentant les autres et lui servant en même temps de débouché.
De même avec le Bâtiment, les travaux publics, l’Hydraulique, tous fournisseurs de constructions immobilières et d’infrastructures, et en même temps gros consommateurs de ciment, de briques, de produits métallurgiques etc.
La démarche était cohérente. Bien que ne tenant pas suffisamment compte des capacités humaines, professionnelles et financières du pays, et des difficultés que cela allait entraîner. Quoi qu’il en soit le pré-plan triennal (1967-1969) et le premier plan quadriennal (1970-1973) permirent ainsi le lancement de 400 grands projets industriels, parmi lesquels :
- la sidérurgie de Annaba (une aciérie à oxygène et un laminoir à chaud)
- une usine de moteurs-tracteurs à Constantine
- une usine de machines agricoles à Sidi-Bel-Abbès
- un complexe de vannes et pompes à Berrouaghia
- deux gazoducs et deux oléoducs
- une usine de liquéfaction de gaz à Skikda
- une raffinerie à Arzew
- des cimenteries d’un million de tonnes de capacité à Meftah et à Guelma
- des minoteries, des semouleries, des unités textiles, une usine de peinture à Lakhdaria, des complexes de matières plastiques à Sétif, etc.
Des réalisations équilibrées, maîtrisables, réparties à travers tout le territoire national, créant des emplois par dizaines de milliers et éveillant à la vie moderne les régions les plus déshéritées. Il s’agissait alors de valoriser au maximum les richesses naturelles du pays et de « semer le pétrole » c’est-à-dire d’utiliser les ressources procurées par les hydrocarbures à des fins de développement de l’ensemble du territoire.
C’était l’époque où l’Algérie, forte de ses premiers succès économiques et politiques, recevait les leaders des pays non-alignés réunis en conférence, depuis le Shah d’Iran jusqu’à Fidel Castro, en passant par Saddam Hussein et l’empereur d’Ethiopie, et se faisait leur porte-parole à l’Assemblée générale des Nations-Unies pour demander l’instauration d’un nouvel ordre économique mondial.
Les premiers déséquilibres
Conçu comme élément d’intégration de l’économie, le premier plan quadriennal (1970-1973) avait prévu une répartition des ressources équitable et qui, tout en accordant une large priorité à l’industrie (45 % du total des investissements) n’oubliait cependant pas l’agriculture (15 %) les infrastructures (12 %) les secteurs sociaux (10 %) etc.
Hélas le rêve d’un développement équilibré respectant le rythme et les capacités du pays allait rapidement voler en éclats sous la pression du gigantisme industriel et les ambitions démesurées d’un nationalisme économique qui n’était en fait qu’une pâle reproduction des capitalismes dominants. L’industrie se mit à consommer 50 %, puis 55 %, et enfin 60 % de tous les capitaux du pays.
Il ne restait plus que des miettes pour des secteurs vitaux comme l’habitat, l’hydraulique ou l’agriculture. Dépouillée de ses investissements planifiés, cette dernière n’obtenait plus que 7 % seulement des ressources disponibles. Dans le temps même où l’Etat pénalisait indirectement les paysans en bloquant les prix à la production agricole, à des niveaux souvent inférieurs aux coûts réels. Ce qui aboutissait paradoxalement, alors qu’on glorifiait dans les discours la « révolution agraire » et le « socialisme » à de véritables transferts déguisés de revenus des campagnes vers les villes. Première manifestation concrète de la contradiction entre les paroles et les actes tout au long du processus ainsi engagé.
Quels échanges inter-sectoriels pouvait-on dès lors espérer ? Quel développement intégré pouvait-on réaliser ? On assista au contraire à une dichotomie grandissante entre les objectifs stratégiques affirmés dans les textes, et les décisions pratiques mises en œuvre sur le terrain.
Au point qu’il est permis aujourd’hui de se demander si les erreurs grossières de gestion économique commises à l’époque étaient vraiment des erreurs dues à l’inexpérience et à l’incompétence ou au contraire des déviations délibérées de la stratégie nationale de développement du pays, imposée en 1966 par un groupe dominant du pouvoir, mais fortement contestée par d’autres groupes ayant des visions politiques et des intérêts totalement différents.
Il n’est en tout cas un secret pour personne que la première Charte nationale, votée par référendum en 1976, et censée définir les grandes orientations de l’édification nationale, reflète en réalité en un même texte deux conceptions absolument contradictoires du développement :
- une vision techniciste, basée sur l’accumulation des capitaux et les investissements lourds, menant droit à la « pétrolisation » de l’économie et privilégiant les relations avec les grandes firmes capitalistes mondiales.
- Et une vision sociale, visant la satisfaction progressive des besoins de la population, la réalisation d’une politique de plein-emploi, et privilégiant la construction d’une économie nationale indépendante correspondant aux possibilités et aux capacités réelles du pays.
L’opposition entre ces deux tendances allait se préciser en prenant des formes multiples tout au long des années de l’édification nationale, en dépit des déclarations des dirigeants du Parti du FLN sur « l’unité de pensée » et l’affirmation répétée d’un consensus impossible.
Il était clair cependant que la première tendance, dans un contexte de mondialisation accélérée, n’allait pas tarder à devenir dominante, gonflant démesurément la place des hydrocarbures dans l’économie nationale au point que certains observateurs étrangers en sont venus à se demander avec dérision s’il existe vraiment « une économie algérienne en dehors de Sonatrach »[28].
Les excès de l’investissement
Le premier plan quadriennal avait prévu un total de 27 milliards de dinars d’investissement. Mais la multiplication des projets et le gonflement de leur volume ont porté le total des engagements pris par les opérateurs (Energie, Industrie et autres) à près de 80 milliards ! Il n’y avait déjà plus de planification. Mais il y avait de plus en plus de ces fameux « restes à réaliser » (RAR) c’est-à-dire de projets ou de segments de projets non réalisés durant la période impartie par le plan et qui devaient par conséquent être reportés sur le plan suivant. Ces procédés compromettaient les équilibres patiemment élaborés, faussaient les prévisions et marquaient ainsi l’incapacité du pays à maîtriser sa croissance et à discipliner ses opérateurs.
A partir de 1974 la griserie suscitée par l’augmentation des prix du pétrole allait accentuer la démesure. On crut alors dans certains milieux qu’on pouvait vraiment « acheter le développement » et qu’il suffisait pour cela d’avoir des devises. Sans tenir compte du niveau réel des hommes, de leur savoir-faire, en bref de tout ce qui constitue le soubassement humain du progrès matériel.
Il avait été calculé que le 2éme Plan quadriennal (1974-1977) pouvait assurer un volume d’investissement maximum de 60 milliards de dinars. Au-delà, chaque milliard supplémentaire allait correspondre inévitablement par ses effets directs ou induits, à un volume d’importations et d’emprunts extérieurs à peu près équivalent. Au-delà de 80 milliards c’était le gaspillage pur et simple. A peu près comme dans le cas d’un bidon de 10 litres dans lequel on veut à tout prix en verser 20.
Malgré cela et en dépit de l’opposition timide des organismes du Plan et de certains cadres nationaux inquiets[29] on décida d’investir … 105 milliards de dinars. Ce qui dépassait très largement les capacités nationales. D’où les conséquences inévitables :
- Allongement de plus en plus grand des délais de réalisation. Certains projets prévus pour un an mettaient quatre ou cinq ans à se concrétiser.
- Surcoûts, réévaluations, non respect des priorités.
- Multiplication des goulots d’étranglement, baisse de l’efficacité et de la productivité du travail.
- Appel accru aux capacités extérieures et à l’assistance technique de l’étranger.
Durant le premier plan quadriennal il n’y avait au total que 18 contrats signés avec des entreprises étrangères. Pendant le deuxième plan quadriennal il y en a eu 312. Le montant global de ces contrats est passé de 161 millions de dinars durant la première période à 24.752 millions dans la seconde. Avec un accroissement correspondant des charges de la Dette extérieure du pays, malgré les recettes supplémentaires considérables induites par la hausse des prix du pétrole.
Partant d’une volonté légitime de libération on aboutissait ainsi, paradoxalement, à créer de nouveaux liens de dépendance. Car les implications technologiques, économiques, financières des nouveaux projets, initiés avec les firmes internationales américaines, allemandes ou françaises, dépassaient de très loin nos capacités de contrôle, de maîtrise et de gestion. Non seulement ces nouveaux projets engloutissaient l’essentiel de nos ressources en capital et en cadres qualifiés mais ils faisaient voler en éclats tous nos équilibres budgétaires et avec eux tous nos plans de développement.
Peut-être était-ce là d’ailleurs le but secret des lobbies et des groupes de pression qui trouvaient leur intérêt dans la multiplication des opérations en devises avec l’étranger, propices à toutes les commissions occultes et aux magouilles financières de toute nature.
Plus les projets étaient importants et coûteux, plus les contrôles comptables et les vérifications matérielles devenaient difficiles, sinon impossibles dans les conditions de l’époque. Les industries légères, les constructions de logements, les projets de petite et moyenne dimension, pourtant indispensables à l’enrichissement du tissu industriel national et plus faciles à maîtriser, ne pouvaient permettre que des opérations peu « juteuses » et donc négligeables aux yeux de certains groupes d’intérêts.
Peut-être était-ce là le prix à payer pour réussir l’industrialisation, comme l’a déclaré à l’époque un des responsables du secteur. Il faut admettre alors que ce prix a été particulièrement lourd et qu’il a entraîné des effets nocifs dans la société : esprit de facilité, désaffection à l’égard du travail, et surtout apparition de phénomènes de corruption à grande échelle et à tous les niveaux, aggravés par les insuffisances du système éducatif et la médiocrité de la gestion. Certes des résultats matériels importants ont été obtenus, ainsi que des réalisations parfois spectaculaires.
Mais la griserie du succès entraîne vite la démesure. On se mit à rêver à des projets gigantesques, à des réalisations futuristes, oubliant qu’en matière de développement il ne suffit pas de vouloir, mais de pouvoir. Même pour un pays disposant de ressources pétrolières fortement valorisées, il y a des limites infranchissables dans le court terme, ce qu’on appelle les capacités d’absorption de l’investissement, en matière de qualification professionnelle, d’infrastructures, d’hydraulique, de compétences techniques, de niveau culturel, etc.
Sans tenir compte de tout cela on se mit à inscrire dans les nomenclatures du Plan des projets comme l’aciérie de Bellara (destinée à produire 10 millions de tonnes d’acier par an) le complexe d’aluminium de Msila (qui aurait asséché à lui seul toutes les ressources hydrauliques et électriques de la région), l’autoroute Transmaghreb (de la Tunisie au Maroc), etc. De tous ces grands projets, abandonnés en cours de route, seule a été menée à son terme la construction de la grande mosquée Emir Abdelkader de Constantine. Encore faut-il préciser que cette réalisation a demandé plus de vingt ans et a coûté plus de 8 milliards de dinars. D’autres projets, comme le métro d’Alger ou le complexe financier des « 1000 bureaux » ont été bloqués à mi chemin pour insuffisance de ressources, et ne devaient être repris que bien des années plus tard.
Industrialiser ? Tout le monde ne pouvait être que d’accord, mais comment ?
Construire patiemment en commençant par le « bas », de petites et moyennes entreprises, relativement maîtrisables, peu coûteuses et permettant l’apprentissage progressif de l’activité industrielle ? Ou au contraire brûler les étapes et sauter brusquement vers le « haut » c’est-à-dire les grands complexes sophistiqués qui n’apparaissent, même dans les pays les plus développés, qu’à un certain niveau d’évolution des technologies et des compétences humaines ?
L’impatience aventuriste du « grand bond en avant » de la Révolution chinoise, cherchant à vaincre le temps par l’utilisation de « raccourcis historiques » procédait il y a quelques décennies du même volontarisme utopique. Elle n’a abouti qu’à détourner les paysans de la terre et à engloutir des énergies colossales dans la construction de hauts fourneaux de village qui craquaient à la première coulée de fonte, compromettant à la fois les illusions industrielles et les potentialités agricoles du pays.
Fort heureusement les dirigeants chinois se sont rendus compte assez tôt de leurs erreurs et les ont corrigées si bien – en introduisant dans leur économie les stimulants matériels et les mécanismes du marché – que leur pays est devenu au cours des vingt dernières années une des premières puissances économiques et commerciales du monde.
Ailleurs l’industrialisme – c’est-à-dire la croyance que les machines sont capables à elles seules de régler tous les problèmes des hommes- est demeuré longtemps une espèce de maladie obscure, traînant les pesanteurs d’un secteur public incapable de se régénérer et à plus forte raison de s’adapter aux mutations économiques en cours. Car la machine, quelle que soit son importance, est incapable de remplacer l’intelligence, l’imagination et la volonté des hommes.
Echec de l’intégration économique
Etudiant l’expérience algérienne certains analystes ont noté trois conditions du succès d’une politique d’industrialisation nationale dans les pays disposant de revenus pétroliers importants :
- Neutraliser le plus rapidement possible les effets induits par l’influence des prix du brut sur l’accumulation interne. Ce qui suppose la limitation des investissements dans les hydrocarbures et l’encouragement à la montée en production des industries non pétrolières.
- Multiplier les liaisons inter-industrielles et inter-sectorielles entre activités capitalistiques, activités manufacturières et activités agricoles. Ce qui revient à accroître en priorité les opérations d’intégration économique.
- Renforcer les capacités d’intervention de l’Etat sur le processus de formation et de distribution des revenus pétroliers afin de les utiliser en priorité pour l’amélioration qualitative des efforts de développement.
Aucune de ces conditions n’a été réalisée réellement en Algérie. Si l’Etat parvient à peser dans une certaine mesure sur la répartition de la rente pétrolière (encore que les énormes besoins du secteur des hydrocarbures en matière d’investissement limitent singulièrement sa capacité de manœuvre) par contre il n’a aucune influence sur le processus de formation de ces revenus, qui est complètement intégré à l’économie mondiale.
Après trente ans d’efforts de développement l’accumulation interne est toujours fortement dépendante du prix du baril de brut. L’industrie non-pétrolière n’a pas réussi à prendre le relais des hydrocarbures, qui représentent toujours 98 % des recettes extérieures.
Certes l’industrie a enregistré durant les premières années d’édification une forte croissance en matière de production et d’emplois.
Mais il s’agissait alors d’une croissance extensive due à l’importance des investissements publics qui lui étaient accordés et au gonflement souvent excessif de sa main-d’œuvre et non à des gains de productivité, comme ce fut le cas dans les pays émergents asiatiques.
Pire encore : les effets d’entraînement espérés de cette industrialisation sur l’ensemble du système productif n’ont pas eu lieu. Bien au contraire : chaque branche industrielle, favorisée par son organisation en « société nationale » se développait selon une logique d’enclavement et d’extraversion. Elle consacrait l’essentiel de ses efforts à assurer ses propres conditions d’existence (eau, routes, infrastructures, sièges) sans se préoccuper de la coopération nécessaire avec les autres sociétés. On a même vu la plupart d’entre elles multiplier les échanges avec l’étranger et importer à grands frais des matières premières et des produits qu’on pouvait facilement trouver sur le marché national, parfois même à moindre prix.
Contrairement aux pays d’Asie – et même d’Amérique latine – qui ont commencé par développer d’innombrables petites unités individuelles et familiales, et à créer ainsi un important tissu industriel de base, pour mieux se hisser ensuite dans les échelles des technologies, le modèle algérien de développement au sommet par grands complexes sophistiqués n’a pas donné de résultats positifs.
Il n’a pas permis de réaliser l’intégration espérée de l’économie. Il n’a pas réussi à créer une branche de production de biens d’équipement qui est pourtant le moteur de toute croissance endogène, et qui aurait aujourd’hui permis à l’Algérie d’affronter dans de meilleures conditions les défis de la mondialisation. Enfin son ignorance délibérée du secteur privé n’a pas encouragé la mise en place d’un réseau de PME-PMI capable de stimuler l’essor industriel et diversifier les exportations.
Nécessité de réformes structurelles
Dans les ex-pays socialistes aussi la politique d’industrialisation accélérée a généré durant les premières années des résultats remarquables et une croissance rapide. Mais elle s’est heurtée par la suite à l’épuisement des réserves humaines, matérielles et financières. Les politiques inchangées d’accumulation sont alors devenues exagérément ambitieuses, interdisant ainsi le maintien de l’équilibre à prix stables.
Dans ces conditions la recherche administrée de la stabilité des prix engendrait des pénuries, des files d’attente et des ruptures de production à une échelle de plus en plus grande. Les tensions inflationnistes étaient amplifiées par les autorités qui, confrontées aux exigences des travailleurs dans une situation de plein-emploi, préféraient consentir des concessions économiques et sociales impossibles plutôt que des concessions politiques possibles et souhaitables[30].
Les sociétés d’Europe orientale étouffaient et entraient en crise les unes après les autres. On aurait pu certes alléger les contraintes, en allant vers une décentralisation économique et politique parallèle. Mais la logique du système ne le permettait pas. Au contraire les déséquilibres économiques persistants ont appelé de plus en plus de réglementation centrale et de répression politique.
Résultat : tous les grands mouvements démocratiques de réformes furent noyés dans le sang ou durement réprimés : 1956 en Hongrie, 1964 en Pologne, 1968 en Tchécoslovaquie. Mais la poursuite de la dégradation économique et sociale et la stagnation politique obligèrent peu à peu ces pays, puis la Chine (à partir de 1978) et même l’URSS à partir de 1987, à envisager des réformes nouvelles encore plus profondes. Il devenait nécessaire en effet de dépasser le blocage de la société, dû aux pressions contradictoires des exigences de changement, d’une part, et de la volonté des cercles dirigeants de maintenir le contrôle politique et financier de ces pays, d’autre part.
En réalité l’heure des réformes était déjà dépassée. La gravité de la situation était telle que de simples améliorations du système, même importantes, ne pouvaient plus avoir d’effet réel. Il fallait changer totalement le système lui-même, devenu perverti et obsolète, et rejeté pour cela par des sociétés entières. La « perestroïka » et la « glasnost » venaient trop tard. Elles n’apparaissaient plus que comme des tentatives dérisoires de freiner un mouvement historique irréversible.
Né du rejet de l’exploitation et des inégalités du système capitaliste le socialisme était contraint de revenir lui-même à ce système, après avoir échoué dans sa tentative généreuse, mais utopique, de créer rapidement une société juste et prospère sur la base de forces productives encore retardataires, et par conséquent incapables de satisfaire les besoins grandissants de leur population.
Mais la transition d’un système à l’autre ne peut se faire d’une façon linéaire. S’agit-il d’ailleurs bien de transition, c’est-à-dire d’une évolution à caractère progressif et régulier, ou plutôt de mutation, c’est-à-dire d’une transformation complète des éléments essentiels du système et de son mode de fonctionnement ?
L’absence de modèles de référence et d’expériences positives explique dans une certaine mesure les errements et les incertitudes constatées dans les pays de l’Est européen après la chute du socialisme. Durant les années 90 on a observé dans la plupart de ces pays l’apparition « d’économies mutantes » marquées par la coexistence de vestiges de l’ancien système (planification, mentalités dirigistes, secteur public important, populisme…) et d’éléments du nouveau (privatisation, bourgeoisie d’affaires, importations libres, activités bancaires…) exactement comme on le constate aujourd’hui en Algérie.
Mais ces éléments, faiblement articulés entre eux et manquant de cohérence, laissent la porte grande ouverte aux activités spéculatives et à l’exploitation de rentes, au détriment de l’esprit d’entreprise et de l’investissement productif. Pire, on constate même une croissance accélérée de la criminalité maffieuse et le développement de réseaux internationaux de contrebande, de drogue et de prostitution. Le retour au capitalisme – notamment en Russie – ne se réalise décidément pas dans les meilleures conditions.
La sous-estimation du secteur privé
Une autre erreur importante de l’expérience algérienne de développement réside dans l’extension excessive du secteur public, considéré comme seul capable de répondre aux besoins de l’économie planifiée, et objet de toutes les attentions, au détriment d’un secteur privé encore fragile et faible, mais indispensable à la croissance, car suscitant l’intérêt des citoyens, créant de nombreux emplois, permettant de multiplier les initiatives locales et de faire l’apprentissage de l’activité économique.
Or la concentration exclusive des ressources du pays sur le secteur d’Etat, destiné à devenir le moteur du développement, a entraîné l’étouffement des activités privées et l’absence totale d’encouragement à leur égard.
Comment en est-on arrivé là ?
Le secteur économique d’Etat, qui a joué un rôle considérable au début du processus de croissance, s’est formé progressivement sur la base de trois éléments constitutifs :
- la succession d’Etat au moment de l’indépendance, les autorités algériennes prenant en charge les entreprises et services publics existants : chemins de fer, eau-gaz-électricité, radio-télévision, etc.
- les nationalisations, opérées entre 1963 et 1971 : terres et domaines fonciers, mines, banques, assurances, entreprises industrielles et enfin hydrocarbures.
- la création d’entreprises entièrement nouvelles : sidérurgie, constructions mécaniques, chimie, électronique, etc.
Comment gérer tout cela ? l’Etat algérien s’est d’abord servi de formes juridiques reprises du droit français : soit la société nationale, soumise à certains critères de rentabilité économique et financière, soit l’EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial) ou l’Office, exerçant une activité économique de service public.
Il fallait faire face au plus pressé, pour assurer le fonctionnement des structures existantes. Des directeurs furent nommés, pour la plupart issus de la guerre de libération, mais sans aucune expérience de gestion. On pensait, honnêtement sans doute, à l’époque que l’engagement politique et le patriotisme pouvaient suppléer à l’ignorance technique et aux insuffisances professionnelles.
Au début des années 1980 le secteur d’Etat formait un ensemble quantitativement impressionnant, mais peu homogène du point de vue de ses composantes et de la qualité de son fonctionnement. Au total environ 180 sociétés nationales de grande dimension, couvrant parfois de vastes secteurs économiques ou des branches entières d’industrie, comprenant 1500 unités de production, usines ou établissements répartis à travers tout le territoire national et employant plus d’un million de travailleurs.
La plus grande partie de cet immense secteur économique résultait des programmes d’investissement volontaristes de la décennie précédente. Il était attendu que ce patrimoine, considéré comme « la forme supérieure de la propriété sociale »[31] devienne la locomotive du développement. Il n’en a malheureusement pas été ainsi. Car la propriété collective – en dépit du charme séducteur de cette terminologie – ne suffit pas en elle-même à créer les capacités de gestion, les compétences managériales, l’efficacité économique et par conséquent le succès des entreprises.
Au contraire. Les travailleurs, proclamés autogestionnaires, se sont vite rendus compte que « ce qui appartient à tout le monde n’appartient en réalité à personne ». Et que le bien théorique de tous peut devenir très vite la propriété réelle de quelques uns. Or les travailleurs ne se nourrissent pas de discours et d’idéologie. Ils veulent du concret, des améliorations véritables et rapides de leurs conditions d’existence.
Sur ce plan, malheureusement, les résultats n’étaient pas bons. En dehors de quelques rares branches d’avant-garde, de haut niveau technologique et d’organisation, comme les hydrocarbures ou la sidérurgie, on a constaté dans le secteur public des déficits grandissants, des gaspillages considérables, des décisions de gestion incohérentes, des détournements, et en fin de compte une baisse accélérée du taux de croissance et de la productivité du travail.
Au début on essayait d’expliquer ces carences par la mauvaise organisation, l’insuffisance des cadres, le manque de moyens, etc…. on se mit alors à structurer, à restructurer, à découper, à tailler et à retailler les entreprises sous prétexte de les rendre plus efficaces, plus facilement gérables. On ne réussit qu’à les désorganiser davantage et à les rendre encore moins compétitives.
Peu à peu il a bien fallu admettre que c’est la nature même de l’économie d’Etat, de la planification et du système politique qu’elle sécrète qu’il convenait de mettre en cause.
D’abord dans l’agriculture, on s’aperçut que les domaines « autogérés » qui étaient en réalité gérés – on devrait plutôt dire étranglés – par les appareils administratifs, croulaient sous le poids de nouvelles structures, de services, de coopératives, de prélèvements indus, de directives du plan et de multiples organismes chargés théoriquement de la production mais qui ne produisaient en fait que des circulaires administratives et de la bureaucratie. Les comités de gestion, composés d’ouvriers agricoles ne sachant en général ni lire ni écrire, se virent chapeautés par un directeur nommé par l’Etat. Ce qui achevait de vider l’autogestion agricole de son contenu démocratique.
De la même façon dans l’industrie, les entreprises publiques n’ont jamais été considérées comme de véritables entreprises, capables de produire et de réaliser des profits, mais comme des instruments de l’Etat, chargés d’appliquer sa politique économique, de répondre à certains besoins de la population et d’obéir aux directives du Plan central.
Or l’expérience historique montre que si le pouvoir central peut orienter le développement, il ne peut par contre ni organiser en détail les multiples activités économiques du pays ni à plus forte raison, se substituer aux entreprises et prendre les décisions à leur place. Les attitudes autoritaires et les tendances centralisatrices excessives se traduisent toujours par des phénomènes de bureaucratisation, de rigidité, d’étouffement des initiatives, et par conséquent de baisse du taux de croissance, qu’on s’efforce toujours de camoufler sous des statistiques trompeuses.
L’entreprise n’est pas faite pour obéir aux injonctions, mais pour agir librement en fonction de ses intérêts et prendre toutes les décisions nécessaires à son essor. Or l’entreprise publique algérienne n’a jamais été soumise aux lois du marché et aux règles de la transparence. Elle n’a jamais été contrainte d’affronter la concurrence, d’être rentable et de réaliser des bénéfices.
On a même pu voir des entreprises publiques fournir à « l’Etat » ou à ses démembrements, c’est-à-dire, en réalité, à des individus relevant d’appareils administratifs ou politiques, parfois sur un simple coup de téléphone, des biens matériels, des travaux ou des services considérables (construction de bâtiments résidentiels, de commerces, de villas, achats à l’étranger d’équipements luxueux, de mobiliers, de voitures…), le tout à titre entièrement gratuit, ou sur la base de factures fictives, de chèques sans provisions, qui gonflaient démesurément le poste budgétaire des créances irrécouvrables, mais qui permettaient en même temps des « échanges de bons procédés » juteux et l’apparition progressive de relations maffieuses.
En l’absence d’un contrôle efficace de l’Etat, et encore plus d’une intervention de la société civile, qui ne disposait ni de partis politiques, ni d’organisations professionnelles libres, ni de journaux indépendants pour s’exprimer, les dirigeants des institutions économiques et politiques, tous obligatoirement membres du parti unique, pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Et un grand nombre d’entre eux considéraient les entreprises d’Etat comme leur bien propre, se servant sans vergogne et servant largement leur entourage.
On a cru pouvoir empêcher cette dilapidation du patrimoine public en instituant « la gestion socialiste des entreprises » (GSE) c’est-à-dire en essayant d’associer les travailleurs au contrôle de la gestion, à travers des assemblées élues (ATU et ATE) et des commissions spécialisées (gestion, finances, formation, personnel et discipline).
Malheureusement les travailleurs des entreprises, venus pour la plupart des campagnes, sans tradition industrielle ni expérience syndicale, avaient d’autant plus de mal à maîtriser les techniques de gestion que l’industrialisation se réalisait pour l’essentiel, non dans de petites unités facilement maîtrisables mais à travers des complexes modernes, hautement sophistiqués et très exigeants en matière d’organisation et de compétence.
Aussi la GSE ne pouvait-elle aboutir qu’à la confusion et au dualisme. Les droits accordés aux travailleurs restaient purement formels. Les commissions techniques spécialisées ne se réunissaient même pas, à la seule exception de la commission de discipline, qui passait son temps à chercher des solutions aux multiples conflits opposant les travailleurs à leurs directions.
Les gestionnaires, d’autant plus jaloux de leurs prérogatives qu’ils n’avaient pas, en général, la formation managériale voulue et l’art du dialogue social, considéraient les élus ouvriers comme des concurrents, ou des adversaires qu’ils s’efforçaient de décourager ou de corrompre. Quant aux travailleurs, animés par nature d’un esprit « anti-patronal » et parfois d’un comportement « ouvriériste » ils éliminaient dans leurs votes tous les candidats techniciens ou cadres, qui ne représentaient dans le meilleur des cas que 1 à 2 % des élus aux nouvelles assemblées, composées dans leur immense majorité de manœuvres et d’ouvriers sans qualification.
Le dialogue et la complémentarité, visés par la loi, étaient ainsi compromis. Il n’y avait plus dans l’entreprise d’unicité de commandement, mais un pouvoir hybride et contradictoire. Il n’y avait plus de section syndicale, remplacée théoriquement par l’ATU, qui n’arrivait pourtant à être ni un organe de gestion, ni un instrument de défense des travailleurs, ce qui ne pouvait que détériorer la qualité des relations professionnelles et le climat social dans l’entreprise.
Les décisions prises pour améliorer le fonctionnement de l’économie, élever la production, et qui avaient été accueillies à l’origine avec un grand enthousiasme, devenaient ainsi un frein. Des unités industrielles dotées par l’Etat de moyens considérables n’arrivaient pas à rentabiliser leurs activités. Pourquoi ?
Le naufrage du secteur d’Etat
L’entreprise publique, qui appartient juridiquement à l’Etat, ne subit de ce fait aucune sanction financière. Quand elle accuse un déficit, le Trésor public le comble. N’étant pas soumise à des obligations de résultats elle tombe dans la facilité, devient paresseuse, ne gère plus. Elle ne cherche même pas à économiser ses ressources, à répondre aux besoins du marché et aux exigences de sa clientèle.
Elle obéit d’ailleurs davantage à des contraintes politiques qu’à des préoccupations de rentabilité. Elle embauche, elle investit, elle commercialise sur la base de relations de clientélisme ou d’injonctions administratives. Dans ces conditions elle dépense beaucoup et produit peu.
La propriété d’Etat, censée être centralisée, multiplie dans la pratique les centres de décision et dilue les responsabilités. A quoi bon faire preuve de rigueur dans la gestion quand on n’a pas directement intérêt à le faire et qu’on veut au surplus éviter les problèmes ? Certains chefs d’entreprises, pour avoir la paix sociale ou plus simplement par démagogie populiste encouragent même le gonflement des dépenses.
Lors d’enquêtes administratives effectuées en 1982 on a pu constater que de nombreuses sociétés nationales, dont la production était en baisse, voyaient pourtant leur masse salariale s’accroître de 20 à 30 % par an, sans que personne n’y trouvât à redire. Une de ces sociétés servait à son personnel pas moins de 47 primes et indemnités de toute nature, souvent fantaisistes, comme les primes de soleil, de chaleur, de sable, de froid, de mouton, d’aïd, de ramadhan, … sans compter les primes de productivité, de rendement, de participation aux bénéfices, servies on ne sait comment alors que s’accumulaient les dettes et les déficits. Une autre société nationale, employant 1800 agents, comptait 347 chefs de département et 540 chefs de service ! Autant dire que, si on y ajoute les directeurs, sous-directeurs, assistants et conseillers, le nombre de responsables devenait plus important que celui des simples employés. Et cet exemple était loin d’être le seul.
Avec de tels abus on ne pouvait aboutir qu’au naufrage. Le secteur public économique, malgré les efforts méritoires de certains cadres et de syndicalistes conscients, qui cherchaient à concilier les intérêts immédiats des travailleurs avec l’intérêt à long terme du développement national, se mit à péricliter. Après être arrivé à représenter jusqu’à 80 % de la production, il perdit progressivement ses positions dominantes au profit du secteur privé.
Ses résultats matériels en termes de valeur ajoutée sont allés en diminuant d’une année à l’autre, au point de ne plus représenter en 2005 que 20 % à peine de la valeur ajoutée nationale hors hydrocarbures.
De plus ce secteur a créé des comportements, des mentalités, des façons de vivre anti-économiques. Et surtout il a fait naître de nouvelles couches sociales parasitaires et des groupes d’intérêts puissants. En fait la plupart des grandes fortunes et les milliards de la corruption ont été extorqués d’une façon ou d’une autre au secteur public, notamment au travers des relations commerciales extérieures (passation de marchés frauduleux, achats fictifs, transactions avec des sociétés-écrans, commissions occultes versées à l’étranger, etc.). Pendant de longues années les entreprises d’Etat ont été la « vache à traire » à tous les niveaux. Il est donc parfaitement compréhensible que certains bénéficiaires veuillent aujourd’hui qu’une telle situation perdure.
D’autres, qui se sont déjà retirés des circuits publics et reconvertis dans les activités d’importation, n’attendent plus que la promulgation d’une éventuelle amnistie fiscale pour se lancer à l’assaut des plus « beaux restes » du secteur public au meilleur prix et si possible simplement au dinar symbolique.
Mais si chacun sait aujourd’hui que ce secteur doit être complètement restructuré, il reste que l’opération sera longue et difficile. D’abord parce qu’elle met en cause des intérêts considérables, qui exigent des négociations préalables et la recherche éventuelle de compromis. Ensuite parce que la nature même du secteur public doit être complètement transformée pour tenir compte des objectifs nouveaux qui lui sont assignés.
Hier on demandait à ce secteur de répondre aux besoins des citoyens et d’assurer les bases de l’indépendance économique. Aujourd’hui on exige de lui qu’il s’adapte à l’économie libérale et qu’il fasse des bénéfices. Sauf exception, il ne pourra d’ailleurs pas y arriver. Car il traîne des structures lourdes et bureaucratiques conçues pour d’autres missions (planification, législation sociale contraignante, lourde gestion administrative…) et manque cruellement de structures modernes adaptées aux besoins du marché (management, publicité, commercialisation, marketing, etc.). Il faut donc le transformer complètement, modifier ses structures, renouveler son encadrement ou rééduquer ses cadres, moderniser ses équipements devenus obsolètes. Autant de choses qui demandent certes du temps, mais aussi et surtout une volonté politique de changement, une vision stratégique claire et des moyens financiers importants.
Or pratiquement rien n’a changé jusqu’ici. Les banques sont toujours des guichets d’enregistrement. Elles suscitent toujours autant de difficultés aux investisseurs. Les holdings ont bien remplacé les fonds de participation, qui ont eux-mêmes remplacé les conseils de coordination, qui se sont eux-mêmes substitués aux directions techniques des ministères, mais le secteur d’Etat continue de patauger dans le même bourbier bureaucratique et les mêmes déficits[32].
Certains responsables d’entreprises publiques s’efforcent avec acharnement d’améliorer leur gestion et d’obtenir de meilleurs résultats, mais d’autres assoupis dans la douce quiétude des subventions répétées de l’Etat, et préoccupés de tout autre chose que de concurrence, de profits et de bonne gestion, desservent les intérêts de l’économie du pays. Fort heureusement de nombreux entrepreneurs privés, en cherchant à produire davantage et moins cher, arrivent à s’imposer sur les marchés, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Ce faisant ils contribuent à créer des emplois, à répondre aux besoins des citoyens et à faire entrer des ressources supplémentaire dans les caisses de l’Etat.
Certes il existe aussi de nombreux patrons qui fraudent, et cherchent à réaliser l’accumulation la plus rapide possible, parfois même aux dépens de la légalité et de la santé des citoyens. Mais c’est à l’Etat qu’il appartient de faire respecter les règles d’une concurrence loyale, en frappant durement les tricheurs, sans pénaliser pour autant les producteurs honnêtes.
En tout cas le secteur privé comme le secteur public a sa place dans le développement. L’un et l’autre doivent se compléter, s’entraider, se concurrencer, parfois s’opposer, mais non se combattre.
Différenciations sociales
Contrairement à ce qui était attendu l’industrialisation – dans la forme où elle a été réalisée – n’a pas entraîné la constitution d’un prolétariat moderne, conscient de ses intérêts et capable d’impulser un véritable développement social. Ce sont les anciens ouvriers agricoles, les khammès, les paysans sans terre, les chômeurs des villes et des campagnes qui entrèrent sans transition dans les ateliers flambant neuf d’usines sophistiquées livrées « clés en mains » par des constructeurs étrangers.
Ces nouveaux salariés, dépourvus de toute tradition industrielle, étaient transférés brusquement d’un monde à un autre. D’une société rurale encore faiblement différenciée, vivant au rythme de la nature, dans un cadre encore marqué par les traditions communautaires, à un monde urbain actif et structuré, soumis à des contraintes inhabituelles et évoluant rapidement vers le cadre de vie de la famille conjugale. C’était un bouleversement psychologique, social et culturel, que les nouvelles structures syndicales éprouvaient d’autant plus de mal à maîtriser qu’elles avaient été vidées par le parti unique de la plupart des anciens dirigeants syndicaux expérimentés et aguerris dans les luttes socio-professionnelles.
L’industrialisation n’a donc pas accouché d’une classe ouvrière, capable de négocier sans complexe avec les pouvoirs publics, mais d’un « monde du travail » inexpérimenté, peu homogène, coupé en majorité de la production, et fortement étatisé. Sur 5 millions et demi de salariés on compte à l’heure actuelle un million et demi de fonctionnaires et d’agents de l’Etat, deux millions d’employés et agents de bureau, de commerce ou de services, et seulement un million d’ouvriers directement productifs et de techniciens répartis à peu près également entre secteur public et secteur privé.
De ce fait la direction officielle du mouvement syndical s’est considérée pendant longtemps davantage comme « une partie intégrante du pouvoir »[33] que comme une force autonome organisée pour la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs[34].
D’autres catégories sociales ont été également écartées – plus ou moins délibérément – du processus d’industrialisation. Il s’agit en particulier des entrepreneurs privés, patrons de l’industrie et du commerce, investisseurs potentiels qui constituent ce qu’on appelle communément le bourgeoisie ou la petite bourgeoisie nationale, parce qu’ils éprouvent un certain attachement à leur pays et disposent de capitaux qu’ils veulent faire fructifier dans le cadre du marché intérieur, par opposition à la bourgeoisie compradore, qui préfère collaborer avec l’étranger.
La jeune bourgeoisie nationale algérienne, bien que numériquement et financièrement faible, n’en a pas moins des ambitions et des capacités d’entreprise qui la rendent apte, à l’exemple de ses homologues des pays voisins, à contribuer efficacement à la croissance générale du pays.
Il aurait fallu l’aider, l’encourager, la faire participer au développement. Au contraire elle fut traitée en parent pauvre, privée de crédits et de soutiens matériels, rejetée par les banques, humiliée par les appareils administratifs d’Etat au sein desquels se constituait silencieusement, pendant ce temps, la nouvelle bourgeoisie bureaucratique et parasitaire, qui n’apportait rien d’autre au pays que sa voracité prédatrice, et son accaparement forcené des biens publics.
De la même façon les intellectuels et les cadres, débordant d’énergie et d’enthousiasme durant les premières années d’indépendance, croyant profondément dans les idéaux de construction nationale et de justice sociale, furent progressivement écartés des centres de décision politique et confinés, au mieux, dans des tâches techniques de gestion. Leurs idées modernistes, leur savoir et leur esprit critique suscitaient la méfiance des partisans de la pensée unique.
Ainsi, les organisations ouvrières soigneusement contrôlées, la bourgeoisie nationale marginalisée, les intellectuels tenus en suspicion, il ne restait plus pour diriger le développement (et le pays) que les « éléments patriotiques révolutionnaires », notion sociologique nouvelle introduite par la Charte nationale de 1976 pour désigner le groupe de responsables, issus de la guerre de libération, provisoirement maîtres du pouvoir.
Ce groupe, qui comprenait un certain nombre de patriotes authentiques, restés profondément attachés aux populations déshéritées dont ils avaient partagé les sacrifices et admiré le courage pendant la lutte anti-coloniale, aspirait confusément à une société juste. Mais n’ayant pas d’ancrage idéologique précis, ni de vision politique claire en dehors d’une volonté manifeste de développement (c’est-à-dire en fait d’industrialisation) et ne pouvant d’autre part s’appuyer sur un véritable parti socialiste, représentant et défendant notamment les intérêts des travailleurs salariés et des agents de l’Etat, ce groupe fut progressivement submergé par des nuées d’opportunistes et de profiteurs à la recherche de rentes et de privilèges[35].
La Révolution algérienne, qui a été une grande révolution de libération nationale, n’a pas réussi à se transformer en révolution démocratique, ni encore moins en révolution socialiste. Sa base fondamentale, la paysannerie pauvre, ayant épuisé ses capacités historiques après l’accession à l’indépendance et la récupération des terres, s’est rapidement différenciée : une partie d’entre elle intégrant les circuits politiques du parti-Etat, une autre partie se déplaçant vers les villes pour se « salariser » dans l’industrie naissante et une dernière partie, restée sur place, se fonctionnarisant dans les domaines autogérés, les administrations ou les entreprises publiques.
Faute d’avoir su – ou pu – associer à leur action les véritables « forces vives de la nation » en ouvrant largement les portes à la démocratie, les groupes dirigeants s’affaiblissent progressivement. N’ayant aucune unité idéologique réelle, soumis à l’opposition multiforme des agents des puissances dominantes et au sabotage intérieur d’une nouvelle bourgeoisie bureaucratique enrichie par le pillage du secteur d’Etat, ils se retrouvèrent vite isolés, divisés et en fin de compte défaits avec la proclamation de nouvelles orientations, plus conformes aux exigences de la mondialisation et aux programmes d’ajustement structurel du FMI.
Une transition douloureuse
Passer d’un système économique à un autre, même dans des pays fortement organisés et structurés, est une chose difficile. Cela l’est encore plus dans des pays anciennement colonisés, exploités et déculturés par une domination étrangère de plus d’un siècle, comme c’est le cas de l’Algérie.
Après sa longue guerre d’indépendance, notre pays a d’abord choisi de suivre une voie de développement dirigée par l’Etat, pour mobiliser toutes les forces humaines et les moyens matériels au service de la construction d’une économie nationale indépendante, capable d’assurer aux citoyens une vie meilleure, en garantissant à chacun un revenu et un travail stables, un logement, l’école, les soins de santé, etc.
Cette voie de développement a obtenu des résultats importants en matière d’industrialisation, de protection sociale, d’instruction, de construction d’universités, d’élévation du niveau de vie des Algériens. Mais elle a connu aussi de grandes difficultés, dues à la fois aux vestiges de la colonisation (analphabétisme, inculture, faiblesse des infrastructures…) et aux décisions volontaristes prises par le pouvoir politique (parti unique, autoritarisme, réforme agraire abusive, planification bureaucratique …). Ce qui a mené le pays à l’impasse : endettement très lourd, dysfonctionnement de l’appareil économique public, apparition de phénomènes de corruption, etc.
L’effondrement du prix du pétrole en 1986 a précipité les choses. L’Algérie ne pouvait plus rembourser sa dette (extérieure et intérieure). Il fallait demander son rééchelonnement aux autorités monétaires internationales (BIRD, FMI) qui lui imposèrent à cette occasion de lourdes conditions :
- Dévaluation de la monnaie nationale
- Réduction des dépenses sociales
- Ouverture du commerce extérieur
- Privatisation des entreprises publiques
- Retrait de l’Etat de la gestion économique, etc.
Ce retrait de l’Etat, décidé dans la précipitation après 30 années d’étatisme, s’est traduit par des résultats désastreux : la cohabitation entre structures et mentalités anciennes avec de timides réformes et une lente émergence d’initiatives privées, mal conduites et mal encadrées, ne pouvait aboutir qu’à de nouveaux dysfonctionnements, des déséquilibres, l’apparition d’un « capitalisme sauvage » et d’une corruption généralisée : secteur informel, violation des lois, trafics en tous genres.
L’Algérie affronte par conséquent aujourd’hui la Mondialisation et l’évolution vers l’économie de marché, qui signifie avant tout compétition et concurrence, dans des conditions très difficiles, mais aussi avec certains atouts.
- Les programmes d’ajustement structurel (PAS) conclus avec le FMI ont abouti à des résultats positifs dans le domaine financier :
- Réduction des déficits et retour à l’équilibre budgétaire
- Réduction sensible et maîtrise de l’inflation, qui est tombée à 3 % environ par an alors qu’elle était dix fois plus élevée il y a 15 ans.
- Amélioration des approvisionnements du marché national, et par conséquent disparition des pénuries et des chaînes devant les magasins d’alimentation
- Etalement des remboursements de la dette extérieure.
- Stabilité du dinar qui maintient sa parité avec les grandes monnaies étrangères.
- Mais les résultats économiques et sociaux de ces programmes sont extrêmement pénibles :
- Fermeture, dissolution ou vente d’entreprises publiques (plus de 1800 à ce jour)
- Licenciements (plus de 500.000 travailleurs en quelques années)
- Baisse du pouvoir d’achat, réduction des dépenses sociales.
- Précarisation grandissante du travail salarié
- Démantèlement partiel des systèmes de sécurité sociale.
- Le PAS nous a promis une nette amélioration de notre commerce extérieur. Un haut responsable algérien a même annoncé en 1996 que l’Algérie dépasserait en l’an 2000 les deux milliards de dollars d’exportations hors hydrocarbures.
Or nous sommes en 2007. Et les exportations hors hydrocarbures sont encore loin d’atteindre un milliard de dollars c’est-à-dire la moitié de l’objectif fixé il y a dix ans. Par contre les importations de l’Algérie, qui étaient à l’époque de 7 milliards de dollars se sont élevées en 2006 à 21 milliards, c’est-à-dire trois fois plus. Alors que notre industrie se meurt à petit feu l’Algérie se transforme en un immense bazar à ciel ouvert, où les marchandises les plus diverses, souvent même en contrefaçon, affluent de tous les coins du monde et se vendent dans les rues et sur les trottoirs.
- La structure de notre Economie nationale se transforme. Les branches directement productives (agriculture, industrie, Bâtiment et travaux publics) ne représentent plus au total que 21 % de la production intérieure brute, alors que les activités de services (commerce, finances et autres) dépassent les 40 %.
- Le passage accéléré à l’Economie de marché et surtout l’absence de l’Etat dans son rôle de régulation et de contrôle entraînent inévitablement des déséquilibres grandissants dans tous les domaines d’activité et même dans le comportement quotidien des citoyens :
- Perte progressive des valeurs anciennes d’honnêteté, de solidarité, de tolérance et de respect du travail.
- Recherche effrénée du profit et de l’argent facile, y compris par la fraude et l’exploitation des salariés, notamment des femmes et des enfants.
- Détournement de terres du domaine foncier public.
- Vols et détournements scandaleux à tous les niveaux et dans tous les secteurs.
- exemples de la Banque Khalifa, de BCIA
- mais aussi scandales bancaires publics ; des milliers de milliards détournés à la BNA, à la BADR, à la BEA, etc.
- scandale BRC où des projets de plusieurs centaines de milliards sont conclus de gré à gré en violation de la loi.
- pillage du pays et de ses ressources naturelles par les agents et les relais des sociétés multinationales
- Augmentation vertigineuse de la criminalité
Selon les statistiques officielles la criminalité en Algérie a augmenté de 24 % entre 2005 et 2006, année durant laquelle 50.725 délinquants ont été emprisonnés. Les cambriolages et les agressions contre les biens d’autrui ont augmenté de 68 %. Dans la seule Wilaya d’Alger, les atteintes à l’ordre public (c’est-à-dire les émeutes, les attaques contre les personnes et les édifices publics) sont passées de 2200 à 3400 soit un taux de croissance de 50 %.
Ce sont là des indicateurs qui incitent à la réflexion : notre société est malade. Notre pays est mal gouverné. Et les solutions envisagées par les autorités (recrutement de plusieurs milliers de nouveaux policiers et construction de nouvelles prisons) ne semblent pas de nature à résoudre des problèmes qui exigent avant tout des mesures politiques, économiques et sociales à élaborer par les spécialistes et les chercheurs et à débattre démocratiquement au sein de la société et dans toutes les institutions concernées.
- Dégradation des services publics
- Corruption généralisée dans tous les secteurs et à tous les niveaux.
- Gaspillage ; surconsommation de produits importés (20 millions de téléphones portables achetés en quelques années, des millions de voitures nouvelles alors que le réseau routier est encore insuffisant) ; Publicité excessive (des pages entières de journaux et des heures d’émissions radio ou TV pour inciter les gens à consommer)
En bref tous les défauts que nous critiquions naguère dans les pays capitalistes et qui contribuent à faire de nous aujourd’hui une « société de consommation » alors même que nos activités productives sont encore si insuffisantes et nos systèmes de formation si retardataires.
Une véritable économie de marché suppose des règles, des lois, appliquées d’abord par l’Etat et ses agents, pour être ensuite appliquées par tous. Elle exige en tout cas des réformes profondes, tant au niveau des institutions (Banques, Entreprises, administrations) qu’à celui de la formation professionnelle, de la préparation des cadres, de l’éducation des nouvelles générations dans le respect de notre culture et de nos valeurs.
- Baisse importante du pouvoir d’achat :
- Entre 1995 et 2005, c’est à dire durant les dix dernières années, la production nationale a augmenté de 293 %. Mais la consommation des ménages n’a augmenté durant la même période que de 124 % et les salaires du secteur économique de 120 %.
- La part de la consommation dans la PIB, qui était de 60 % en 1995, est tombée à 36 % seulement en 2005.
- La part des salaires du secteur économique (public et privé, SSE) dans la PIB qui était de 18 % en 1995 est tombée à 10 % en 2005.
La consommation et les revenus des ménages sont donc très loin de suivre l’évolution de la production et des ressources nationales.
Il faut préciser que les chiffres ci-dessus ne représentent qu’une évolution tendancielle, qui est loin d’éclairer les énormes disparités de revenus et les inégalités sociales considérables qui s’accroissent dans le pays.
Même dans le domaine des salaires, où l’évolution globale est de 120 %, il existe des branches qui sont en diminution (textiles, cuirs et peaux, métallurgie…) et des branches par contre en forte augmentation (ex : hydrocarbures + 251 %)
Il n’existe malheureusement aucune donnée sur les immenses fortunes qui se constituent à l’ombre de la corruption et de l’affairisme. On sait par contre que la pauvreté et même la misère augmentent dans certaines fractions de la société, contraignant l’Etat à d’importantes dépenses d’assistance sociale et de lutte contre la pauvreté.
Ces observations sont confirmées par une étude du professeur A. Bouyacoub, de l’Université d’Oran, qui a effectué une présentation comparative de l’évolution de la consommation par tête d’habitant entre quatre pays du Maghreb durant les 20 dernières années :
Evolution de la consommation (en $ par tête d’habitant)
| 1983 | 2003 | Evolution | |
| A l g é r i e | 1.048 | 861 | – 17,9 % |
| T u n i s i e | 721 | 1.576 | + 118,7 % |
| M a r o c | 458 | 940 | + 105,2 % |
| E g y p t e | 414 | 883 | + 113,6 % |
In « le quotidien d’oran » du 19.05.2005
Comme on le voit l’Algérie, qui était largement en tête des pays du Maghreb, a reculé alors que les autres pays ont tous fortement progressé durant la période, au point de nous dépasser.
Précarisation et pauvreté
Conséquences inévitables de la mondialisation
En définitive les recettes du FMI, appliquées de façon mécanique par des dirigeants fonctionnarisés, sans stratégie de développement, sans politique industrielle, sans politique sociale ont abouti à la dislocation d’acquis nationaux importants que les longues années d’un terrorisme sauvage n’avaient pas réussi à détruire. La précarisation du travail et l’appauvrissement de millions de salariés sont le résultat le plus clair de ces interventions.
- Examinons le tableau suivant, qui donne les chiffres de l’évolution de la population algérienne occupée durant les dix dernières années (1996 et 2006)
Evolution de la population occupée (en 10³)
| 1996 | 2006 | Croissance | |
| Employeurs et indépendants | 1.135 | 2.846 | + 150 % |
| Salariés permanents | 2.866 | 2.901 | + 001 % |
| Travailleurs précaires | 963 | 3.122 | + 224 % |
Le tableau ci-dessus montre que la population algérienne occupée est divisée en trois grands groupes. Il y a dix ans c’est le groupe des salariés permanents qui était le plus important (près de 60 % du total). Aujourd’hui ce sont les travailleurs précaires qui sont les plus nombreux (salariés non permanents, aides familiales, vacataires …). Leurs effectifs ont plus que triplé.
On ne recrute pratiquement plus de travailleurs permanents mais des contractuels à durée déterminée même dans la fonction publique. Des centaines de milliers de jeunes gens, exaspérés par le chômage, sont contraints d’accepter des « emplois d’attente » (ESIL, IAIG, etc.…) à 3000 DA par mois. Alors que des milliers d’autres jeunes diplômés de nos universités, signent des contrats de pré-emploi (CPE) à 6 ou 8000 DA par mois, pour faire le même travail que des fonctionnaires payés 3 ou 4 fois plus qu’eux ! Que d’incohérence et d’injustice : alors que le salaire national minimum garanti est censé être de 12.000 DA par mois et que l’Etat lui-même, à travers ses organismes employeurs, ne respecte pas cette disposition fondamentale. Les dernières statistiques de 2007 montrent que 53,1 % des Algériens occupés ne sont pas déclarés à la sécurité sociale. La précarisation grandissante du travail accroît ainsi l’instabilité et l’angoisse dans la société. La peur du lendemain entraîne de plus en plus la recherche de solutions individuelles, la perte de la cohésion sociale et le recul inévitable de la productivité dans l’économie nationale.
Il existe évidemment des Algériens qui « réussissent ». On les trouve surtout dans le premier groupe : celui des employeurs et indépendants qui s’est accru de 150 %. Il s’agit d’un groupe très hétérogène, où se côtoient un certain nombre d’importateurs et de milliardaires enrichis par l’affairisme et la spéculation, mais aussi 300.000 chefs d’entreprises, en général de petite et moyenne dimension, 800.000 agriculteurs, 900.000 commerçants, des membres de professions libérales, des avocats, des médecins, des artisans, dotés d’équipements et de revenus très différenciés.
Dans ce domaine aussi, on constate que le « désengagement » de l’Etat – exigé par le FMI – et parfois même son absence totale sur le terrain se traduit par des inégalités et des injustices criantes, tant dans le domaine fiscal qu’en matière d’affectation de crédits bancaires, de respect des règles commerciales, de lutte contre la fraude et la corruption, etc.
- Comment les pauvres s’appauvrissent
L’indice des prix à la consommation, pour l’année 2006, s’élève à 626 (par rapport à la base 100 en 1989). L’inflation a été faible : moins de 3 %. Mais il s’agit là d’un indice général, calculé sur un panel de produits de référence, c’est-à-dire une moyenne.
Or chacun sait que les familles pauvres consacrent les trois quarts de leurs revenus aux dépenses d’alimentation, alors que les catégories les plus aisées, n’y affectent qu’un quart à un tiers de leurs gains. Les modèles de consommation sont donc très différents. Ce qu’on constate aujourd’hui c’est que les produits alimentaires de large consommation populaire sont ceux qui augmentent le plus. Ce n’est pas 3 % d’inflation mais 30 à 60 % en un an pour la pomme de terre, les lentilles, les pois chiches, les haricots, la farine. Seuls le sachet de lait et la baguette de pain ordinaire, soutenus par l’Etat, n’ont pas évolué depuis dix ans. Cela signifie que la dégradation du pouvoir d’achat, est beaucoup plus sensible chez les travailleurs salariés, les petits fonctionnaires, les retraités et les catégories démunies.
On peut en avoir une idée en notant que si, en avril 2007, les statistiques officielles annoncent un indice général des prix à la consommation de 632 par contre les indices des grands produits alimentaires ont atteint pour la même période de référence des niveaux bien supérieurs :
| Pâtes alimentaires | 860 |
| Semoule de blé | 980 |
| Pomme de terre | 806 |
| Haricots secs | 1046 |
| Produits laitiers | 1318 |
| Sucre | 1321 |
| Huile ordinaire | 1659 |
| leben | 1775 |
| Place de stade (gradin) | 1233 |
D’autres produits ont subi des augmentations bien moindres. Parfois même leur prix a diminué. Exemples (toujours par référence à la base 100 de 1989)
| Table TV (2 étages) | 94 |
| Tissus en soie (m²) | 170 |
| Lustre verre 4 lampes | 105 |
| Moulin électrique | 164 |
| Bas collant luxe | 258 |
Comme on le voit les acheteurs de tissus de soie et de bas de luxe sont beaucoup moins touchés par la hausse des prix que les consommateurs de leben et de haricots, ou que les jeunes chômeurs qui veulent assister à un match de foot-ball. Précisons que la loi de finance complémentaire pour 2007, censée apporter quelques ajustements en faveur des plus démunis, s’est contentée de réduire les taxes – c’est-à-dire les prix – des fruits exotiques, du saumon, du caviar et des ordinateurs.
Il s’agit là des effets logiques d’une mondialisation sans contrôle et d’une économie de marché débridée où les forts et les riches peuvent s’enrichir toujours davantage, alors que les pauvres et les plus faibles sont littéralement écrasés.
L’office national des statistiques reconnaît d’ailleurs honnêtement ces inégalités en publiant une enquête sur la consommation des ménages où la population est divisée en 10 groupes (déciles) selon le niveau de revenu des familles. Le résultat est surprenant. Alors que l’indice général des prix est de 626, on constate que l’indice du premier décile (les 3 millions d’algériens les plus pauvres) atteint un niveau de 826, alors que pour le 10 éme décile (les 3 millions d’Algériens les plus aisés) l’indice ne dépasse pas 573.
C’est une différence très importante, qui confirme la nécessité d’une action régulatrice de l’Etat en matière de salaires, de prix et de revenus, mais aussi une intervention plus énergique des organisations syndicales dans la négociation des salaires et l’élaboration de budgets-types et d’indices des prix adaptés aux diverses catégories socio-professionnelles.
Dialogue ou confrontation ?
C’est en octobre 1993 que le regretté Abdelhak Benhamouda alors secrétaire général de l’U.G.T.A, proposa officiellement au gouvernement l’élaboration d’un Pacte Social. Benhamouda pressentait la gravité des mutations qui se préparaient dans l’économie et la société pour passer du dirigisme étatique à la concurrence du marché. Il savait que certains changements, bien qu’inévitables, allaient être pénibles et difficiles à supporter. Et son souci de défendre le mieux possible les intérêts des travailleurs l’amenait à privilégier le dialogue social et la négociation.
Malheureusement il n’a pas été entendu. Et les gouvernements successifs ont continué à décider seuls, sans concertation préalable avec les partenaires sociaux :
- De ce que l’on a appelé « l’économie de guerre » (1992-1993)
- De l’ajustement structurel (1994)
- De la dévaluation du dinar
- De la dissolution de centaines d’entreprises publiques
- De la suppression des subventions aux produits de première nécessité
- Du démantèlement progressif de la Sécurité sociale, etc.
Durant les douze dernières années l’Algérie a subi à son corps défendant les dures contraintes des programmes d’ajustement du FMI, décidées en 1994. Une année terrible, marquant le grand tournant de la transition du pays, au moment même où le terrorisme intégriste atteignait le maximum de sa nuisance.
Le plus grave résidait dans la faiblesse de l’Etat et la fragilité des institutions. Les gouvernements tombaient comme dans un jeu de quilles : Sid-Ahmed Ghozali en 1992, Bélaid Abdesselam en 93, Réda Malek en 94, Mokdad Sifi en 96, etc.…
Cette instabilité chronique confirmait la faillite du système politique ancien, son échec économique et son incapacité à engager la société dans une nouvelle voie, permettant la modernisation du pays et la croissance de son économie.
En fait, depuis l’abandon de « l’option socialiste » après la mort du président Boumediéne l’Algérie n’avait plus de projet national de développement véritable. De nombreux dirigeants, y compris dans l’appareil d’Etat, souhaitaient l’avènement d’un système libéral. Mais un quart de siècle d’étatisme avait créé des rapports de forces nouveaux, des situations de rente, des intérêts d’appareils soucieux avant tout de maintenir les privilèges bureaucratiques acquis. D’un autre côté la naissance d’une industrie moderne, la salarisation de centaines de milliers de citoyens, devenus employés des sociétés d’Etat, l’alphabétisation massive en dépit de ses insuffisances, l’accès à la protection sanitaire et sociale ont puissamment contribué à l’évolution qualitative de la conscience des populations, que la guerre de libération nationale avait déjà éveillées, et qui se sont mises à croire à l’idée d’une « vie meilleure ». Toutes ces forces étaient cependant attachées, plus ou moins confusément, aux schémas populistes anciens.
De leur côté les entrepreneurs nationaux, encore peu nombreux, fragiles et peu expérimentés, malgré leur dynamisme, ne représentaient pas encore une force suffisante.
L’économie d’Etat, après la chute du mur de Berlin en 1989, avait perdu ses repères. Mais l’économie capitaliste n’avait pas encore élaboré les siens. Ce fut le début d’une transition douloureuse, marquée de contradictions et de déviations sanglantes, où le pays ne pouvait plus ni reculer ni avancer. L’opposition de forces contraires, aucune n’étant encore prépondérante, aboutissait à la régression et au blocage de la société.
La négociation et la recherche de compromis – au lieu de la confrontation violente – étaient donc devenues une nécessité, tant au niveau des entreprises et des branches d’activités qu’au niveau national, pour définir les grands choix et les priorités du développement.
Bien entendu un compromis éventuel ne peut résulter que de négociations sérieuses et constructives, exigeant une volonté d’entente. Toute société est en effet constituée de groupes d’individus et de couches sociales très différentes par leur niveau de conscience, par leur nombre, leurs traditions, leurs intérêts économiques, leur répartition régionale, etc.… Il se pose donc nécessairement à ce niveau des problèmes de communication, d’organisation et surtout de représentation qui doivent être étudiés et résolus avec beaucoup de sérieux.
Les législations anciennes, élaborées sous le régime du Parti unique, ne permettaient pas de véritable dialogue. Tout était centralisé et fixé par l’Etat.
Aujourd’hui tout le monde admet la nécessité de profondes réformes économiques et politiques mais ce processus, très mal géré, se déroule dans l’incohérence. Les premiers changements ont eu lieu dès 1983 avec la restructuration des entreprises publiques : une vingtaine de grandes sociétés nationales ont été « redimensionnées » c’est-à-dire découpées en 130 entreprises plus petites, dans des conditions très discutables, et sans entente préalable avec les travailleurs.
Peu à peu on abandonna la GSE (gestion socialiste des entreprises). Puis on décida la dissolution des domaines autogérés agricoles.
En 1988, après le soulèvement sanglant du 5 octobre, de véritables mesures d’ouverture furent enfin prises : suppression du monopole du Parti unique, multipartisme, liberté syndicale et autonomie des entreprises. Une nouvelle Constitution fut élaborée. Des mesures monétaires et fiscales décidées.
C’était le début concret de la transition, le passage théorique de l’Economie d’Etat à l’économie de marché. Mais toutes les mesures prises à cette occasion n’eurent que des effets très limités. Décidées au sommet, par des cercles restreints, sans consensus social ni soutien populaire, elles allaient échouer d‘autant plus vite que leurs inspirateurs surestimant leurs forces et sous-estimant les pesanteurs sociologiques du pays, lançaient un « ça passe ou ça casse » prétentieux et malhabile.
Néanmoins la voie des changements était ouverte. La critique de l’ancienne voie de développement et des modes de gestion qui lui étaient liés devenait possible. La loi de finances de 1994 autorisait pour la première fois la cession à des personnes privées d’actifs du secteur public jusqu’à concurrence de 49 %. Puis en 1995 la loi sur la privatisation des entreprises publiques fut enfin votée. Elle devait être amendée en 1997 pour faciliter sa mise en œuvre.
A partir de ce moment les choses se précipitent en apparence, mais ne bougent pas dans la réalité. Certaines entreprises sont fermées, d’autres dissoutes : notamment 935 EPL comptant 146.000 travailleurs. Mais des centaines de filiales sont créées en même temps dans d’autres entreprises. A nouveau on se met à structurer, à restructurer, à déstructurer. Personne ne peut exprimer une vision cohérente et claire de la politique économique à suivre.
Au début de 2001 le Conseil National Economique et Social constate avec regret que les opérations de restructuration-filialisation n’ont abouti qu’à déstructurer davantage le secteur industriel. Quant aux opérations de privatisation « elles n’ont abouti à aucun résultat concret » (Rapport sur le 2 éme semestre 2000).
En 2001 nouveaux changements. Les Holdings sont supprimés et remplacés par des SGP (sociétés de gestion des participations) sans qu’on sache très bien encore une fois la différence entre les uns et les autres. On découpe à nouveau. On restructure. On a l’impression que l’Etat ne sait plus quoi faire de cet énorme patrimoine matériel et financier, et qu’il est pressé de s’en débarrasser à n’importe quel prix.
Alors on désigne de nouveaux dirigeants, qui sont le plus souvent les anciens dirigeants recyclés. On installe de nouveaux bureaux, qu’on meuble avec beaucoup de luxe.
Certains ministères changent de nom. Certains ministres changent de place. Le CNPE (conseil national des participations de l’Etat) devient le CPE. On lui a juste enlevé le mot « national », on ne sait pas trop pourquoi ? L’agence pour la promotion et le suivi des investissements (APSI) devient l’ANDI… Pourquoi ? Comment ? Personne n’en sait rien.
En bref, nous continuons à patauger. Sans trop bien savoir dans quelle direction et pour quel objectif. Alors qu’il s’agit de l’avenir de millions de citoyens et de leurs familles.
Un rôle nouveau de l’Etat pour le développement
Un représentant de la Banque Mondiale faisait remarquer récemment qu’il a fallu aux Algériens 10 ans d’efforts et 4 lois importantes pour privatiser… 3 entreprises publiques et quelques douzaines d’officines pharmaceutiques.
La définition claire d’une véritable stratégie de développement économique et social est donc aujourd’hui d’autant plus nécessaire que l’Algérie est déjà engagée dans un processus important de négociations avec l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Les entrepreneurs nationaux, publics et privés, ont déjà exprimé les plus vives inquiétudes sur les conséquences inévitables de ces accords pour la vie de nos entreprises, qui ne sont guère prêtes, pour la plupart, à affronter la terrible concurrence qui les attend.
Ces entrepreneurs demandent à juste raison une protection plus efficace de la production nationale, un soutien financier de l’Etat pour la mise à niveau de leur appareil de production, une réduction de leurs charges sociales et fiscales pour les rendre plus compétitifs. Il est malhonnête pour les grandes institutions internationales d’exiger des pays pauvres qu’ils ouvrent leurs frontières et qu’ils cessent toute intervention étatique dans l’économie, alors que les grands pays industrialisés, pour maintenir le niveau de vie de leurs populations, n’hésitent pas à financer directement leurs producteurs et à les protéger de la concurrence.
Ce sont par exemple les Etats-Unis d’Amérique, champions de l’ultra-libéralisme, qui n’hésitent pas à frapper de taxes douanières de 30 % l’acier brésilien, pour protéger la sidérurgie américaine. C’est l’Union européenne, qui offre des subventions de 30 milliards d’Euros à ses agriculteurs pour les rendre plus compétitifs. C’est la Chine, qui soutient ses industries d’exportation, malgré son adhésion à l’OMC.
Il est donc naturel que les entrepreneurs algériens, peu expérimentés et dotés de surcroît d’équipements obsolètes réclament à l’Etat les soutiens nécessaires. Leur intérêt rejoint ici l’intérêt des autres couches de la population. Au demeurant aucun pays sous-développé (y compris les pays « émergents » du Sud-est asiatique) n’a pu se développer jusqu’ici sans l’aide multiforme de l’Etat.
La réhabilitation de l’industrie, l’aide aux entreprises nationales, publiques ou privées économiquement viables, devrait devenir le pilier de la politique de croissance. Car il n’y a pas de développement économique et social possible sans entreprises actives, dynamiques et efficaces. Ce sont les entreprises qui produisent la richesse nationale, qui créent les emplois, qui distribuent les salaires, qui représentent le pays sur les marchés extérieurs.
L’aide à leur apporter n’est d’ailleurs pas strictement financière, mais doit viser surtout à les libérer des contraintes bureaucratiques : en matière de procédures administratives, d’accès aux crédits, d’affectations de terrains, de protection contre les activités informelles, etc. Une enquête effectuée par un organisme international auprès de 526 entreprises, privées et publiques, réparties dans 9 wilayas, montre qu’en Algérie actuellement il faut en moyenne :
16 jours pour dédouaner une marchandise (3 jours au Maroc)
107 jours pour obtenir un permis de construire
121 jours pour enregistrer une entreprise (1 journée seulement en Tunisie)
134 jours pour un raccordement au réseau électrique
217 jours pour obtenir l’installation d’une ligne téléphonique, etc.
Une simple opération d’encaissement de chèque bancaire demande parfois 2 à 3 semaines.
Comment peut-on dans ces conditions multiplier les créations d’entreprises et encourager l’investissement étranger direct dans le pays ? Il est temps pour les pouvoirs publics, s’ils veulent vraiment relancer la croissance économique et stimuler le développement, de prendre à ce sujet les dispositions nécessaires.
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La situation actuelle inquiète à juste raison de nombreux Algériens, qui se demandent s’il existe encore un Etat capable de les protéger, de garantir leur sécurité et leurs acquis, la souveraineté de leur pays, leurs services publics, leurs emplois, leurs assurances sociales. Les travailleurs de leur côté dénoncent ce qu’ils appellent « le bradage du secteur public ». Il est certes légitime que les salariés se préoccupent de la défense de leur emploi. Mais défendre le secteur public économique ne veut pas dire le maintenir tel qu’il est aujourd’hui, avec ses centaines d’entreprises déstructurées et ses milliers de salariés non payés depuis parfois 18 mois.
Aucune entreprise ne peut vivre si elle n’est pas rentable, c’est-à-dire si elle ne fait pas de bénéfices, si son marché se réduit sans arrêt et qu’elle ne peut plus faire face à la concurrence. Mieux vaut dans ces conditions la dissoudre ou la privatiser, quitte à créer à sa place de nouvelles entreprises plus efficaces et mieux adaptées aux réalités économiques actuelles, c’est-à-dire aux besoins du marché. Le problème ici est que les décisions ne soient pas prises d’une façon unilatérale par les responsables, mais discutées avec les principaux concernés : travailleurs salariés et gestionnaires.
L’Etat, comme on le voit, a d’énormes responsabilités à assumer, dans l’orientation et la régulation de l’économie. Il peut et doit stimuler la création d’entreprises, les aider à se mettre à niveau, c’est-à-dire à devenir plus compétitives. Il peut et doit contrôler l’application et le respect des lois du travail, encourager le dialogue et les bonnes relations sociales dans l’Entreprise. Il doit enfin définir plus clairement – avec l’aide et les propositions des partenaires sociaux – la politique de développement du pays.
En second lieu l’Etat doit assurer sa mission de contrôle et de protection de l’économie contre la corruption. Les recommandations du FMI, appliquées de façon mécanique, ont abouti à un véritable désastre. Conçues sur la base de principes discutables (réduire la demande sociale et désengager l’Etat) elles se sont traduites par la paupérisation accélérée de la population et l’anarchie dans la gestion.
La déréglementation et l’ouverture simultanée des frontières ont abouti à l’apparition de maffias puissantes, qui se substituent aux appareils administratifs défaillants (ou complices) pour ratisser des profits fabuleux dans les activités les plus douteuses : spéculation, création de sociétés-écran, détournements de fonds, importations frauduleuses, transferts illégaux de devises, fausses domiciliations bancaires ou commerciales, etc.
Enfin l’Etat devra veiller à la conduite de négociations sereines et constructives avec ses partenaires, sur une base démocratique. Non pas la caricature de démocratie qui consiste à faire voter les électeurs pour des gens déjà choisis par d’autres qu’eux, mais une démocratie réelle, participative, respectant les droits de l’homme et permettant à des représentants librement élus d’exposer et de défendre les revendications de leurs mandants.
QUELLE NOUVELLE STRATEGIE ?
Pour chaque peuple le désir de se développer représente une ambition naturelle. De tout temps les hommes ont aspiré à vivre mieux, et à obtenir davantage de bien-être. Mais comment y parvenir ? Suivre le chemin historique de l’humanité, qui a mis des siècles pour parvenir à la civilisation moderne ? Trop long ! Et de toutes façons injuste, car les différences de conditions naturelles, géographiques, économiques et autres ont abouti à des évolutions très inégales du niveau de croissance de chaque pays.
Nouvellement arrivés sur la scène du développement et désireux de rattraper rapidement leur retard, les pays du Tiers monde – en l’absence d’un secteur privé significatif – se sont lancés pour la plupart dans des politiques centralisées, dirigées par l’Etat. Ces politiques basées sur des nationalisations, des investissements et des monopoles publics, ont pour la plupart échoué, sauf dans quelques pays du Sud-est asiatique dont il convient de réétudier les résultats à la lumière de données récentes concernant les crises qui viennent de secouer ces pays.
Depuis la fin des années 80 la plupart des Etats de l’ex-Tiers monde ont délégué leurs responsabilités en matière de développement aux spécialistes internationaux des programmes d’ajustement structurel. Mais ces programmes, qui ne visent nullement à développer les pays d’accueil, mais à leur extorquer le maximum de ressources pour payer leurs créanciers, ont pour la plupart également échoué : délabrement de l’économie, approfondissement des inégalités sociales, pauvreté et chômage en sont les résultats les plus clairs.
Ni l’étatisme, ni le libéralisme outrancier n’ont apporté jusqu’ici dans les pays du Sud de solutions satisfaisantes, et durables. Alors, est-ce « la fin du développement » comme le notent avec pessimisme certains observateurs [36]?
Ce n’est pas, bien entendu, la fin de la croissance économique, qui continue à se manifester sous l’égide des multinationales dans certaines régions de la planète, mais sans doute la fin du développement dans ses dimensions strictement nationales et ses équilibres internes. Le temps semble bien fini de la construction volontariste d’économies nationales indépendantes. Même de grands pays-continents comme la Chine, qui disposent d’un marché intérieur énorme et de richesses naturelles considérables, ne peuvent plus se développer en vase clos. Leur croissance actuelle est tirée par les exportations et par les flux de capitaux étrangers qui continuent à s’y investir largement. Avec le total impressionnant de 60 milliards de dollars en 2005 et 63 milliards en 2006.
Il faut bien accepter aujourd’hui les avantages – et aussi les inconvénients– de l’interdépendance, qui est malheureusement très inégale. Car si, dans le cas de l’Algérie, nos ventes à l’extérieur représentent 0,2 % du commerce mondial, nos importations par contre constituent les 30 % de nos ressources internes. Ce qui donne une idée de la vulnérabilité effrayante de notre économie, qui subit au surplus les aléas de variables que nous ne maîtrisons pas, comme le prix du baril de pétrole.
Le développement économique et social du pays devrait donc être conçu sous des formes entièrement nouvelles. Il ne s’agit plus d’engloutir des capitaux énormes pour juxtaposer des complexes industriels peu rentables et qui ne font qu’aggraver notre endettement extérieur. Il ne s’agit pas non plus de proclamer à grand bruit des objectifs d’indépendance économique devenus impossibles alors qu’il faudrait surtout réduire nos coefficients de dépendance : d’abord en produisant nous mêmes notre pain de façon à assurer notre sécurité alimentaire ; en fabriquant nous-mêmes nos principaux médicaments, nos outils, nos instruments de travail, en essayant de diversifier nos exportations et de moderniser nos entreprises pour les rendre plus aptes à la compétition.
Ce sont des objectifs simples, réalisables, peu coûteux, fortement créateurs d’emplois réels, largement à la portée d’un secteur privé entreprenant et dynamique. L’Etat est fait pour gérer le pays, non des pharmacies et des souks el fellah. L’Etat doit soutenir l’économie, et non se substituer aux entrepreneurs. C’est en tout cas ce que l’expérience de l’Algérie – et de bien d’autres pays – a montré au cours des trente dernières années.
Le développement n’est pas un phénomène technique, un problème d’investissements et d’acquisition d’équipements, qu’on peut résoudre facilement quand on en a les capacités financières. Le développement ne s’achète pas. Il n’obéit pas à une idéologie. Ce n’est pas une recette-miracle applicable partout et à tous. Il n’y a d’ailleurs pas « un » développement, mais des formes différentes de croissance correspondant aux réalités concrètes de chaque pays.
C’est en tout cas ce que l’expérience nous a appris : chaque peuple doit inventer, ou réinventer le développement, « son » développement, selon sa culture, ses besoins et son génie propre, selon aussi ses choix politiques et sociaux et les contraintes économiques auxquelles il doit faire face.
Parmi ces contraintes, les plus importantes sans doute relèvent de l’Ordre mondial actuel, ce nouvel impérialisme, envahissant et injuste, contre lequel il faut se défendre, mais avec lequel il faut aussi hélas s’efforcer de « coopérer », tout en sachant que les partenaires n’accepteront jamais rien d’autre qu’une évolution strictement contrôlée et qu’aucun pays émergent ne sera autorisé à dépasser un certain seuil de souveraineté et de capacité économique.
Aurons-nous suffisamment de volonté politique pour surmonter les obstacles et relancer un développement de type nouveau ? Saurons-nous rassembler autour d’objectifs communs toutes les forces intérieures attachées au progrès, sous forme d’un pacte national ou d’un large front démocratique ?
Oui, si la dignité, la solidarité et la défense intransigeante des intérêts du pays, ces vertus traditionnelles de la nation prennent le pas sur l’égoïsme et la recherche exclusive du confort personnel !
Non, si nous cédons à la pression du nouvel impérialisme, qui tend à nous persuader que l’ordre mondial actuel est inéluctable, qu’il n’y a rien d’autre à faire que de se soumettre à ses lois, d’accepter avec résignation son hégémonie et suivre aveuglément le modèle qu’il nous propose.
Des priorités à définir
Développer c’est améliorer la qualité de la vie. Cela ne veut pas dire nécessairement copier le mode de vie occidental et céder à l’attrait de produits de consommation de plus en plus sophistiqués et souvent inutiles. On peut vivre mieux et plus simplement en garantissant les besoins essentiels du plus grand nombre : la nourriture, le logement, l’éducation des enfants, les soins médicaux, la culture. On peut définir un rythme de progression conforme aux capacités et aux ressources de la communauté. Il y a donc des choix à faire, des priorités à établir, un projet de société à élaborer.
Or, depuis l’abandon du projet socialiste nous n’avons plus de véritable stratégie. Dire simplement « économie de marché » ne suffit pas. Faut-il accepter l’aggravation des inégalités, conséquence inévitable des mécanismes de marché, ou tendre au contraire vers une plus grande justice sociale comme le souhaitent la plupart des Algériens ? Faut-il « relancer l’économie » en privilégiant l’épargne, de façon à accroître l’offre, ou au contraire encourager la consommation, pour stimuler la demande ? Faut-il investir dans le nord du pays (où les taux de profit sont élevés) ou au contraire dans les zones déshéritées, qui ont le plus besoin d’unités de production et d’infrastructures ? Faut-il chercher les sources de financement auprès des possesseurs de capitaux privés ou dans les caisses de l’Etat ? Faut-il investir dans les activités à forte intensité de main-d’œuvre (donc à faible productivité) ou dans des industries modernes fortement capitalistiques, donc très coûteuses et peu créatrices d’emplois ?
Autant de questions qui exigent des réponses à implication politique évidente. Les choix économiques ne sont jamais neutres, car ils interférent avec les conditions de vie et de travail de couches importantes de la société. D’où la nécessité d’un minimum de consensus sur les questions essentielles, consensus qui peut se réaliser sous la forme d’un contrat de croissance, ou d’un pacte social véritable, librement négocié et définissant les objectifs communs à toutes les parties contractantes (Etat, syndicats ouvriers, organisations patronales, grandes associations) ainsi que les étapes de réalisation et les engagements précis des uns et des autres.
Sans dialogue social, sans définition claire des avantages et des concessions de chacun en matière d’emploi, de production, de productivité, de revenu minimum, il ne peut pas y avoir de croissance véritable et donc de sortie de crise.
Un type nouveau de développement émergera de la pratique démocratique concrète, associant largement les citoyens tout en consolidant le rôle irremplaçable de l’Etat dans la coordination des activités, la définition des priorités et la protection des plus faibles. Quelques principes généraux tirés de notre expérience nationale peuvent être rappelés à ce sujet :
- Le « nouveau développement » suppose avant tout la démocratie. On ne peut pas greffer à un peuple, d’une façon autoritaire, des modèles étrangers qui ne correspondent ni à ses traditions, ni à ses aptitudes, ni à sa volonté. Ce n’est pas à un petit groupe de dirigeants et de fonctionnaires à décider seuls de ce qui est bien et de ce qui est mal pour l’ensemble de leurs compatriotes. Il faut donc que la société puisse s’exprimer librement, s’organiser librement, choisir librement ses projets et ses représentants.
Certes, dans un pays encore fragile et peu développé, la société a besoin d’un Etat fort. Mais la force de l’Etat ne se mesure pas seulement au nombre de ses militaires et de ses policiers. Elle repose sur la confiance et le dynamisme de ses citoyens, la solidité de ses institutions et la compétence de ses cadres.
- Le nouveau développement doit redonner sa place à l’initiative individuelle. La propriété collective des moyens de production, telle que définie par la Charte nationale, n’a pu aboutir à l’efficacité. Ce n’est d’ailleurs pas la « propriété sociale » (si tant est qu’elle puisse exister dans les conditions d’un pays sous-développé) qui crée la société moderne mais au contraire la société moderne (et démocratique) qui génère progressivement les conditions de la propriété sociale.
Si les services publics et certaines grandes entreprises stratégiques, indispensables à la collectivité, doivent rester aux mains de l’Etat, il est évident par contre que d’importantes parties de l’économie, les terres, la production de biens de consommation, le commerce, les petites et moyennes entreprises doivent tendre à se privatiser sous des formes diverses, incluant la création de coopératives et de sociétés de salariés.
- Le nouveau développement doit stimuler la concurrence et la compétitivité. La planification centralisée, rigide et autoritaire, de type administratif, a montré ses inconvénients et ses limites. Il faut donc revenir à des formes de croissance plus conformes à l’évolution historique normale des sociétés, c’est-à-dire au marché, à ses règles, aux relations économiques qu’il induit, aux motivations qu’il suscite.
Il est vrai que le marché, livré à lui-même, se traduit le plus souvent par des effets dévastateurs sur les couches sociales les plus faibles. On doit donc le corriger, le contrôler, l’orienter même si l’Etat est suffisamment fort. Mais on ne peut pas le remplacer si on veut que la société avance, car c’est lui qui – en faisant appel à l’intérêt personnel et à l’effort des individus – constitue en définitive le moteur véritable du progrès.
- Le nouveau développement doit commencer par la base. Ce n’est pas la construction de grands complexes industriels qui peut « diffuser le développement dans la société » comme l’ont noté nos premiers plans de développement, mais au contraire la multiplication de petits et moyens projets, de réalisations locales, qui contribuent à l’éveil progressif des citoyens – et notamment des jeunes – à leur formation, à leur apprentissage industriel, créant ainsi les conditions d’une croissance plus efficace.
Il faut donc encourager les efforts de développement des collectivités locales, former des animateurs sociaux dans les communes, encourager l’attribution de micro-crédits aux jeunes entrepreneurs, etc.
- Le nouveau développement doit accorder une place privilégiée à l’agriculture et au monde rural. Non pas seulement parce qu’ils renferment les plus grandes poches de chômage, mais aussi parce qu’ils représentent la base nourricière du pays et un réservoir immense de forces de travail.
Or l’Algérie agricole se réduit aujourd’hui à une mince frange littorale, entourée de vastes zones déshéritées en voie d’appauvrissement constant. La surface agricole utile par habitant n’est plus que de 0,2 ha. Il est cependant possible, grâce aux techniques modernes, de régénérer les sols, de bonifier les terres, de regagner aux pâturages et à la végétation des millions d’hectares. Un projet ambitieux pour la jeunesse. Au début des années 1970 un groupe de cadres du ministère du travail et des affaires sociales avait proposé un vaste Plan de rénovation rurale, étalé sur vingt ans, pouvant doubler la production agricole, regagner trois à quatre millions d’hectares de terres supplémentaires et faire travailler plus de 400.000 personnes[37].
Les responsables de l’époque ont estimé le coût de ce Plan trop élevé (8 milliards de dollars). Depuis lors l’Algérie a dépensé plus de 60 milliards de dollars pour ses achats de produits alimentaires à l’étranger, sans que cela n’ajoute quoi que ce soit à ses capacités productives. Elle continue d’ailleurs aujourd’hui à importer chaque année plus de 3 milliards de dollars de produits agro-alimentaires.
- Le développement doit être durable, c’est-à-dire protéger l’avenir des nouvelles générations en évitant d’épuiser prématurément les ressources naturelles du pays, d’aggraver la désertification des terres et la pollution marine. Or chacun sait qu’on en est arrivé aujourd’hui à détruire des forêts, à détourner des sources, à voler même le sable des plages sans être pratiquement inquiété par personne. Chacun sait que la plaine de la Mitidja, l’une des plus belles et des plus fertiles terres du monde, qui produisait il n y a pas si longtemps la moitié de toutes les richesses agricoles de l’Algérie, se couvre aujourd’hui de béton et voit ses prairies et ses vergers disparaître et ses puits s’assécher.
Quelques leçons de nos expériences
et de celles des autres
L’un des principaux enseignements de l’expérience algérienne de construction d’une économie nationale réside dans la nécessité de stimuler les initiatives et les activités individuelles des citoyens. Certes les grandes usines et les complexes industriels présentent un intérêt certain, quand ils fonctionnent bien et disposent des moyens financiers et humains indispensables. Mais rien ne peut remplacer la multitude des petites actions quotidiennes, qui ont le mérite de mettre les gens en mouvement, de les habituer à se prendre en charge et à faire ainsi l’apprentissage véritable du développement.
Les grandes économies mondiales reposent pour la plupart sur un immense réseau de petites et moyennes entreprises. L’Espagne et l’Italie en comptent chacune 3 millions. La France en a plus de 2 millions et demi, qui produisent 84 % du revenu national et emploient 85 % des travailleurs. Les neuf dixièmes de ces entreprises utilisent moins de 10 salariés. Parfois même pas de salariés du tout, se contentant de fonctionner avec une main-d’œuvre familiale, particulièrement flexible et adaptée aux activités d’artisanat et de services. Quelques milliers seulement de ces entreprises emploient plus de 50 salariés, souvent très qualifiés et fournissant de larges gammes de produits destinés non seulement aux marchés locaux, mais aussi à l’exportation. Au total, si l’on ajoute les exploitations agricoles et les établissements financiers, non compris dans ces statistiques, on s’aperçoit que des millions de personnes participent d’une façon ou d’une autre à la création des richesses du pays, qui sont réalisées pour l’essentiel dans de petites et moyennes activités. Ce qui n’empêche nullement les géants de l’Economie et des Finances de jouer un rôle important dans la société.
La Pologne, comme les autres pays d’Europe orientale, a commencé par baser son développement sur de grands complexes industriels (acier, charbonnages, chantiers navals, grande métallurgie …). Le résultat en a été décevant, avec comme conséquence, d’importants soulèvements ouvriers contre la détérioration de leurs conditions de vie. Mais sitôt les grandes réformes économiques entreprises, deux millions de travailleurs, formés dans le secteur d’Etat, se sont établis à leur compte, créant de petites unités familiales et une multitude de micro-entreprises. Parallèlement l’intervention massive du capital étranger notamment allemand, autrichien et français, favorisée par des considérations politiques, permettait la création de 23.000 sociétés mixtes et le développement du partenariat. Aujourd’hui la Pologne est le premier pays ex-socialiste à avoir rattrapé et largement dépassé son niveau économique de 1989, avec des perspectives de croissance très prometteuses pour les prochaines années.
A l’autre bout du monde Cuba, bien que très attachée à l’idéologie socialiste, a découvert également les vertus de l’initiative individuelle. Tout d’abord les marchés agricoles non étatiques ont été reconnus. Paysans et commerçants y vendent librement leurs produits. Puis le travail pour propre compte a été autorisé par la loi : 149 métiers et activités professionnelles peuvent désormais être exercés légalement, à titre privé. L’esprit créatif de la population, stimulé par le blocus américain et les difficultés économiques, est tel qu’on voit se multiplier les initiatives de toute nature, dans des locaux de fortune, des constructions en roseaux et même dans des coins de rue : cela va du gardien de vélos et du rechargeur de briquets jusqu’aux ateliers familiaux de mécanique ou de réparations diverses, en passant par l’élevage de petits crocodiles ou la préparation de café dans des logements individuels proches des lieux de travail ou des stations de transport collectif.
L’Etat n’étant pas en mesure de fournir à chacun un emploi stable et un salaire décent dans le secteur public, les citoyens « inventent des activités », même si elles sont faiblement rémunératrices. En quelques années un million et demi d’emplois ont été ainsi créés dans le secteur dit « non-structuré » ou informel. Ces emplois constituent sans doute le point de départ de nombreuses petites entreprises qui contribueront à former, avec l’aide de l’Etat et l’apport de crédits bancaires appropriés, le nouveau tissu économique du pays.
On constate de la même façon en Algérie une prolifération de petites activités utiles, embryon d’entreprises futures ou de petits commerces : cordonniers ambulants, réparateurs de montres, vitriers, gardiens de voitures, pétrisseuses de pain, préparatrices de diouls, colporteurs, revendeurs de cigarettes… autant d’activités n’exigeant qu’une très faible mise de fonds, et donc accessibles aux plus démunis.
Ces activités informelles ne sont pas seulement une conséquence de la crise et de la précarité grandissante des conditions de vie, mais aussi une réponse à des besoins réels que le secteur d’Etat, lourd et rigide, n’est pas en mesure de satisfaire. Elles révèlent en tout cas la vitalité d’une population – et notamment d’une jeunesse – qui cherche par tous les moyens à subsister et à gagner sa vie en faisant quelque chose d’utile.
Parallèlement on voit se multiplier des initiatives plus structurées, sous forme de petites et moyennes entreprises dotées d’équipements modernes et disposant de quelques capitaux à investir. A en croire l’agence pour la promotion des investissements il y aurait à son niveau plus de 30.000 projets déjà agréés ou soumis à l’agrément, et au niveau des banques environ 50.000 micro-projets accompagnant des demandes de crédits.
S’ajoutant aux 300.000 PME existant actuellement dans le pays ces projets, s’ils se réalisent, enrichiront grandement le tissu industriel algérien, encore trop faible, et contribueront concrètement à la relance de l’économie nationale.
Mais se réaliseront-ils ? Quand on prend connaissance des plaintes et récriminations des principaux concernés il y a de quoi être inquiet. Il ne suffit pas en effet d’annoncer, comme le font les responsables du secteur, que le pays dispose de 75 zones industrielles et de 449 zones d’activités. Encore faut-il savoir ce qui est fait concrètement pour encourager les entrepreneurs. Par exemple, qui bénéficie réellement des terrains inclus dans ces zones, et à quel prix ?
A en juger par le nombre de terrains affectés à de faux investisseurs et déjà utilisés pour la construction de villas ou revendus à des tiers, on ne peut manquer de penser que la spéculation foncière a encore de beaux jours devant elle. Quant à l’efficacité et à la rapidité d’action de nos administrations, il suffit de signaler que, d’après un ministre, il faut environ 50 mois pour qu’un projet d’investissement devienne opérationnel.
Quand la Chine se mondialise :
Un modèle original
S’il est un pays qui mérite d’être cité en exemple pour ses brillants résultats économiques durant les dernières années, ce n’est ni le Japon (en perte de vitesse) ni le « dragon » coréen (en pleine crise), ni le « tigre » indonésien (en recul sur tous les plans) mais bien la Chine, qui a réussi en l’espace de vingt ans à augmenter de 620 % sa production nationale. Ses réserves en devises ont dépassé les 1.000 milliards de dollars. Son commerce extérieur dépasse les 350 milliards de dollars par an, la plaçant ainsi parmi les plus grands exportateurs mondiaux.
Après avoir longtemps refusé le secteur privé elle compte aujourd’hui 28 millions de travailleurs indépendants et plus d’un million et demi de PME, qui contribuent efficacement à la croissance. Les investissements étrangers, jadis inexistants, représentent le quart des investissements du pays. L’économie relève désormais à 90 % des mécanismes du marché, bien que la propriété d’Etat y reste encore largement prédominante.
Entre 1978, année du début des réformes économiques, et 2005, la production chinoise s’est accrue au rythme impressionnant de 9,8 % par an, faisant ainsi sortir 300 millions de personnes de l’extrême pauvreté et contribuant à améliorer le niveau de vie de centaines de millions d’autres personnes.
Le pays produit actuellement 50 % des appareils photos, 30 % des téléviseurs, 25 % des réfrigérateurs et des machines à laver fabriqués dans le monde. Des milliers d’entreprises étrangères se sont installées sur son territoire en y opérant des transferts de haute technologie : IBM, Compaq, Sanyo, Universal instruments, etc. y fabriquent des semi-conducteurs, des puces électroniques, préparant ainsi la Chine à devenir le nouveau géant mondial des high tech.
Au moment où tant de pays du sud plient sous le poids écrasant des dettes et de la crise économique l’expérience chinoise prouve que l’échec n’est pas fatal en matière de développement. Le pays le plus arriéré peut, s’il dispose de dirigeants compétents et sérieux, animés d’une réelle volonté de progrès, et capables de mobiliser leur peuple dans le travail, obtenir des résultats probants.
Les dirigeants chinois ont constaté par exemple que leur agriculture, collectivisée, était en recul. Les paysans refusaient de se serrer la ceinture et d’investir dans une terre qui ne leur appartenait pas. Or sans investissement pas de progrès possible. Il fallait donc privatiser la terre et la remettre, non pas aux membres du parti ou aux anciens combattants comme l’ont fait certains pays d’Europe orientale qui n’ont réussi qu’à stimuler ainsi la spéculation foncière, mais aux véritables agriculteurs capables de la faire fructifier. C’est ce qui s’est fait en Chine. Résultat : une progression spectaculaire de la production agricole qui a doublé en quelques années.
De la même façon dans l’industrie les dirigeants chinois se sont aperçus qu’ils disposaient d’un immense appareil de 100.000 entreprises, employant cent millions d’ouvriers, mais absolument inefficace, étranglé par les déficits, les sureffectifs et les retards technologiques, utilisant 90 % de tous les crédits bancaires, mais ne fournissant que 40 % de la production industrielle.
Sans aucun complexe les responsables chinois ont encouragé la mise en faillite des entreprises insolvables, les fusions et les restructurations, procédant à une privatisation prudente en faveur « d’abord du secteur non étatique », c’est-à-dire les communes, les coopératives, les petites entreprises collectives rurales, les fermes familiales, et enfin les travailleurs indépendants et les propriétaires privés proprement dit.
La transformation est donc progressive et adaptée aux caractéristiques de cet immense pays. Jusqu’à présent le secteur public est encore très important dans l’économie chinoise. Mais il est soumis lui-même aux règles du marché et à la concurrence. L’Etat veille à un juste équilibre entre centralisation et décentralisation, entre autonomie des entreprises et régulation, entre marché intérieur et besoins d’exportation.
Abandonnant les dogmes anciens, notamment l’appui exclusif sur le secteur public et la priorité de l’industrie lourde, et s’ouvrant largement sur les activités non-étatiques et l’apport des capitaux étrangers, la Chine a construit un modèle de développement original, basé sur les industries légères et les activités d’exportation.
D’abord les textiles, la confection, les chaussures, les articles de bois et de matières plastiques, puis les activités d’assemblage et de sous-traitance, la transformation de produits importés, ensuite une montée progressive vers des gammes de produits et des technologies de plus en plus sophistiquées, pour atteindre enfin le niveau de l’innovation technique, de l’ingénierie et des biens d’équipement, avec la pétrochimie, les semi-conducteurs et la sidérurgie. Dans cette évolution, la Chine a su tirer profit :
- De son immense potentiel de main-d’œuvre, au départ faiblement rémunérée mais disciplinée, ayant des traditions de vie austère et le goût du travail et de l’épargne.
- D’un système d’éducation et de formation accompagnant correctement les diverses étapes des évolutions technologiques du pays, au point que les ingénieurs formés hier trouvent immédiatement à s’employer aujourd’hui.
- D’un marché intérieur fortement protégé et qui ne s’ouvre qu’avec prudence contrairement aux directives anti-protectionnistes du FMI.
- D’un appareil d’état impulsant, malgré ses lourdeurs, l’activité économique, et encourageant l’exportation.
- De sa position géostratégique et de sa stabilité politique qui ont fait affluer les partenaires étrangers, avec les délocalisations et les investissements directs (qui ont atteint des pics de 50 à 60 milliards de dollars par an)
Certes la Chine a encore des retards technologiques importants, des capacités de production peu ou mal employées, des lourdeurs bureaucratiques dommageables surtout dans le secteur financier, mais on ne peut contester les progrès gigantesques qu’elle a réalisés au cours des vingt dernières années, la quasi-disparition de la pauvreté extrême dans cet immense pays de 1.300 millions d’habitants qui aspire aujourd’hui légitimement à entrer dans le XXI éme siècle en tant que grande puissance économique mondiale.
N’ayant rien abandonné de ses principes socialistes, qu’il a su concilier intelligemment avec l’économie de marché, on comprend mieux les inquiétudes qui commencent à s’exprimer à son égard dans les milieux dirigeants de l’économie capitaliste – surtout depuis qu’il a récupéré, en 1997, l’île de Hong-Kong, qui représente pour lui un atout financier et technologique considérable.
Quand on aura rappelé que la Chine produit aujourd’hui des fours micro-ondes pour 100 $ alors qu’ils en coûtent 200 en Europe, ou de petits ordinateurs domestiques à 150 € alors qu’ils reviennent à 300 € en Europe, et même des ballons de foot-ball professionnels à 80 $ alors que les multinationales du sport les fournissent à plus de 200, on comprendra mieux l’importance des luttes pour la conquête ou la reconquête des marchés qui s’annoncent pour les années à venir.
Pour l’instant la Chine bénéficie, en matière de main-d’œuvre, d’un avantage comparatif certain. L’ouvrier chinois gagne en moyenne l’équivalent de 4 dollars par jour. Mais la productivité croissante et le boom économique du pays exercent une pression de plus en plus forte à la hausse des rémunérations et à l’amélioration des conditions de vie (logement, confort ménager, infrastructures…). Cette amélioration contraint la Chine à supporter des charges sociales extrêmement importantes en matière de santé, de protection du travail, de crèches, de cantines ouvrières, de retraites, qui commencent à peser lourdement sur le prix de revient de ses produits.
Elle est donc contrainte, pour consolider sa place dans la mondialisation, à assurer une augmentation forte et continue de la productivité de son économie, et une compétitivité beaucoup plus grande de son secteur public.
En somme une évolution sage et prudente, qui consiste à avancer « sur ses deux pieds » en fonction de son propre rythme, en intéressant matériellement son potentiel humain et en mobilisant toutes ses ressources. L’amélioration des conditions de vie devient ainsi le résultat – et non le préalable – du travail.
Les démêlés de l’Algérie avec
les sociétés transnationales
Durant la période de son industrialisation l’Algérie a pu accumuler une importante expérience de coopération – mais aussi de confrontation – avec les sociétés multinationales.
Au début de 1980 un dossier publié par Révolution africaine, organe du FLN, cite de nombreux cas de fraudes, de violation de contrats, de détournements, de réévaluations abusives (faillites calculées de Brehmer et de la B.U.M allemandes, scandale du groupe français Leuchner, procédés répréhensibles des Américains Bechtel et CHEMICO, etc.…). Puis il met en garde les responsables algériens en écrivant :
« Actuellement, le capitalisme financier et les FMN (firmes multinationales) encadrent – à travers les prêts, les études, la réalisation, la fourniture d’équipements, l’assistance technique, les marchés d’exportation – les secteurs stratégiques de notre économie nationale. On sait que le capitalisme monopoliste réduit la place de la concurrence et favorise les ententes monopolistiques. Il n’est pas exclu, ni dénué de sens, que le marché algérien fasse l’objet d’ententes au sein du système impérialiste ».
Le rapport note à ce sujet des coïncidences troublantes :
- Les grands contrats de la pétrochimie sont le domaine réservé des firmes américaines.
- Les constructions mécaniques et métallurgiques relèvent des firmes allemandes.
- Les industries légères sont réservées aux sociétés françaises et italiennes, etc.
En dépit de ce « partage économique » du marché – dont l’objectif essentiel est bien entendu de gonfler les taux de profit – le journal admet la nécessité de faire appel aux capitaux, aux équipements industriels et aux techniques des grands groupes étrangers. Mais il insiste sur la vigilance et le contrôle de toutes les activités par les cadres nationaux, dont la responsabilité est énorme dans la protection des intérêts du pays et la garantie de sa sécurité.
Ce qui était vrai – et particulièrement dangereux – hier l’est beaucoup plus encore aujourd’hui.
D’abord parce que le choix de l’économie de marché depuis la fin des années 80, et le renoncement virtuel aux options d’indépendance économique, ont ouvert largement les frontières du pays à la pénétration massive des sociétés multinationales, qui contrôlent désormais des parts de plus en plus importantes de l’économie nationale :
- British Petroleum, sur les immenses champs gaziers d’Aïn-Salah.
- Mittal Steel, dans la sidérurgie.
- Anadarko, Amoco, Halliburton, sur les champs pétroliers.
- Henkel, dans les détergents.
- Danone, Nestlé, Coca-Cola, Pepsi-Cola dans les industries agro-alimentaires.
- Renault, Peugeot, Hyundai, Volkswagen, Ford et autres dans l’automobile.
- Michelin, dans les pneumatiques.
- Djezzy, Nedjma, dans la téléphonie mobile.
- La Société générale et Paribas dans le domaine bancaire.
- Orascom, dans le ciment, etc.…etc.…
L’apport technologique et financier de toutes ces grandes entreprises – quand elles investissent réellement dans la production et ne se contentent pas de créer des relais commerciaux seulement pour vendre leurs produits – est évidemment incontestable et utile à l’économie nationale. Cela n’empêche nullement la nécessité d’un contrôle permanent de leurs activités, et l’effort national non moins permanent pour l’acquisition du savoir-faire et la création d’entreprises algériennes capables de faire face aux besoins du pays et de concurrencer à plus ou moins long terme les produits étrangers.
Le scandale récent de Brown and Roots Condor (BRC), société mixte créée par Sonatrach et Halliburton, qui a obtenu sous la forme illégale du marché de gré à gré, plusieurs dizaines de marchés totalisant 137 milliards de dinars, et qui est aujourd’hui l’objet d’enquêtes de justice concernant des fraudes, des surfacturations, des procédures non-conformes de sous-traitance, confirme que de nombreuses sociétés internationales s’installent en Algérie non pour investir honnêtement, mais pour « ramasser de l’argent » comme l’a déclaré avec cynisme l’un de leurs représentants officiels.
Pourtant les pressions exercées par les sociétés transnationales sur les autorités de leurs pays respectifs, pour la plupart composées de représentants du grand capital, assurent à ces sociétés des soutiens multiformes : subventions plus ou moins directes, dégrèvements fiscaux, aides à l’exportation, etc. Malgré cela les grands pays capitalistes violent ouvertement leur propre législation et les règles de l’OMC pour favoriser leurs entreprises au détriment des pays pauvres.
Ainsi pour protéger leur production sidérurgique, les Etats-Unis ont créé une super taxe de 30 % sur les aciers brésiliens. Chaque année ils fournissent des subventions indirectes à leurs compagnies d’aviation (notamment Boeing) pour leur permettre de surclasser leurs concurrents européens. Mais le plus scandaleux concerne les énormes subventions américaines et européennes à leurs agriculteurs, pour leur permettre de briser les petits producteurs africains ou latino-américains, obligés de brader leurs produits au dessous de leurs pris de revient.
En 2006 les Etats-Unis ont versé par exemple plus de 4 milliards de dollars à leurs producteurs de coton. Une somme considérable, supérieure à la valeur de toute la production cotonnière des pays comme le Bénin, le Togo ou le Burkina-Faso, où des dizaines de milliers de cultivateurs ont été ruinés par la concurrence du coton subventionné. Même chose pour la betterave sucrière en Europe, le maïs et autres produits.
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Il existe évidemment bien d’autres méthodes encore plus sophistiquées, pour affaiblir les pays partenaires et tirer profit de leur inexpérience. Ainsi la « technique du cheval de Troie » utilisée par les responsables de la Banque Mondiale consiste à sélectionner soigneusement dans l’ex-Tiers monde un certain nombre de cadres compétents et dynamiques, à les inviter aux Etats-Unis, à les recruter en leur offrant les conditions les plus avantageuses (salaires en devises, logements luxueux, voyages gratuits, etc. …), puis à les former dans l’optique de la Banque c’est-à-dire en fonction des intérêts du grand capital financier et enfin à les utiliser pour développer les relations avec les pays d’origine de ces cadres.
Souvent même les responsables de la Banque et les gouvernements qui les financent (c’est-à-dire USA et Europe) vont jusqu’à faire pression sur les pays demandeurs d’aides, de conseils ou de crédits, pour les obliger à faire confiance à leurs « protégés » et même à les recruter en leur confiant les postes les plus décisifs dans l’appareil d’Etat, notamment en matière d’économie, de finances et d’énergie. Dans de nombreux pays d’Afrique (et même d’Asie ou d’Amérique latine) le titre d’ancien « expert » à la Banque Mondiale ou au FMI suffit pour devenir ministre.
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Hier pour se partager le monde, les puissances impérialistes étaient contraintes de faire la guerre, de perdre leurs soldats, d’engloutir des sommes considérables dans l’occupation militaire. Aujourd’hui, il leur suffit de contrôler les marchés, les banques et les grandes entreprises économiques. Le résultat est beaucoup plus avantageux. Ils gagnent beaucoup plus en investissant beaucoup moins.
L’ancienne colonisation avait pour objectifs :
- L’exploitation des sources d’énergie ou de matières premières.
- L’accaparement des terres et leur affectation aux colons.
- L’utilisation d’une main-d’œuvre locale à bon marché.
- Le contrôle des relations commerciales du pays occupé, contraint d’acheter à son colonisateur ses biens industriels, d’équipement et de consommation.
Les pays qui, comme l’Algérie, ont décidé de nationaliser leurs richesses nationales au lendemain de l’indépendance, ont d’abord été violemment combattus selon les vieilles méthodes de pression (Refus français d’acheter le minerai de fer algérien en 1966, boycott du « pétrole rouge » en 1973, sanctions financières, refus de crédits, etc. …). Devant la fermeté et le courage du pouvoir politique de l’époque, soutenu par les pays socialistes et une grande partie du Tiers monde, les autorités françaises ont fini par se rendre à l’évidence : la libération politique des anciennes colonies était devenue une réalité irréversible. Restait la libération économique, beaucoup plus difficile à obtenir pour ces pays, ligotés pour la plupart par des structures de production fortement dépendantes des grandes sociétés étrangères.
Deux conceptions contradictoires
du développement
Au lendemain de l’indépendance de nombreux responsables algériens préconisaient l’appel aux capitaux étrangers, notamment dans le domaine du pétrole, qu’ils présentaient comme « une aubaine inespérée faisant tomber une pluie d’or sur les pays producteurs ».
Or des calculs économiques effectués à cette époque ont montré que sur un prix moyen de 11 dollars le baril de brut vendu en Europe, le pays exportateur n’encaisse que 0,74 dollar, ce qui signifie que l’Etat étranger et les sociétés concessionnaires accaparent 10,26 dollars par baril, soit 93,3 % du prix final[38].
Si l’exploitation du pétrole est effectivement une bonne affaire, ce n’est donc pas pour le pays producteur mais pour les investisseurs étrangers. Et c’est ce qui explique les décisions historiques de l’Algérie concernant la nationalisation des hydrocarbures en 1971, décisions suivies sous des formes diverses par de nombreux pays producteurs dans le Tiers-monde.
Les partisans du capital étranger n’ont cependant jamais cessé de remettre en cause ces choix éminemment patriotiques, qui ont permis durant les décennies 1970 et 1980 d’importantes réalisations économiques et sociales. Sous prétexte de faire « gagner davantage d’argent » à l’Algérie une loi sur les hydrocarbures a tenté en 2003 puis en 2005 d’imposer au pays une véritable « dénationalisation » de ses ressources et le retour au vieux système colonial des concessions.
Il y a là deux conceptions totalement différentes du développement :
- La première, issue de la guerre de libération, veut garantir l’indépendance et la souveraineté du pays en protégeant les richesses nationales, la production nationale et le marché intérieur, pour les mettre au service de l’ensemble des consommateurs nationaux. Ce qui n’exclut nullement le recours à l’étranger comme complément à l’effort national.
- La seconde, issue des transformations induites par la mondialisation, veut intégrer l’Algérie à l’économie mondiale et donne, à cet effet, la priorité aux investissements et aux techniciens étrangers, ainsi qu’aux produits importés, dans une logique de profit qui ne peut évidemment bénéficier qu’à une fraction de la population (la plus solvable, c’est-à-dire la plus riche).
Peut-on concilier des visions aussi contradictoires ? Cela parait bien difficile. C’est pourtant ce que l’Algérie essaie de faire depuis près de vingt ans, avec des résultats décevants.
Exemple : le NEPAD, une initiative intéressante pour un nouveau développement de l’Afrique, lancée il y a quelques années avec le soutien et les promesses d’aide de plusieurs pays du Nord. En mars 2007, à la réunion africaine d’Alger, le chef de l’Etat a noté avec regret que les engagements de ces pays n’avaient guère été tenus. C’était l’échec.
Deuxième exemple : l’administration algérienne aurait, selon certains journaux, esté en justice plus de 120 entreprises étrangères pour non respect de leurs engagements contractuels et non-paiement de leurs impôts. Parmi ces entreprises de grandes sociétés transnationales comme Halliburton, déjà connue pour ses procédés douteux en Irak, et même Anadarko, qui a pourtant transféré en 2005 aux Etats-Unis plus de 4 milliards de dollars de bénéfices.
Dernier exemple en date : celui des grandes sociétés espagnoles Repsol et Gas natural, qui ont obtenu un marché important (gazoduc de Gassi Touil) sur la base d’un appel d’offres international. Après quelques mois d’activités ces sociétés (unies en consortium) arrêtent les travaux et exigent de l’Algérie une renégociation du contrat, c’est-à-dire une augmentation des prix. Procédé de chantage, absolument illégal, et que pourtant le gouvernement espagnol s’empresse de soutenir indirectement en refusant à Sonatrach le droit de commercialiser une partie de son gaz sur le marché espagnol.
Ces exemples pourront-ils convaincre les admirateurs du capital étranger que nous ne devons compter, pour notre développement, que sur nos propres forces, même si elles sont encore insuffisantes et inexpérimentées ? Il est permis d’en douter.
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Interrogé récemment sur l’aide que l’Etat devrait apporter aux PME algériennes pour faciliter leur « mise à niveau » et leur permettre de concurrencer les sociétés étrangères un de nos ministres répondit avec dédain : « Ce sont des entreprises familiales ».
Habitué pendant de longues années aux bureaux confortables de la Banque mondiale et aux relations amicales avec de grands managers de la Finance internationale, ce ministre pense sans doute, comme un certain nombre de ses collègues, qu’on peut « acheter le développement aux sociétés transnationales ».
Or l’expérience a déjà montré que ces sociétés ne viennent jamais dans un pays pour le « développer » mais pour en tirer le plus possible de profits, soit en exploitant directement ses ressources naturelles, soit en utilisant son marché pour y écouler leurs marchandises et leurs services.
Un développement national véritable ne peut résulter que de la sueur et de l’intelligence des nationaux et par conséquent d’abord de ces milliers de petites entreprises familiales qui sont à la source de la croissance. Avant de devenir les géants de l’économie mondiale, qui font aujourd’hui l’admiration débridée de certains de nos concitoyens , les Ford, les Rockfeller ou les Bill Gates ont tous commencé par de petites activités familiales qu’ils ont su faire fructifier.
Pour la petite histoire on peut signaler à notre ministre que, dans sa ville même de Tlemcen, il s’est créé en 1939 une toute petite entreprise dans la maison d’un artisan nommé Mazari, pour tisser des tapis. En 2003 le « groupe Mazari » dispose d’une grande usine moderne de tissage industriel qui fabrique, non seulement des tapis, mais aussi 300.000 couvertures par an. Il dispose aussi d’une unité de fabrication de fils acryliques, et même d’une briqueterie produisant 70.000 tonnes de produits rouges. Au total le groupe fait travailler 5 à 600 personnes.
Le groupe CEVITAL à Bejaïa, devenu aujourd’hui un fleuron de l’industrie agro-alimentaire nationale, produisant des centaines de milliers de tonnes d’huile, de sucre, de margarine et employant plus de 4.000 ouvriers, se limitait il y a trente ans à la seule personne de son créateur, Issad Rebrab, ancien employé d’une entreprise publique, qui se révèle comme un grand capitaine d’industrie.
L’entreprise de travaux routiers ETRHB, qui emploie aujourd’hui 1.500 ouvriers et réalise un chiffre d’affaires de 300 millions de dollars, en partenariat avec Cosider, se limitait il y a vingt ans à la famille A. Haddad dans un petit village de Kabylie.
Et combien d’autres entreprises privées ont réussi malgré toutes les difficultés et les obstacles à émerger au cours des dernières années : le groupe Salam (équipements et appareillages médicaux), le groupe Sim (semoules et farines), le groupe Tonic (emballages), le groupe Othmani (jus et boissons) etc.
La plupart de ces entreprises se plaignent malheureusement de l’absence d’encouragements des pouvoirs publics et de la persistance de difficultés et d’obstacles qui ralentissent leur croissance.
Pourquoi donc les autorités ferment-elles si hermétiquement les portes devant les entrepreneurs algériens et ouvrent-elles au contraire toutes grandes les portes – et même les fenêtres – devant les opérateurs étrangers ?
S’agit-il d’une politique délibérée de méfiance à l’égard du capital national ? Ou d’une question d’intérêt, les étrangers payant souvent de larges commissions aux intermédiaires et aux relais locaux dont ils ont besoin ?
Est-ce une manifestation maladive de l’ancien « complexe du colonisé » qui tend toujours à rabaisser les nationaux au profit des « blancs » venus d’ailleurs ?
Ne serait-ce pas plutôt le signe évident de l’opposition délibérée d’une bureaucratie d’Etat, solidement accrochée au pouvoir et qui cherche par tous les moyens à empêcher l’émergence de nouvelles forces économiques et sociales capables de contester – à plus moins long terme – ses privilèges et son immobilisme ?
On ne peut en tout cas que s’inquiéter de voir la multiplication accélérée des appels aux capitaux étrangers, à l’expertise étrangère pour des activités aussi simples que la construction de logements, le fonctionnement d’un hôpital, la « communication » dans les entreprises publiques, la distribution de l’eau, la « formation » de nos parlementaires, l’entraînement de nos équipes sportives ou même, comme un quotidien algérois vient de nous l’apprendre, « la construction d’un grillage au stade de Bologhine ». A ce rythme il y a gros à parier qu’on va bientôt faire appel à des spécialistes internationaux pour venir nous apprendre … à préparer le couscous !
Pendant que nos jeunes diplômés se retrouvent au chômage et que tant de pays étrangers se réjouissent d’accueillir chaque année des milliers de spécialistes et d’universitaires que nous ne faisons pratiquement rien pour retenir ici. Alors que nous manquons cruellement d’entreprises et d’entrepreneurs qualifiés, il faut savoir qu’il existe aujourd’hui en Europe plus de 40.000 entreprises créées par des Algériens et fonctionnant dans les meilleures conditions, au seul bénéfice des pays étrangers qui savent reconnaître leur compétence et leurs mérites.
3 éme partie
DES MOTIFS
D’ESPOIR
Il y a un peu plus de trente ans, en avril 1974, lors d’une session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations-Unies, l’ancien président algérien Houari Boumediène faisait brillamment la démonstration que « l’ordre économique actuel est devenu l’obstacle essentiel au développement » car il permet à quelques grandes puissances de « drainer à leur seul profit, par une multitude de canaux, les ressources du Tiers monde ».
La revendication d’un nouvel ordre économique mondial accompagne depuis, dans la plupart des pays pauvres, l’exigence d’un développement considéré encore aujourd’hui comme « la priorité des priorités ». Malheureusement la plupart des stratégies mises en œuvre à cette fin ont échoué. Les politiques industrielles, les nationalisations, les réformes agraires entreprises ici et là n’ont eu le plus souvent que des résultats mineurs, parfois même contraires aux effets escomptés, par suite notamment de l’incompétence, de la tyrannie et de la corruption de nombreux leaders des pays en voie de développement. Les programmes de coopération internationale, les décennies du développement, les aides bilatérales ou multilatérales, parce qu’elles n’étaient pas sous-tendues par une véritable volonté politique, et parce qu’elles heurtaient l’égoïsme ou l’indifférence des plus riches, n’ont pas eu plus d’effets qu’un cautère sur une jambe de bois.
Les programmes d’ajustement structurel du FMI, marqués de dogmatisme et de technocratie, n’ont fait qu’aggraver, y compris dans de grands pays comme la Russie, l’Indonésie ou le Brésil des situations dangereuses auxquelles elles prétendaient apporter des remèdes.
Seul le drainage des ressources des pays sous-développés s’est poursuivi, encore plus systématique, plus sophistiqué aussi, marginalisant des populations entières et creusant davantage le fossé déjà pratiquement infranchissable qui sépare le Nord du Sud de la planète.
Faut-il dans ces conditions désespérer d’un nouvel ordre mondial moins injuste et plus favorable à ceux que Frantz Fanon appelait déjà en son temps les « damnés de la terre » ?
De nouveaux espaces planétaires de solidarité
Paradoxalement c’est peut-être dans la mondialisation – qui suscite aujourd’hui tant de méfiance et de controverses – que résident en fin de compte les espoirs d’une évolution positive des peuples de l’ancien Tiers-monde.
Les crises économiques, les guerres locales, les catastrophes écologiques qui se répercutent négativement sur toutes les régions et les places boursières du monde, font prendre davantage conscience d’un destin commun, déterminé certes par les intérêts interdépendants des uns et des autres, mais aussi par une espèce de solidarité planétaire dont on commence à sentir les premiers balbutiements.
L’analyste français Erik Orsenna et son « Cercle des économistes » viennent de procéder à une étude rigoureuse des grands paradoxes contemporains. Leurs conclusions sur la mondialisation sont sans appel :
« Jamais la productivité n’a été aussi forte et jamais les famines n’ont été aussi fréquentes. Jamais la terre n’a porté autant de diplômés et jamais l’analphabétisme n’a autant progressé. Jamais nous n’avons été aussi riches et jamais il n y a eu autant de pauvres »[39].
D’autres économistes vont plus loin et considèrent que la dérégulation des marchés, les bulles boursières, le retour des Etats dans les politiques de développement et le protectionnisme signent « la mort du libéralisme »[40].
On n’en est pas encore là, bien sûr. Mais il est tout de même significatif que tant de chercheurs en viennent aujourd’hui à secouer l’idéologie mondialiste et le capitalisme qui lui sert d’assise. Ces idées relativement nouvelles sont alimentées par l’éveil de masses humaines innombrables, et de manifestations populaires parfois gigantesques, d’ouvriers, d’agriculteurs, de métallurgistes, d’étudiants, de pacifistes, d’écologistes à travers le monde entier, qui expriment leurs aspirations, leurs refus et souvent même leur solidarité à l’égard des peuples du Sud.
Peut-on d’ailleurs mettre à l’écart et parquer dans des ghettos les trois quarts de l’humanité ? Ce serait à la fois profondément injuste, dangereux pour la paix et la sécurité internationale et anti-économique. Car tous ces exclus sont les consommateurs potentiels dont les maîtres actuels du monde ont besoin pour accroître leurs taux de profits. Ce n’est pas sans raison que les patrons de la Banque Mondiale et de grands financiers occidentaux en viennent à critiquer le dogmatisme outrancier du FMI et à souhaiter une intervention plus forte des Etats et une amélioration plus sensible des revenus des pays pauvres.
Ce serait la meilleure façon d’éviter – ou tout au moins de réduire les effets négatifs – d’une récession mondiale toujours menaçante en dépit des apparences. L’idée progresse en tout cas qu’on ne peut dissocier l’avenir des pays du Nord de celui du Sud. Les uns et les autres semblent comprendre enfin qu’une logique de coopération est plus avantageuse que la logique de confrontation des années post-indépendances, quand l’Occident voulait garantir coûte que coûte son contrôle sur les ressources mondiales, alors que les pays nouvellement libérés proclamaient leur droit à l’exploitation de ces ressources et considéraient « la nationalisation comme un acte de développement ».
Il faut admettre aujourd’hui en toute franchise que les nationalisations massives opérées durant les décennies 60 et 70, sans études préalables ni préparation sérieuse, n’ont eu ni les effets escomptés ni l’efficacité voulue sur le processus de développement. Certes la création d’un important secteur économique d’Etat a été positive à plus d’un titre. Elle a notamment permis la mise en place d’une base industrielle prometteuse, qui aurait pu servir de point de départ à un processus de croissance ininterrompue. Malheureusement les inconséquences de l’Etat et les graves erreurs de gestion ont eu, comme nous l’avons vu plus haut, des conséquences négatives sur les forces productives nationales. Au point qu’un certain nombre de ces biens (terres, mines, usines…) sont à l’heure actuelle restitués ou vendus au secteur privé, et que d’importants groupes industriels étrangers sont sollicités pour le financement et même pour la gestion de grands projets, y compris dans le domaine des hydrocarbures et des travaux publics.
Le succès du développement exige en effet non seulement des capitaux, mais aussi et surtout du savoir-faire, des technologies et des capacités d’organisation que nous n’avons pas encore réussi à acquérir et que seuls les pays occidentaux sont capables actuellement de nous fournir. De leur côté ces pays ont besoin de débouchés, d’énergie, d’approvisionnements sûrs. Une élévation significative du taux de croissance dans le Sud leur garantirait des marchés plus consistants. De plus elle contribuerait à stabiliser les populations et réduirait ainsi les flux migratoires dirigés vers le Nord. La croissance économique est la meilleure façon de combattre les migrations dites clandestines.
N’est-il pas possible de négocier sur ces bases les éléments essentiels d’un nouvel ordre économique mondial garantissant les avantages mutuels et les intérêts réciproques des partenaires ? Le cadre de ces négociations éventuelles existe déjà : il s’agit de l’ensemble des institutions internationales pour le développement créées sous l’égide des Nations-Unies, et qui pourraient à cette occasion être refondues et rénovées sur la base de l’expérience du dernier demi-siècle.
Pour peu que les pays du Nord perdent de leur arrogance (et les désordres économiques mondiaux actuels les y incitent) et que ceux du Sud abandonnent leurs illusions, déjà fortement entamées par l’échec des anciennes stratégies et de certaines alliances plus folkloriques qu’efficaces, et l’on pourrait sans doute renouer avec l’espoir raisonnable d’une entente planétaire conforme aux plus beaux rêves du genre humain.
Cette entente ne se suffira certainement pas de simples contacts au sommet entre dirigeants d’Etats, ni même de longues négociations diplomatiques ou commerciales. Mais elle peut résulter d’une construction progressive par les peuples et leurs organisations, qui prennent lentement conscience de leur solidarité naturelle, de leur appartenance à une même Terre, qu’il faut protéger contre les agressions, les guerres, les destructions et à laquelle il faut éviter les deuils et les souffrances. Ce qui n’était pas encore possible en 1974 quand Boumediéne plaidait en vain pour le nouvel ordre économique mondial à la tribune des Nations-Unies, l’est peut-être devenu aujourd’hui ou le deviendra demain.
Quand le président de la Banque mondiale, d’habitude peu soucieux de ménager les débiteurs insolvables, demande lui-même aujourd’hui qu’on se préoccupe davantage de la situation des pays pauvres, et quand de nombreux dirigeants occidentaux se prononcent officiellement pour la réforme du FMI, cela signifie que certaines choses ont commencé à changer dans le monde et que de nouvelles transformations se préparent.
D’abord compter sur soi
Le développement du Tiers monde, soulignait en son temps Boumediéne, peut-être une victoire de l’humanité toute entière. « Nous devons l’inscrire dans une dialectique de lutte au plan international et de « compter sur soi » au plan interne ».
De la même façon le nouvel ordre mondial ne peut être que le résultat des luttes et des sacrifices de chaque peuple pour son propre développement, mais aussi de la solidarité internationale organisée. Quels que soient en effet les efforts des pays du Sud, les interdépendances et les rapports de forces actuels sont tels qu’il leur est pratiquement impossible d’envisager un progrès véritable, à court et moyen terme, sans la coopération et le soutien des autres pays, soit sous forme d’accords bilatéraux, soit au travers d’unions régionales, de marchés communs ou de zones de libre échange.
La réalisation éventuelle de ces espaces de solidarité exige aujourd’hui, notamment de la part des gouvernements et des organisations populaires des pays du Sud, un immense effort de communication, de dialogue, de diffusion d’argumentaires, de contacts à tous les niveaux. Il existe en effet, tant en Europe qu’en Amérique du Nord et en Asie, d’importantes forces démocratiques, des organisations syndicales, des partis, des mouvements d’artistes et d’intellectuels, des écologistes, des partisans de la paix qui critiquent l’ordre international actuel et se dressent contre l’injustice qu’il comporte.
Ces hommes et ces femmes sont nos amis. Nous devons les convaincre que nous ne cherchons pas à leur enlever ce qu’ils ont acquis, souvent d’ailleurs après de longues années de travail et de privations. Nous ne voulons pas réduire leur niveau de vie, mais améliorer le nôtre :
- Par exemple en obtenant des prix plus justes pour nos produits (les termes de l’échange entre le Nord et le Sud se sont réduits de 40 % au détriment des pays pauvres durant les 20 dernières années)
- En obtenant un allègement des fardeaux qui nous écrasent (en matière de dette extérieure, de taux d’intérêt, etc.)
- En contribuant à une répartition plus équilibrée des excédents mondiaux de richesses qui se perdent dans la surconsommation, le gaspillage, les dépenses d’armements, etc. Sait-on par exemple que les seuls frais de publicité dans le monde, destinés à accroître les dépenses de consommation, sont dix fois plus élevés que l’ensemble des crédits consacrés au développement des pays pauvres ? Et l’on dira encore que ces aides sont ruineuses pour l’économie des pays riches. Alors qu’en réalité elles n’ont représenté durant les premières années 2000 que 0,21% du revenu total de ces pays, après avoir culminé au moment de leur plus grande générosité, à 0,61 % pendant les années 1980.
Est-ce trop cher payer pour permettre aux pays retardataires d’obtenir des taux de croissance plus élevés ? Certes les pays donateurs ont raison d’exiger une utilisation plus efficace de leurs fonds et une lutte plus vigoureuse contre les détournements, la dilapidation et les dépenses de prestige, qui sont malheureusement la règle chez de nombreux dirigeants du Sud. Ils ont raison aussi d’exiger plus de transparence et de démocratie dans la gestion de ces fonds, qui doivent profiter avant tout aux populations des pays d’accueil et non aux potentats locaux.
Mais il faut aussi admettre que ces populations ne peuvent être que desservies par d’éventuelles mesures de rétorsion, des suppressions de crédits ou des réductions d’aide comme c’est le cas aujourd’hui en Palestine. Les potentats ne souffrent pas des sanctions. Ils les font supporter à leurs peuples. Or la pauvreté et l’ignorance n’encouragent pas la démocratie. Elles font au contraire le lit des dictatures.
Demander en priorité le respect des droits de l’homme ou des élections représentatives dans les pays pauvres est une chose juste en soi, mais qui n’a pas vraiment de sens. C’est seulement le développement – qui signifie l’amélioration progressive des conditions de vie, l’instruction, la culture pour le plus grand nombre – qui permet la démocratisation véritable de la société, c’est-à-dire l’accroissement du nombre des citoyens conscients, capables de choisir, de critiquer et de contrôler les dirigeants.
Les pays du Sud doivent par conséquent compter d’abord sur leurs propres forces, sur leur capacité à élaborer des programmes concrets de développement, adaptés à leurs conditions spécifiques, aux exigences de leur agriculture, de leur industrie, de leur système d’éducation, en analysant avec lucidité les erreurs, en critiquant les hommes et les méthodes du passé et en acceptant loyalement d’être critiqués eux-mêmes.
Ainsi l’ouverture sur l’économie de marché, la concurrence, la recherche de la compétitivité, la sélection des meilleurs, la démocratisation des institutions deviendront les atouts principaux des pays désireux de se développer. Mais cela n’empêche nullement le soutien indispensable de la communauté internationale, en complément à l’effort particulier de chaque pays.
C’est la mise en place progressive de ces règles simples, avec le climat de confiance et de coopération qu’elles induisent, qui peut ouvrir la voie à un nouvel ordre mondial plus juste.
Le retour du social
De ce point de vue on peut considérer avec un certain optimisme les perspectives qui s’ouvrent en ces premières années du XXI éme siècle. En dépit des pressions sans cesse répétées du nouvel impérialisme – qui cherche à accréditer l’idée qu’il n’y a aucune alternative possible à son hégémonie – on observe au contraire une floraison d’ouvrages littéraires et scientifiques mettant en cause, parfois de façon très critique, les conséquences terribles d’une mondialisation incontrôlée, et préconisant la recherche de nouvelles voies.
Il ne s’agit plus simplement de personnalités de gauche ou d’alter mondialistes, mais de dirigeants d’Etats, d’anciens ministres, de prix Nobel, d’écrivains et de millions de simples gens qui participent à des manifestations de plus en plus massives contre la guerre, pour la justice, la paix et une vie meilleure dans toutes les parties du monde.
Bien des auteurs commencent à s’inquiéter de cette évolution débridée du « tout économique » où les sociétés modernes n’ont plus d’autre culte que celui du marché, d’autre idole que le taux de profit, d’autre idéal que celui de transformer les hommes, leurs semblables, en une masse informe de main-d’œuvre à bon marché, et leurs territoires en champs d’extraction du pétrole, du cuivre ou de l’uranium payés à vil prix. Jusqu’où sera-t-il possible de pressurer les peuples du Sud et les salariés du Nord au seul bénéfice de quelques uns ?
On constate en tout cas depuis quelques années un retour remarqué du « social » dans le discours officiel de l’ultra-libéralisme, qui brillait jusqu’ici par son intérêt exclusif aux règles de la concurrence et de la productivité. Sans doute est-ce le signe que les inégalités, le chômage et l’exclusion sont devenus si importants qu’il convient de mettre en place rapidement des « amortisseurs » pour éviter ou retarder les explosions éventuelles.
La plupart des institutions internationales se préoccupent désormais de protection sociale, de mesures contre le chômage, de solidarité avec les pauvres. Elles encouragent les grandes entreprises à élaborer des stratégies sociales pour assurer plus d’efficacité à leurs projets économiques. Nous en avons des exemples ici même en Algérie, où des multinationales comme Mittal Steel ou Danone veillent aux bonnes relations avec leur personnel, alors que British Petroleum construit une station de dessalement d’eau et un centre de santé pour la population d’Ain Salah.
D’aucuns diront sans doute qu’il s’agit là d’améliorations partielles, insuffisantes et que la véritable solution réside dans le changement complet de l’ordre mondial actuel. Mais l’un n’empêche pas l’autre. Des réformes progressives – outre qu’elles contribuent à améliorer rapidement les conditions de vie des populations – peuvent fort bien déboucher à moyen et long terme, sur des transformations plus importantes. L’essentiel réside dans la compréhension et les liens de solidarité qui doivent être reconstitués entre les forces de progrès du Nord et du Sud de la planète.
La disparition du camp socialiste, l’échec du Tiers-mondisme et le recul du mouvement ouvrier international ont crée des rapports de force nouveaux. Le monde a changé. Les classes sociales ont évolué. La bourgeoisie et la classe ouvrière se sont transformées. La modernisation des équipements industriels, le progrès technique, l’élévation du niveau culturel, ont réduit les effectifs du prolétariat ancien, qui se caractérisait par le travail manuel répétitif et les efforts physiques. Aujourd’hui ce sont les employés, les techniciens, les cadres des activités tertiaires qui représentent les effectifs les plus nombreux. Le centre de gravité de la classe ouvrière s’est déplacé vers des couches plus instruites, mieux rémunérées et donc plus attachées au confort matériel et à la stabilité sociale. Il est significatif qu’à un récent sondage effectué en Europe, et demandant aux travailleurs comment ils comptent réaliser leurs revendications 84 % ont répondu « par la négociation » et 13 % seulement « par la grève ».
Les travailleurs n’ont pas renoncé pour la plupart aux idéaux du socialisme – c’est-à-dire à un modèle de société excluant l’exploitation de l’homme par l’homme – mais ils le conçoivent aujourd’hui différemment. Non plus par la « Révolution » et la « dictature du prolétariat », qui ont fait la démonstration historique qu’elles ne peuvent déboucher que sur la violence et la domination d’une minorité, mais au contraire par la transformation progressive de la société, par la démocratie, le respect des droits de l’homme, par des réformes économiques et sociales préservant les intérêts des salariés, mais aussi ceux des autres couches de la population : les agriculteurs, les classes moyennes, la bourgeoisie nationale. Il s’agit donc de la recherche permanente de compromis tendant à obtenir la meilleure part possible des progrès matériels et culturels de la société.
Cette recherche du compromis s’identifie à la négociation et au dialogue. Le respect des droits humains tend à se substituer aux confrontations violentes d’hier.
En 1993, au sommet mondial sur les droits de l’homme, organisé par l’ONU à Vienne, les participants ont décidé pour la première fois de joindre les droits économiques et sociaux aux droits civils et politiques, qui étaient jusque là les seuls droits officiellement admis, sans doute parce que leur caractère général permet toutes les manipulations. La conférence a souligné « l’égalité et l’indissociabilité de tous les droits humains ».
En 1995 le sommet mondial de Copenhague sur le développement social permet de franchir un nouveau pas en avant. Malgré l’opposition des Etats-Unis, les représentants de 184 pays, dont 130 chefs d’Etat ou de gouvernement présents affirment « le primat absolu du social ». La déclaration finale du sommet recommande notamment :
- La réhabilitation des politiques publiques de développement
- L’intervention des Etats et la coopération inter-étatique pour corriger les aspects négatifs des lois du marché
- L’éradication de la pauvreté extrême dans le monde
- La réforme des pratiques injustes du commerce mondial
- La réhabilitation de l’objectif de plein-emploi comme priorité de toute politique économique
- Le respect de la liberté syndicale et des droits sociaux des travailleurs.
Réhabiliter le développement
Certes, cette déclaration n’a pas de force exécutoire. Mais elle revêt une valeur symbolique considérable, et peut devenir une arme redoutable au service des idées de démocratie et de progrès. Pour la première fois en effet une conférence internationale au plus haut niveau définit publiquement des principes complètement opposés à la logique de la mondialisation impérialiste, ouvrant ainsi la voie à la recherche de solutions plus conformes aux intérêts des « laissés pour compte » du développement.
Il n’est donc pas étonnant que la déclaration de Copenhague ait fait l’objet d’une censure médiatique qui ne dit pas son nom. Heurtant de front l’idéologie de la « pensée unique » ultra-libérale, et remettant en cause les diktats des sociétés transnationales et les conditionnalités du FMI, elle ne pouvait être soutenue de gaieté de cœur par les porte-voix du capital financier international, qui disposent de plus de 90 % des moyens de communication de la planète.
Mais les pays du Sud ? Comment expliquer leur silence, ou pour le moins leur sous-estimation évidente d’un texte qui exprime pourtant si bien leurs profonds espoirs de changement de l’ordre actuel ? Un texte approuvé de surcroît par l’ensemble de la communauté internationale (même si certains chefs d’Etats occidentaux ne l’ont fait que du bout des lèvres) et qui devient ainsi une référence officielle en même temps qu’un instrument de lutte et de mobilisation ?
Les pays du Sud n’ont-ils plus confiance dans leurs capacités de résistance ? Sont-ils à ce point abattus par leurs échecs passés et intimidés par l’idéologie dominante qu’ils en arrivent à accepter cette situation sans réagir, comme une fatalité inéluctable devant laquelle on ne peut que s’incliner ?
En ce cas il appartiendrait aux peuples, à leurs élites politiques et intellectuelles, à leurs organisations sociales « d’assumer ce que les Etats, de plus en plus impuissants, semblent incapables d’imposer : une rupture avec la sauvagerie de la mondialisation pour concevoir une politique plus civilisée » [41].
Cette politique nouvelle, 620 ONG internationales (organisations non-gouvernementales) l’ont ébauchée dans une « Déclaration alternative » faisant suite au sommet de Copenhague auquel elles reprochent, en dépit de son apport constructif, de ne pas aller au bout de son analyse :
- En dénonçant les causes des inégalités mondiales
- En exigeant des réformes de structures des institutions internationales, y compris du FMI, de la Banque Mondiale et de l’OMC.
- En demandant des allégements ou des annulations de la dette des pays pauvres.
- Enfin en proposant des mesures de lutte contre la spéculation financière mondiale, cause principale du dérèglement des marchés financiers internationaux.
Des idées de ce genre commencent à se répandre dans certains pays. Pour la première fois en 2007, des multinationales de produits pharmaceutiques ont accepté de commercialiser à des taux très accessibles des médicaments génériques destinés à combattre des maladies comme le paludisme ou le Sida. Les Etats-Unis certainement poussés par leur opinion publique assouplissent leur opposition aux accords de Kyoto et parlent de protection de l’environnement.
Un spécialiste européen constate que les opinions publiques expriment de plus en plus d’appréhensions devant la montée des interdépendances internationales.
Il cite à cet égard en vrac :
- Les grandes pollutions
- Le changement climatique
- Les nouvelles maladies
- Les migrations
- Le commerce international non régulé
- Les délocalisations
- La criminalité internationale
- La fragilisation des identités
- Le terrorisme
- Les conflits armés, etc. etc.
Il évoque même la montée des grands pays émergents : Chine, Inde, Brésil « largement perçus comme des concurrents économiques »[42] et qui font peur, non seulement aux entrepreneurs et aux industriels, mais aussi aux classes moyennes et même aux salariés fortement inquiets devant la persistance du chômage et les terribles menaces des licenciements massifs (dernier exemple en date, celui de l’européen Airbus, qui annonce en mars 2007 la « libération » de 12.000 salariés, répartis entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre).
Ces inquiétudes confirment la prise de conscience grandissante des peuples et des opinions publiques ainsi qu’un début de rapprochement dans leur opposition commune aux grands fléaux qui menacent toute l’humanité.
Vers de nouveaux rapports
de force internationaux
Quand l’ONU menace la Corée du Nord, l’Iran ou un quelconque autre pays des foudres de la « communauté internationale » chacun comprend qu’il ne s’agit nullement des deux cents Etats membres de l’organisation, mais simplement du super-impérialisme américain et de son adjoint britannique, avec l’appui, selon les intérêts et les circonstances, des sous-impérialismes français, italien ou espagnol.
Mais l’ogre ne fait plus peur. Après l’effondrement du communisme et les reculs planétaires auquel il a donné naissance on constate aujourd’hui une certaine remontée de la confiance. L’île de Cuba tient tête courageusement depuis plus de quarante ans au blocus américain. De nouveaux pays se joignent à elle. Et Hugo Chavez le vénézuelien traite George Bush de « cadavre politique ». Au Nicaragua les sandinistes sont ramenés au pouvoir par des élections démocratiques. La Russie, dévastée par Boris Eltsine et sa mafia, remonte la pente péniblement, mais avec assurance.
Au plan économique, certains Etats disposant de matières premières recommencent à se concerter pour mieux défendre leurs intérêts commerciaux. Les producteurs de gaz notamment viennent de créer, malgré les menaces américaines et européennes, un haut comité de coordination à Doha.
Dans de nombreux pays, les intellectuels, artistes et écrivains, économistes, sociologues, philosophes, organisent des débats, des rencontres et échangent leurs idées sur les perspectives d’un « socialisme du XXI éme siècle » débarrassé de ses aspects bureaucratiques, et sur la meilleure façon d’en préparer les conditions.
Toutes ces initiatives montrent que les forces démocratiques et progressistes internationales, après de longues années de doutes, et de pertes de leurs repères, recommencent à s’animer et contribuent ainsi à impulser les grands changements qui se dessinent d’ores et déjà sur la carte du monde.
Les USA : un colosse aux pieds d’argile
Le super-impérialisme américain n’est évidemment pas le « tigre en papier » que dénonçait Mao Tsé Tung au temps de la toute-puissance du bloc socialiste mondial. Mais il n’est pas non plus le super-man invincible que nous présentent aujourd’hui les laudateurs du modèle ultra-libéral de M. Bush et de son équipe.
La « formidable puissance militaire » américaine avec laquelle on cherche à nous épouvanter est en ce moment même embourbée dans les sables d’Irak et les marécages d’Afghanistan. Elle appelle à l’aide ses alliés et ses clients. Elle accepte même de discuter avec des pays qu’elle considère comme faisant partie de « l’axe du mal » : la Syrie, la Corée du Nord, l’Iran.
Le sociologue français Emmanuel Todd, qui a prévu dix ans à l’avance la décomposition de l’espace soviétique, annonce aujourd’hui celle des Etats-Unis : « l’Amérique, par son activisme militaire de théâtre dirigé contre des états insignifiants, tente de masquer son reflux »[43].
Ce reflux, on devrait dire ce déclin, n’est pas seulement militaire, il est surtout économique, industriel et financier. Il y a cinquante ans, la production américaine représentait à elle seule la moitié de toutes les productions du monde. Aujourd’hui elle n’en représente plus que 20 %. Les Etats-Unis étaient un grand pays exportateur, ils ne réalisent plus aujourd’hui que 9 % des exportations mondiales, alors que l’Europe et la Chine en assurent respectivement 3 fois et 2 fois plus.
La mondialisation, les délocalisations industrielles, les transferts d’entreprises vers les zones géographiques à bas salaires, ont affaibli l’économie américaine où les activités de service représentent aujourd’hui près de 80 % de la « production » intérieure brute. Certes, les Etats-Unis concentrent encore les activités financières, de recherche scientifique, de gestion, de création technologique, d’armements, mais ils sont devenus dépendants du reste du monde pour leurs approvisionnements essentiels, notamment en énergie et en matières premières.
De plus il se confirme qu’ils vivent aujourd’hui bien au dessus de leurs moyens. Leur déficit commercial, qui était de quelques milliards seulement au début des années 1990, dépasse en 2006 le total impressionnant de 600 milliards de dollars. Cela signifie que l’économie américaine a besoin chaque jour, pour maintenir son équilibre, de rentrées financières de 2 milliards de dollars (soit sous forme d’investissements directs étrangers, soit par le biais de placements en bons du trésor, en actions ou en obligations). Faute de quoi c’est l’aggravation de la Dette extérieure, qui atteint déjà le total fantastique de 12.000 milliards de dollars, et la baisse inévitable de la valeur du dollar, cette monnaie symbole de la « puissance » américaine déclinante.
Jusqu’ici les Etats-Unis ont réussi à maintenir un équilibre instable, grâce notamment aux prélèvements à caractère impérialiste effectués aux dépens de leurs partenaires :
- à travers le contrôle des marchés et des prix
- à travers les ventes d’armes (en 2006 l’Arabie séoudite et les Etats du Golfe ont acheté plus de 40 milliards de dollars d’armements sophistiqués, on se demande d’ailleurs pourquoi, puisque ils ne sont en guerre contre personne, même pas contre l’Etat d’Israël, qui est le seul à occuper des territoires arabes)
- à travers la prise en charge des militaires américains installés en Allemagne et au Japon (plus de 100.000 soldats nourris et logés depuis de longues années par les pays d’accueil)
- à travers les « alliés » mobilisés par M. Bush pour ses aventures guerrières en Afghanistan, en Irak, en Somalie et ailleurs.
- A travers la baisse du dollar, qui n’est plus convertible depuis 1975 et qui rogne sans arrêt la valeur des placements effectués par les « amis » dans les banques américaines, etc.
« Nous ne savons pas encore, écrit E. Todd, comment les investisseurs européens, japonais et autres seront plumés, mais ils le seront ».
De nombreux observateurs commencent d’ailleurs à s’inquiéter et à s’interroger sur l’avenir. Paul Jorlan, dans un livre publié en mars 2007 décrit la crise qui menace le capitalisme financier américain : endettement excessif des ménages et de l’Etat, déficit extérieur abyssal, bulle immobilière en voie d’éclatement, etc. « Si l’Amérique s’écroule, conclut-il, le monde tremblera »[44].
Comme pour lui donner raison le géant économique Ford, symbole de la puissance américaine annonce pour l’année 2006 un déficit record de 12 milliards de dollars, et son intention de licencier… 45.000 travailleurs. Général Motors (10 milliards de déficit) et Chrysler (- 10 % de ventes) ne sont pas mieux lotis. Durant les cinq dernières années l’industrie automobile américaine a licencié plus de 200.000 ouvriers, alors que les voitures japonaises et sud-coréennes inondent le marché américain.
Dans le même temps le gouvernement américain déclare que la guerre en Irak lui a déjà coûté 600 milliards de dollars, ce qui est énorme. Mais de grands économistes comme J. Stiglitz, Prix Nobel (université de Columbia) et Lirda Bilmes (Harvard) contestent les chiffres officiels et effectuent d’autres calculs, prenant en compte d‘importantes dépenses non comptabilisées, comme les soins médicaux aux blessés, les pensions aux familles des milliers de soldats morts et aux 25.000 soldats handicapés à vie, ce qui leur permet d’annoncer que la guerre d’Irak coûtera le total impressionnant de 2.000 milliards de dollars.
Combien de temps les Etats-Unis, malgré leur puissance et leur richesse, pourront-ils supporter de si énormes dépenses ? Sur le plan militaire plusieurs généraux mettent en garde contre l’impossibilité pour leur pays de « mener plusieurs guerres en même temps ». Quant au plan politique il est évident que l’agressivité américaine inquiète de plus en plus leurs partenaires et contribue à les isoler, y compris dans leur ancienne chasse gardée d’Amérique latine où de nombreux pays rejettent les vieilles dictatures et s’orientent vers des politiques populaires d’indépendance et de justice sociale, comme en Argentine, au Venezuela, en Bolivie, au Nicaragua, au Chili, etc.
Emergence de nouvelles forces
Alors que l’Amérique décline lentement et que l’Union européenne stagne, encore empêtrée dans ses contradictions, de nouvelles forces surgissent sur la scène internationale.
En 2006 la Chine est devenue discrètement la troisième puissance commerciale du monde. Son excédent dans les échanges avec l’Union européenne atteint 170 milliards de dollars, et près de 250 milliards avec les Etats-Unis. Ses échanges commerciaux avec l’Afrique ont quintuplé entre 2000 et 2006 et concernent une grande variété de produits : tissus, vêtements, jouets, électronique, outillage industriel, dont la valeur totale atteint 50 milliards de dollars.
La Chine a même commencé à investir en Afrique (12 milliards de dollars en 2006) assurant des financements sans conditionnalités et permettant ainsi aux gouvernements africains une certaine marge de manœuvre et des capacités plus grandes de résistance aux pressions du FMI. Bien entendu les pays occidentaux s’inquiètent, et reprochent à la Chine de « chercher à sécuriser ses approvisionnements en énergie et en matières premières ». Comme si eux-mêmes ne font pas la même chose – et dans des conditions beaucoup plus contraignantes – depuis un siècle.
L’émergence économique de la Chine, puissance nucléaire, forte d’une population qui représente un cinquième de l’humanité, est un élément décisif dans l’évolution des rapports de forces internationaux.
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Il en est de même pour l’Inde, également puissance nucléaire, forte de près d’un milliard d’habitants, qui évolue depuis le début du siècle à un rythme de 8 % par an. Ce pays a consacré de grands efforts à la formation de sa jeunesse et de ses cadres. Il s’est concentré notamment sur l’informatique et les nouvelles technologies, et a obtenu de grands résultats dans le domaine industriel. D’importants groupes économiques se sont constitués, et rivalisent désormais avec le grand capital financier international. Ainsi la société multinationale Mittal Steel (présente en Algérie) a réussi à acheter le groupe européen de sidérurgie Arcelor durant l’année 2006. Hindalco, premier producteur indien d’aluminium, a annoncé le rachat de l’américain Novelis, n° 1 mondial des produits laminés en aluminium, pour 6 milliards de dollars en février 2007. De son côté Tata Steel a racheté le groupe de sidérurgie Corus. Quant au groupe indien Suzon Energy il s’est emparé du groupe allemand Repower systems. D’autres transactions sont en cours dans d’autres secteurs d’activités, notamment dans la téléphonie mobile où l’Inde devrait devenir l’un des plus importants marchés du monde.
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Alors qu’on croyait l’époque des nationalisations révolue la Bolivie, où est tombé il y a quarante ans Che Guevara, reprend aujourd’hui en mains ses hydrocarbures à hauteur de 82 %. Le modeste Equateur se permet de renvoyer le représentant du FMI et de critiquer les procédés de la Banque mondiale à son égard.
Le Venezuela va encore plus loin et annonce son retrait du FMI et de la BIRD, dont il dénonce les méthodes néo-colonialistes.
L’Algérie elle-même, en dépit des fortes pressions (internes et externes) qu’elle subit semble retrouver ses traditions anti-impérialistes : d’abord en refusant de dénationaliser son pétrole et son gaz, richesses essentielles du pays, puis en refusant l’installation sur son territoire de bases militaires américaines.
Au Moyen-Orient, une importante enquête réalisée par un institut américain révèle que non seulement en Irak, mais aussi en Egypte, en Jordanie, au Pakistan, en Indonésie plus des trois quarts de la population se prononcent contre la présence américaine et demandent le départ des troupes étrangères stationnées sur leur territoire.
L’émergence grandissante sur la scène mondiale de grands pays anciennement coloniaux ou semi-coloniaux, qui ne se contentent pas de déclarations politiques ou idéologiques, mais s’appuient sur des réalisations économiques concrètes constitue un élément important des nouveaux équilibres du monde.
Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de la Chine et de l’Inde mais d’un troisième géant, le Brésil, qui s’efforce de trouver les voies d’un développement national conforme à ses particularités et qui semble avancer malgré les difficultés.
Au Moyen-Orient, la Turquie, important pays musulman, fait également preuve d’un dynamisme étonnant, développant un important réseau d’industries textiles, mécaniques, métallurgiques. Ce pays encourage un secteur privé de plus en plus actif et structuré, avec des associations comme la TUSIAD, qui rassemble les 500 plus grandes entreprises de Turquie, ou la MUSIAD, organisation patronale musulmane qui compte 7500 entreprises. Plus loin, à l’Est, la Malaisie annonce que son revenu annuel par habitant atteint désormais 11.000 dollars et qu’elle se propose de diversifier davantage son économie à travers un prochain plan quinquennal. Le Viêt-Nam, malgré les deux terribles guerres qu’il a subies, réalise depuis 10 ans une croissance moyenne de 8 %, ce qui a déjà plus que doublé ses capacités économiques.
L’Afrique subsaharienne elle-même, malgré son énorme handicap historique et géographique, a réalisé entre 1994 et 2004 un taux moyen de croissance de 4,3 %. Treize pays ont dépassé largement ce taux : le Rwanda 10 %, le Mozambique (qui n’a pourtant pas de pétrole) 8 %, l’Ouganda 7 %, etc.…
Il s’agit là de résultats encourageants pour l’Afrique. Certes d’énormes efforts sont encore à accomplir et des obstacles considérables restent à surmonter. Mais ces premiers succès montrent que les peuples, de toutes races et de toutes conditions, veulent et peuvent participer au progrès général de l’humanité en améliorant leurs propres conditions de vie. L’hégémonie américaine et le leadership séculaire de l’Europe ne sont pas éternels. Leur intérêt à long terme est d’ailleurs d’accompagner et de favoriser cette évolution, au lieu de la retarder ou de la combattre.
Conclusion
Il y a quelques années un journal européen publiait les deux informations suivantes :
- Selon des statistiques de l’OMS (organisation mondiale de la santé) près de 10.000 enfants meurent chaque jour de faim dans le monde.
- Une agence britannique d’informations annonce l’ouverture à Londres de 18 cliniques spécialisées dans l’accueil et le traitement médical des chats et des chiens obèses par excès d’alimentation.
Ces deux informations, placées l’une près de l’autre par les hasards de l’actualité et de la mise en page, symbolisent parfaitement les réalités de la mondialisation impérialiste, qui permet de soigner et de faire survivre les chiens trop gras des riches, tout en laissant mourir de faim et de misère les enfants des pauvres.
Il n’est pas question bien entendu de contester en quoi que ce soit le droit légitime des citoyens des pays du Nord d’aimer et de soigner leurs animaux. Mais il est aussi du devoir des gouvernements de ces pays de prendre la juste mesure du caractère inhumain de ce développement inégal du monde dans lequel ils ont – qu’on le veuille ou non – une part incontestable de responsabilité.
Ce sont ces inégalités insupportables qui créent aujourd’hui tant de bouleversements et de désespoir dans tous les continents, l’instabilité, l’insécurité, le terrorisme. Une petite partie seulement des richesses fantastiques que les pays du Nord consacrent à leur auto-protection, à leurs armements, à leurs forces de police, aux murs qu’ils édifient à leurs frontières pour se mettre à l’abri, une infime partie de ce « salaire de la peur » suffirait à supprimer en quelques années la pauvreté extrême dans le monde et à rendre confiance aux immenses populations déshéritées.
N’est ce pas là le meilleur défi à relever par les hommes de bonne volonté ? La solidarité des sociétés humaines non pas pour accumuler des super-profits, mais pour vaincre la faim, l’angoisse, la maladie, pour survivre et pour rêver.
Et à l’aurore
Où est l’espoir ?
se demandait naguère le grand poète turc Nazim Hikmet dans sa cellule après de longues années de prison. Et il répondait lui-même avec l’optimisme des vainqueurs :
L’espoir
L’espoir
L’espoir est en l’homme !
Ceux qui, en Algérie et ailleurs, se sont réjouis bruyamment il y a une vingtaine d’années de ce qu’ils croyaient être la « mort du socialisme », la « victoire définitive du capitalisme » et même de « la fin de l’Histoire » doivent se rendre compte aujourd’hui qu’ils se sont lourdement trompés.
Les tristes prédictions de M. F. Fukuyama n’ont pas empêché l’Histoire de continuer à se réaliser dans des combats populaires et des luttes sociales qui atteignent aujourd’hui toutes les régions d’un monde en ébullition.
Pour qui sonne le glas ?
Le socialisme n’est pas mort. En Asie, en Europe, en Amérique latine de grands pays et d’importants partis politiques continuent à s’en réclamer sous des formes nouvelles en tant qu’idéal de justice et projet de société, rejetant les terribles déviations du stalinisme et prônant des démarches pacifiques et démocratiques, plus conformes aux mutations et aux réalités du XXIème siècle.
Quant au « capitalisme triomphant » il se débat aujourd’hui dans des difficultés et des contradictions insurmontables. Depuis le milieu de l’année 2007 les mots de crise, de faillite, de récession, de chômage ont remplacé à la première page de la presse occidentale les mots de croissance, d’investissement, de progrès. Des banques géantes font faillite, de grandes bourses mondiales s’effondrent, entraînant dans leur chute durant la seule année 2008 « l’évaporation » de la somme fantastique de 23.000 milliards de dollars. La production baisse. Des usines ferment. De petits épargnants qui ont économisé toute leur vie pour leurs vieux jours et même de gros investisseurs et des milliardaires ruinés se suicident, les licenciements de travailleurs salariés se généralisent. Le FMI estime qu’il y aura 30 millions de chômeurs supplémentaires en 2009. Le Bureau international du travail (BIT) pense quant à lui qu’il y en aura 50 millions et sans doute aussi 300 millions de nouveaux pauvres.
La liberté du capital et du marché se transforme en anarchie : un gaspillage monstrueux de ressources et de forces productives.
Le « paradis capitaliste » est devenu un enfer pour des millions de salariés, d’agriculteurs, de petites gens, fonctionnaires et retraités dans le monde entier, car la crise actuelle n’est plus locale ou nationale, la Mondialisation de l’Economie l’a rendue universelle.
Les laudateurs de l’ultralibéralisme sont désemparés. Ils cherchent des explications, des boucs émissaires : les spéculateurs, l’absence de contrôle, les détourneurs de fonds.
Mais le véritable coupable est le capitalisme lui-même qui, en érigeant la règle du profit maximum en véritable loi universelle, a ouvert la voie à tous les abus, à tous les excès, à tous les scandales. L’argent étant devenu la valeur suprême – au lieu du travail humain, véritable source de toute richesse – sa possession justifiait tout le vol, les détournements, les crimes, la spéculation, l’escroquerie etc.
L’argent devient lui-même la source de l’argent et non plus le travail. Ceux qui le collectent, les banquiers, les assureurs, les fonds de pension cherchent pour lui les meilleurs placements, les taux d’intérêt les plus élevés, les affaires les plus juteuses et le font circuler d’une banque à l’autre, d’un pays à l’autre puisque l’économie mondialisée le permet. Parfois ils y gagnent. Souvent ils y perdent, car les risques sont de plus en plus grands et les contrôles inexistants. C’est la grande liberté des marchés. Durant tous ses voyages spéculatifs l’argent passe entre les mains de nombreux requins de la finance, de courtiers, d’intermédiaires de toutes natures. Souvent à l’arrivée il n y a plus rien, on ne s’en apercevra que beaucoup plus tard, car les paradis fiscaux dans certains pays, le secret bancaire dans d’autres permettent de protéger les opérations les plus douteuses.
Mais la crise alors n’est plus seulement financière, elle est déjà économique, sociale, politique même et touche aux fondements du système capitaliste.
Pourquoi en effet cette crise ? La question-clé réside dans la répartition injuste de la valeur ajoutée produite par les travailleurs salariés dans les économies nationales. Les grands investisseurs, les propriétaires des moyens de production, les actionnaires des sociétés transnationales exigent (et obtiennent) des taux de profit de plus en plus élevés, c’est à dire une part grandissante de la valeur ajoutée et donc une part réduite en proportion inverse pour les travailleurs salariés.
On a ainsi des riches qui continuent à s’enrichir, investir et produire davantage au moment même où les travailleurs, qui constituent la masse la plus importante des consommateurs, perdent de leur pouvoir d’achat et sont obligés d’acheter moins, c’est donc une crise non pas de surproduction, mais de sous-consommation, typique du capitalisme, qui lui a d’ailleurs trouvé une parade provisoire : la vente à crédit. « Achetez aujourd’hui vous paierez demain ! ». On incite les banques à accorder largement des prêts à la consommation et les commerçants à effectuer des ventes à paiement différé.
Ce faisant on encourage évidemment l’endettement, qui devient un pilier du système. Les Etats-Unis d’Amérique, symbole de la domination du capital, vivent aujourd’hui à crédit. Les ménages américains n’économisent plus, mais dépensent davantage. Leur taux d’épargne, qui était de 8 % en 1997 est tombé en 2007 à 0 %. L’endettement total des USA (interne et externe) atteint à la fin 2008 près de 360 % de tout le produit intérieur brut du pays. Ce qui doit représenter la somme fantastique de 40.000 milliards de dollars. Combien d’années faudra-t-il aux Etats-Unis pour rembourser de telles sommes ? D’autant plus qu’on annonçait à la même période que le pays avait perdu durant l’année 2008 plus de 2.700.000 emplois (c’est-à-dire autant de licenciements et de chômeurs nouveaux). Chiffres aggravés en janvier 2009 avec 620.000 emplois perdus puis 651.000 en février. Des chiffres jamais connus depuis un demi-siècle.
« Maintenant ça va aller mieux » s’écrient les grands pontifes de la Finance internationale, pressés sans doute de se rassurer. « La croissance va reprendre ».
« Non », leurs répondent les dirigeants de « General Motors », l’un des plus grands géants industriels du monde. « En mars 2009 nos ventes d’automobiles ont baissé de 50 % et nous sommes menacés de faillite ».
L’annonce d’un monde nouveau ?
On ne peut évidemment pas se réjouir de ces situations dramatiques, qui frappent et font souffrir avant tout les petits salariés et les catégories les plus vulnérables de la société. Mais on ne peut non plus négliger les observations pertinentes du penseur italien Gramsci qui, analysant en son temps les effets de la grande dépression économique des années 1930, constatait que les crises de ce genre accélèrent la prise de conscience et fortifient les sentiments anti-capitalistes des populations laborieuses. C’est ce qu’on constate aussi aujourd’hui.
A Washington devant la Maison blanche on a pu voir des manifestants victimes de la crise brandir des banderoles portant les mots « Non au capitalisme ». Ailleurs des universitaires ont défilé derrière une pancarte portant les mots « Marx avait raison ». En Europe des millions d’hommes et de femmes, défendant leurs postes de travail et leur pouvoir d’achat défilaient aux cris de « moins d’argent aux banquiers et davantage aux salariés » ! On ne sait pas encore combien de temps durera la crise actuelle ni les solutions qui lui seront données. Mais on peut être sûr qu’elle apportera des changements profonds dans tous les pays et dans tous les continents.
Les populations du Sud de la planète n’oublieront pas que lorsque le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a demandé une allocation de 50 milliards de dollars pour réduire de moitié le nombre de pauvres dans le monde (400 millions d’êtres humains), les pays riches ont traîné les pieds arguant le manque d’argent. Mais quand les grandes Banques ont commencé à s’effondrer ces mêmes pays ont trouvé subitement 1.300 milliards de dollars aux Etats-Unis et presque autant d’euros en Europe pour aller à leur secours et leur éviter de disparaître.
Les grands experts de la Finance internationale n’ont trouvé que cette solution. Ils affirment qu’il faut renflouer les banques pour leur permettre de fournir des crédits aux entreprises et de dédommager les petits épargnants ruinés. Mais on a vu les banquiers faire tout autre chose avec l’argent public qui leur était fourni. Ils ont notamment malgré leur faillite et leur mauvaise gestion, commencé par se servir des primes, des gratifications et des bonus plantureux. Certains d’entre eux ont pris leur retraite avec des « parachutes dorés » de plusieurs millions de dollars alors que les petits employés et les déposants n’obtenaient absolument rien.
Le nouveau Président des Etats-Unis Barack Obama a eu beau se mettre en colère en apprenant que ces grands dirigeants et PDG se sont partagés d’une façon scandaleuse 18 milliards de dollars des fonds destinés au sauvetage de leurs entreprises. Mais il n’a rien pu y changer car ce sont les procédés habituels du capitalisme. Tout au plus a-t-il demandé qu’on limite à l’avenir les rémunérations des hauts cadres de la Finance. Les travailleurs américains se souviendront certainement qu’on leur a refusé dans le même temps une amélioration même minime de leurs salaires.
Tout près de leur pays dans les îles des Antilles les ouvriers qui demandaient quelques euros de plus pour faire face à la vie chère se sont vus opposer eux aussi une réponse négative. Il leur a fallu un mois et demi d’une grève très dure pour obtenir partiellement satisfaction.
Les travailleurs américains, antillais, européens et ceux des autres pays comprennent de plus en plus que les solutions mises en œuvre par les maîtres actuels de l’économie mondiale ne visent qu’à restaurer l’ordre ancien alors que l’humanité a besoin de changements véritables et profonds dans les domaines économiques, politique et social.
L’échec évident, hier, d’un socialisme trop précoce, et surtout trop dogmatique, la faillite non moins évidente, aujourd’hui, d’un capitalisme vieillissant, et trop égoïste appellent la communauté humaine à la recherche de nouvelles voies, à des évaluations sérieuses du passé, à des études et des réflexions sur l’avenir, à des débats constructifs dans tous les pays et avec toutes les couches de la société.
En réalité, ces grands débats ont déjà commencé, non seulement dans les universités et les instituts spécialisés, mais aussi dans les rues et les places publiques, durant les gigantesques manifestations populaires qui se déroulent dans le monde entier contre les effets négatifs de la crise.
Quelles orientations ? Quelles solutions possibles ? Quelles décisions politiques proposer en dehors des mesures moralisatrices mais richement financées, du G8, du G20, du G24 ?
Il est important de remarquer à ce sujet :
- D’un part que les partisans du socialisme abandonnant pour la plupart certains de leurs dogmes anciens, admettent aujourd’hui le rôle important du marché, de la concurrence, du secteur privé, du profit et de la rentabilité nécessaire des entreprises, c’est-à-dire d’éléments fondamentaux dans le fonctionnement de l’économie capitaliste.
- D’autre part que les partisans du libéralisme renonçant à certains de leurs crédos, acceptent aujourd’hui (et parfois même sollicitent) l’intervention de l’Etat dans l’économie, la nationalisation de grandes banques et entreprises, la régulation des marchés, certaines formes de planification, et même la limitation des hauts revenus excessifs et une meilleure protection sociale et sanitaire des travailleurs salariés, c’est-à-dire d’éléments fondamentaux dans le fonctionnement des économies socialistes.
N’y a-t-il pas dans ce rapprochement paradoxal des raisons de croire à la possibilité d’un ordre mondial nouveau ?
[1] A. MINC : la mondialisation heureuse.
[2] F. CHESNAIS : la mondialisation du capital ou Viviane Forrester : l’horreur économique.
[3] R. GENDARME : mondialisation et développement, in Revue « mondes en développement » n° 98.
[4] Lénine : l’impérialisme stade suprême du capitalisme 1916.
[5] Ce groupe a annoncé le total fabuleux de 21 milliards de dollars de bénéfices nets en 2004, 30 milliards de dollars en 2005 et 39,5 milliards en 2006, le plus haut niveau de profit jamais atteint par ce groupe depuis sa création.
[6] La vie française, n° du 30 janvier 1959.
[7] Déclaration du gouverneur Delouvrier le 17 novembre 1959.
[8] Au moment de la première guerre du Golfe le Yémen a été privé par les USA d’une aide de 70 millions de dollars, simplement pour avoir voté contre les projets de résolutions présentés par les Etats-Unis au conseil de sécurité.
1 ) Samir AMIN : Les défis de la mondialisation, l’harmattan, 1996 – Revue Recherches internationales n° 48 (1997) capitalisme, impérialisme et mondialisation.
Prabhat PATNAIK : qu’est l’impérialisme devenu ? Revue Tiers-monde n° 150 (Juin 1997) pp 279-284.
2 )V. LENINE : L’impérialisme et la scission du socialisme ; L’économie mondiale et l’impérialisme (Œuvres complètes, tomes 22 et 23.)
1 ) Korkut Boratav (Université d’Ankara) : Impérialisme contre Mondialisme, quelques réflexions (Revue Tiers Monde n° 150 juin 1997).
1 En 2005 les Etats-Unis ont consommé 21 millions de barils/jour, mais n’en ont produit que 7 millions. Ils ont donc acheté en moyenne 14 millions de barils chaque jour à l’étranger, répartis entre l’Arabie saoudite, le Venezuela, le Mexique, le Nigeria, l’Irak, l’Angola,etc.
[9] Devenu aujourd’hui Président de la Banque mondiale.
1 Thierry MEYSSAN : <<11 septembre 2001 : L’effroyable imposture >>, Editions Carnot 2002.
[10] Voir « Manière de voir » n° 52, édition du monde diplomatique, p.76
[11] Bulletin du FMI n° 20-26 (Novembre 1997)
[12] M.K. PANDHE, secrétaire général de la Confédération indienne des syndicats (C.T.I.U), cf. mondialisation et droits sociaux, juin 1997, Bruxelles.
[13] D.K. FIELDHOUSE : Economics and Empire, Mac Millan Londres (1984).
H. MAGDOFF : imperialism From The colonial âge to the present (Monthly Review Press-New York 1978)
[14] cf. détails dans le n° 630 du Monde Diplomatique (septembre 2006)
[15] Michel HUSSON : la décennie libérale, transition vers un capitalisme inégalitaire, IRES, Paris 1992.
[16] E. GOLDSMITH : Une seconde jeunesse pour les comptoirs coloniaux, in Revue « Repères » n° 4 Editions Marinoor – Alger –
[17] Cf. Revue « Recherches internationales » n° 49.
[18] Sandrine TROUVELOT : l’OMC, un arbitre sous influence (Alternatives économiques n° 159)
[19] Une autre illustration de cette puissance médiatique nous est fournie par la condamnation du gouvernement mexicain pour sa répression sanglante des paysans du Chiapas (vote du parlement européen le 15.01.1998)
[20] Cf. Revue « Recherches internationales » O.C n° 49.
[21] Préambule du premier plan quadriennal : 1970 – 1973.
[22] Il s’agit du livre « la Nomenklatura » de M. Michaël Voslensky, publié en Allemagne, puis traduit en français par les éditions Belfond (1980).
[23] Témoignage du Général Khaled Nezzar dans le livre « Octobre, ils parlent » édition : Le matin, p. 66
[24] Redouane Ainad Tabet : Comment on enseigne l’Histoire en Algérie. Editions CRASC, Oran, 1995
[25] Chapitre IX de l’édition en langue française, pages 35 et suivantes
[26] C. BOBROWSKI, conférences à l’institut des techniques de planification et d’économie appliquée (1967-68)
[27] Les Tableaux de l’économie algérienne pour 1960 notent que « le revenu par tête dans l’agriculture traditionnelle est 10 fois plus faible que celui des zones urbaines ».
[28] Caroline ARCOUIN : L’économie algérienne : quelles perspectives ? Revue « Monde arabe » n° 149
[29] Cf. voir notamment les « observations du ministère du travail et des affaires sociales (1973) sur les résultats du 1er plan et les prévisions du second.
[30] D.M. NUTI : Pour une nouvelle économie politique de la transformation post-communiste (« Revue économique » mai 1997)
[31] Charte nationale de 1976
[32] En 2002 les holdings ont été à leur tour remplacés par les SGP (sociétés de gestion des participations)
[33] Formule utilisée durant les années 1980 par le secrétaire général et d’autres dirigeants de l’UGTA
[34] Art. 1 des statuts de l’UGTA.
[35] Ferhat Abbas, le premier président du gouvernement algérien, déclarait à juste raison : « On ne peut pas faire le socialisme sans socialistes ».
[36] Voir en particulier R. Gallissot : Capitalisme historique et mondialisation (conférence à Alger, Fév. 98) et la revue Tiers-monde n° spécial : le développement en question, ainsi que Peter Timmer : la fin du développement.
[37] Le même groupe avait proposé à l’époque de déplacer la capitale (ministères, institutions publiques, sociétés nationales …) vers l’intérieur du pays, entre Médéa et Berrouaghia. Ce qui aurait permis de vivifier les hauts-plateaux et d’éviter l’étouffement de la ville d’Alger, tel qu’on le constate aujourd’hui.
[38] Ahmed AKKACHE : capitaux étrangers et libération économique : l’expérience algérienne. Editions Maspero, Paris (1971)
[39] E. ORSENNA et le Cercle des économistes : Un monde de ressources rares, Editions Perrin des cartes (Paris 2007)
[40] Ch. Chavagneux : les dernières heures du libéralisme (Perrin, 2007)
[41] R. CHARVIN : La déclaration de Copenhague sur le développement social et ses potentialités ; communication au colloque scientifique international de Montreuil, 5 et 6 février 1998.
[42] Le Monde-Economie du 9.1.2007
[43] Emmanuel Todd : Après l’empire, essai sur la décomposition du système américain. Editions Gallimard, Paris 2003.
[44] P. JORLAN : Vers la crise du capitalisme américain ? Editions la découverte, Paris, 2007.