Introduction Aujourd’hui, alors que l’impérialisme néolibéral crée une grave crise de l’école, des enseignants démissionnent, la vocation d’enseigner disparaît, des écoles, des universités privées ouvrent pour maintenir les jeunes dans l’idéologie destructrice du capitalisme mondiale. Totalement à contre courant de cet état de fait, mon article a pour but de redonner espoir à tous les enseignants « perdus », à tous les étudiants affamés et « inutiles » pour qu’ils réfléchissent aux merveilles dont ils pourraient être les auteurs. Pour écrire cet article, j’ai fait appel à Yves Jeannedans la revueReliance(no 17). Mais d’abord, pour donner un exemple concret des citations de Makarenko, je fais part de la manière dont je me suis emparée de son travail extraordinaire.
Disciple de Makarenko
Après une expérience d’animatrice en centres aérés dans la banlieue parisienne, le directeur André Korzec me convoque : »Pourquoi tu ne fais pas prof ? tu as vraiment des aptitudes ». Alors étudiante en Lettres -Histoire, militante communiste un peu marginale, flattée par la proposition de faire un métier encore prestigieux dans la société, je décline: « Je n’y arriverais jamais et puis, je suis dyslexique ». Dédé avait l’affection bourrue: « si tu n’y arrives pas, ce sera de ta faute. En attendant, pour continuer ton travail au centre, lis Makarenko. »
Makarenko, instituteur, voulait redresser des enfants que la société condamnait à la prison ou à la rue, en leur imposant une avalanche de travail manuel et scolaire. Le poème pédagogique est un ouvrage qu’il rédigera au fil de son expérience entre 1925 et 1935. En 1920, suite à la 1° guerre mondiale et à la révolution russe de 1917, il décide de créer une maison destinée aux enfants abandonnés, vagabonds, délinquants, laissés-pour-compte. A leur côté, et dans la perspective d’une société entièrement nouvelle à construire, il bouleverse les conceptions pédagogiques traditionnelles et élabore un programme fondé sur des valeurs humanistes et optimistes, faites d’exigence et de respect mutuels. Les plus intéressantes de nos pratiques pédagogiques actuelles s’en inspirent : les conseils de classe, le travail en groupe, la pédagogie par projet, la responsabilité et le roulement des tâches, l’instauration d’un lieu symbolique où l’enfant qui perturbe le groupe se retire pour « réfléchir », etc.
En 1973 en France, les usines commencent à fermer mais les Collèges d’Enseignement Techniques (CET) restent nombreux pour scolariser les tous jeunes jusqu’à 16 ans comme c’est la loi. Je choisis l’un d’entre eux pour « former la classe ouvrière », les titulaires refusant ces postes d’élèves non aptes à poursuivre des études longues. Je voulais aussi « rendre la monnaie de la pièce » que mon professeur madame Jacqueline Robin m’avait donné en me permettant d’aller au lycée pour passer le Bac malgré mon handicap. J’avais lu Makarenko.
J’ai en charge la classe la moins prisée du collège industriel de garçons, la CPPN (classe pré professionnelle de niveau), destinée à préparer des élèves en grand échec scolaire (ou/et social) à l’entrée en CAP, diplôme national reconnu par les conventions collectives. Mes collègues les plus anciens avaient « fait » l’Algérie, les plus jeunes venaient d’être licenciés de leur usine et préparaient le concours de titularisation. Il régnait donc une discipline certaine. L’équipe pédagogique était constituée du prof de dessin d’art qui les faisait travailler sur le « masque » notamment, souvent en musique, la prof de Maths, jeune, belle et blonde d’une patience incroyable, l’incontournable prof de sport pour la douche et la discipline consentie et la prof d’économie familiale et sociale pour l’hygiène et la sécurité à la maison et aux machines. Les élèves tournaient dans les ateliers pour choisir leur futur métier: la mécanique générale ou la menuiserie.
Un beau jour, au milieu de mon cours (de lettres histoire-géo, législation du travail), Toto gesticule, se met debout sur la table, les bras ouverts en l’air, les doigts en V de victoire et hurle en riant à gorge déployée: « je sais lire, je sais lire ». Toto est un émigré italien 2° génération, blondinet, effacé, qui comme la plupart de ses camarades, ne savait pas lire (ni vraiment compter). Je lisais à haute voix, écrivais au tableau ce qu’il fallait recopier (écrire, c’est dessiner).
Même si j’ai demandé fermement à Toto de s’assoir, on a tous partagé sa joie. Il n’était plus le Rital, le Macaroni. Il allait pouvoir dire à son père qu’il ne voulait plus aller au chantier avec lui, le soir après l’école, il pourrait même oser dire à Mimi qu’il la trouvait à son goût. Un déclic s’était produit. J’avais fait du Makarenko. Par exemple, en littérature, on étudiait Jules Vernes ou Saint-Exupéry à cause du rapport aux machines. En commençant Saint-Ex, je demande: « qui a déjà pris l’avion? ». Seul Momo, fils de moudjahidine, lève la main. Les autres se moquent, le traitent d’affabulateur (mitho) car il fallait être riche. Momo se retourne et lance au meneur: « Tu crois que je suis venu en chameau? » Humour algérien! On rit tous de bon coeur. Sauf mon Pakistanais: » Et ben moi, je suis venu à pieds avec mon père ». Vite, ma tête bâtit une progression pédagogique de géographie au cours de laquelle il pourra être la vedette. Doudou, l’Antillais l’aidera car il connait bien les pays de la coupe du monde grâce à sa passion du foot. Ils sauront lire aussi! Le collectif classe fonctionnait bien.
Les enseignements de Makarenko
Son époque est rude, partagée entre la faim, le banditisme (il organise des tours de garde pour empêcher les pillages et préserver la sécurité des routes), une gabegie chronique (le matériel s’« envole»), et la pénurie générale (des chaussures aux lits). Il est contraint d’avoir un revolver pour « défendre sa peau » comme il dit, et, doit faire le coup de poing pour se sortir de situations inextricables. Malgré cela, il explique:
« Eduquer, c’est faire vivre l’enfant dans une collectivité équitable et organisée, modèle réduit la collectivité idéale; éduquer, c’est mettre en œuvre tout ce qui peut contribuer au développement de la compétence de tous et de chacun, au service de la société. Éduquer, c’est « former en l’Homme, les perspectives d’après lesquelles s’ordonnera sa joie du lendemain ».
Pour lui,l’Homme ne saurait se concevoir en dehors de la collectivité ( on pourrait dire la classe ou l’établissement scolaire) au sein de laquelle il vit. L’éducation, consiste à permettre aux jeunes, de l’expérimenter et à mettre en action leur propre potentiel à son profit en respectant les autres. La collectivité est conçue comme une organisation efficace et porteuse d’un projet juste. La mise en place d’instances législatives et exécutives (l’assemblée générale, le conseil des « chefs ») au sein desquelles sont discutées toutes les questions la concernant, où se prennent les décisions grâce au vote, et dont les élèves sont les principaux acteurs. La collectivité est juste aussi dans son organisation hiérarchique : celui qui « commande» dans telle tâche, le fait en raison de ses compétences; il sera dans telle autre, exécutant et se soumettra à l’autorité de l’autre chef. Il remarque que
« l’estime et l’affection des jeunes vont aux personnes qui possédent une haute qualification, des connaissances sûres et précises, le savoir-faire, l’art, des mains en or, une parole concise et sans phrases, une attitude constante au travail ».
La compétence est un pilier de la théorie éducative de Anton Makarenko. Il ne regarde jamais l’enfant au travers du problème qu’il pose ou qu’il a posé. Il s’impose l’ignorance du passé des jeunes dont il a la charge. Il réfute l’idée selon laquelle la connaissance du passé de l’enfant est nécessaire. Aujourd’hui, c’est le travail du psy s’il existe, pas celui du prof. Si le jeune est là, il y a une raison, peu importe laquelle (immigration tardive, déficience légère, maltraitance ou petite délinquance). Makarenko prèfère chercher à discerner puis à valoriser le potentiel existant en chacun d’eux. Sa question est : qu’y a-t-il en lui qui puisse être développé, et quels cursus d’apprentissage doivent lui être proposés pour qu’il puisse s’épanouir. Dès lors, point de discours moral mais une attention passionnée et lucide à la personnalité de chacun, à ses spécificités et à la façon dont elles participent ou entravent son développement. Cette perspective est essentielle : elle permet à chacun de se réaliser en tant que projet. Le talent de l’éducateur étant de révéler le potentiel qui existe en chacun et d’être en capacité d’organiser la collectivité de façon à ce qu’elle en permette l’épanouissement au bénéfice de tous. Il s’agit là, avant l’heure, d’une conception de l’éducation que l’on qualifierait aujourd’hui d’inclusive ! La question de l’éducateur est de savoir comment la collectivité peut accueillir et mettre en valeur, au service du bien commun, les compétences de chacun de ses membres.
Il rappelle « éduquer, c’est avant tout croire en l’Homme. Avoir la conviction qu’en chacun existe un potentiel d’utilité sociale que l’éducation a pour tâche de révéler et de faire croître. Que nul n’est définitivement aliéné à son passé, à ce qu’il fut, et qu’éduquer c’est regarder devant, regarder demain, que sa visée est de créer des conditions qui permettent au sujet de participer pleinement à la construction du monde, d’être le créateur de ses lendemains ».