Introduction
Mohamed Bouhamidi commence ses cours de l'histoire de la philosophie avec les scientifiques "Sages" de Grèce (les îles ionniennes) au - VI°siècle. Il m'a semblé important de situer sociologiquement et politiquement cette période tellement riche de l'Histoire. Qui mieux qu'Engels, avec les notes de Marx, peut nous éclairer? La création de l'Etat était-elle inévitable? Quels rapport avec la propriété privée foncière ou commerciale? L'avis des philosophes est presque toujours demandé par ceux qui ont désormais le pouvoir.
F. Engels: l’origine de la propriété privée et de l’Etat
1- La gens hellénique
Au début, les Grecs et les Pélasges étaient constitués comme les Américains, en gens qui était l’unité, phratrie, tribu, confédération de tribus. À l’époque où les Grecs entrent dans l’histoire, ils sont au seuil de l’âge de fer, au moment de la Guerre de Troie en -1200. Entre eux et les tribus américaines déjà étudiées, s’étendent 2 grands stades d’évolution sociétale et culturelle. C’est pourquoi la gens grecque n’est plus du tout la gens archaïque des Iroquois; le mariage par groupe s’efface. Le droit maternel a cédé la place au droit paternel ; par cela même, la propriété privée naissante a percé la 1° brèche dans l’organisation gentilice. Une 2° brèche suivit; comme la fortune d’une riche héritière, après l’introduction du droit paternel, serait passé par le mariage à son mari, donc à une autre gens; brisant la base de tout droit gentilice, il fut ordonné que la jeune fille se marie à l’intérieur de la gens, pour y conserver la fortune.
Voici, selon Grote, par quelles institutions la gens athénienne maintenait sa cohésion :
1. Des solennités religieuses communes et le droit exclusif de pratiquer le culte en l’honneur d’un dieu déterminé, l’ancêtre prétendu de la gens qui, en cette qualité, était désigné par un surnom particulier. 2. Un lieu de sépulture commun (voir Démosthène). 3. Le droit d’héritage réciproque. 4. L’obligation mutuelle d’entraide, de protection et de secours contre les violences. 5. Le droit et le devoir réciproques de se marier à l’intérieur de la gens, quand il s’agissait d’orphelines ou d’héritières. 6. La possession d’une propriété commune avec un archonte (administrateur) et un trésorier particuliers.
La réunion en phratrie liait plusieurs gentes moins étroitement ; mais on trouve les même droits et des devoirs réciproques dont la communauté des pratiques religieuses et le droit de poursuite, en cas de meurtre d’un phrator. L’ensemble des phratries d’une tribu avait des fêtes sacrées communes, qui revenaient périodiquement, sous la présidence d’un phylobasileus (chef de tribu) choisi parmi les nobles (eupatrides.)
Marx ajoute : » Mais à travers la gens grecque transparaît l’Iroquoise. Sa présence devient plus manifeste dès que nous poursuivons notre étude ». La gens grecque comporte également : 7. La descendance d’après le droit paternel. 8. L’interdiction du mariage à l’intérieur de la gens, sauf quand il s’agit d’héri-tières. Cette exception et le caractère d’obligation qu’on lui imprime prouvent que l’ancienne règle restait en vigueur. Elle résulte de ce principe valable, selon lequel la femme renonçait par son mariage aux rites religieux de sa gens pour adopter ceux de son mari, dans la phratrie duquel elle était inscrite. D’après un célèbre passage de Dicéarque, le mariage en dehors de la gens était donc de règle. 9. Le droit d’adoption dans la gens s’effectuait dans la famille, mais avec des formalités publiques et à titre exceptionnel. 10. Le droit d’élire et de révoquer les chefs. Nous savons que chaque gens avait son archonte ; il n’est spécifié nulle part que cette charge fût héréditaire dans des familles déterminées; il n’y eut jamais d’hérédité , absolument incompatible avec un état de choses où riches et pauvres avaient, à l’intérieur de la gens, des droits égaux.
Grote et tous les historiens ont achoppé contre la gens. Bien qu’ils aient noté un grand nombre de ses caractéristiques, ils n’ont vu qu’un groupe de familles donc ne comprenaient pas sa nature et de son origine. Dans l’organisation gentilice, la famille ne pouvait pas être une unité organique, puisque le mari et la femme appartenaient à 2 gentes différentes. La gens se résorbait dans la phratrie, la phratrie dans la tribu; la famille était absorbée par moitié dans la gens du mari, par moitié dans celle de la femme. L’État, lui non plus, ne reconnaît toujours pas la famille en matière de droit public; elle n’existe que dans le droit privé. Pourtant, la façon d’écrire l’Histoire part du principe que la famille monogamique serait le noyau de cristallisation la société et l’État.
» Il convient de le signaler à M. Grote », ajoute Marx, « bien que les Grecs fassent dériver leurs gentes de la mythologie, ces gentes-là sont bien plus anciennes que la mythologie ». Grote est cité par Morgan car il a du crédit. Il relate que chaque gens athénienne avait un nom dérivé de son ancêtre prétendu ; avant Solon, et après, en l’absence de testament, les gentiles du défunt héritaient de sa fortune ; et qu’en cas de meurtre, les parents, puis les gentiles et les phrators de la victime avaient le droit et le devoir de poursuivre le meurtrier devant les tribunaux: «Toutes les plus anciennes lois athéniennes sont fondées sur la division en gentes et en phratries »
Marx résume la réponse que donne Morgan: » Le lien du même sang correspondant à la gens dans sa forme première (que les Grecs possédaient jadis, comme tous les autres), conservait la connaissance des degrés de parenté de tous qu’ils apprenaient dès l’enfance. Avec la famille monogamique, ils tombèrent dans l’oubli. Le nom gentilice créa un arbre généalogique auprès duquel celui de la famille conjugale parut insignifiant. C’est ce nom qui devait désormais attester que ceux qui le portaient, avaient une commune origine. Mais l’arbre généalogique de la gens remontait si loin que ses membres ne pouvaient plus prouver leur réelle parenté réciproque, sauf à propos d’ascendants communs de plus fraîche date. Le nom lui-même était une preuve de l’origine commune, et une preuve définitive, excepté pour les cas d’adoption. Opposer à cela une négation effective de toute parenté entre les gentiles, comme le fait Grote, c’est digne d’érudits « idiots ». L’enchaînement des lignées, surtout depuis l’avènement de la monogamie, recule dans le lointain, et la réalité passée, se reflète dans les chimères mythologiques ».
Tout comme chez les Américains, la Phratrie était une gens-mère scindée en plusieurs gentes filles qu’elle unissait, et qu’elle faisait descendre toutes d’un ancêtre commun. Ainsi, d’après Grote, « tous les membres contemporains de la phratrie d’Hecatée avaient comme ancêtre un seul et même dieu, au 16° degré » ; toutes les gentes de cette phratrie étaient donc des gentes-sœurs. La phratrie apparaît comme une unité militaire chez Homère, dans ce passage fameux où Nestor donne ce conseil à Agamemnon « Range les hommes par tribus et par phratries que la phratrie seconde la phratrie, et que la tribu appuie la tribu », elle a le droit et le devoir de venger le meurtre dont un phrator a été victime; elle avait donc, dans les temps antérieurs, l’obligation de la vendetta. Elle a des fêtes et des sanctuaires communs; d’ailleurs, la formation de toute la mythologie grecque à partir du culte de la nature hérité des Indo-européens, suppose les gentes et les phratries, et s’est produite dans leur sein. De plus, la phratrie a un chef et des assemblées dont les décrets ont force de loi, une juridiction et une administration. Plus tard, l’État lui-même, qui ignorait la gens, laissait à la phratrie l’exercice de certaines fonctions publiques.
La tribu se compose de plusieurs phratries parentes. En Attique, il y avait 4 tribus, chacune de 3 phratries qui comptaient chacune 30 gentes. Une telle délimitation des groupes suppose une ingérence consciente et méthodique dans l’ordre qui s’était constitue tout spontanément. Chez les Grecs rassemblés sur un territoire relativement petit, les variations dialectales étaient moins développées que dans les vastes forêts américaines ; mais nous ne trouvons réunies que des tribus de même langue principale, et, dans la petite Attique, nous trouvons un dialecte particulier qui devint le dialecte commun de la prose. Dans les poèmes homériques, les tribus grecques sont déjà réunies en petits peuples, à l’intérieur desquels gentes, phratries et tribus gardaient leur autonomie. Ces peuples habitaient des villes fortifiées de murailles; le chiffre de la population augmentait avec l’extension des troupeaux, de l’agriculture et les débuts de l’artisanat; en même temps s’accroissaient les différences de richesses et, avec elles, l’élément aristocratique au sein de la vielle démocratie primitive. Les petits peuples divers menaient des guerres incessantes pour la possession des meilleurs territoires et en vue du butin ; l’esclavage des prisonniers de guerre était, dès ce moment-là, une institution reconnue. Voici la constitution de ces tribus et de ces petits peuples :
1º Le Conseil (boulê)
était l’autorité permanente ; il se composait à l’origine des chefs des gentes et quand leur nombre devint trop grand, d’un choix d’élus, ce qui développa l’élément aristo-cratique ( Denys relate que le Conseil, au temps des Héros, se composait des aristocrates). Dans les affaires importantes, le Conseil décidait ; ainsi, dans Eschyle, le Conseil de Thèbes prend la résolution, décisive, de rendre à l’Etéole les honneurs funèbres, mais de jeter aux chiens le cadavre de Polynice. Avec l’institution de l’État, ce Conseil devindra le Sénat.
2º L’assemblée du peuple (agora).
Chez les Iroquois, le peuple, hommes et femmes, entouraient l’assemblée du Conseil, prenant la parole à tour de rôle pour influer les décisions. Chez les Grecs homériques, cet « entourage » s’est développé jusqu’à devenir une véritable assemblée du peuple, comme chez les Germains des temps primitifs. Cette assemblée était convoquée par le Conseil pour décider des affaires importantes. La décision était prise à main levée ou par acclamation. Elle était souveraine car « lorsqu’il s’agit d’une affaire dont l’exécution requiert la collaboration du peuple, Homère ne nous révèle aucun moyen par lequel le peuple puisse y être contraint malgré soi ». A cette époque où tout homme adulte membre de la tribu était guerrier, il n’y avait pas encore de force publique distincte du peuple et qui aurait pu lui être opposée. La démocratie primitive était encore en pleine floraison, et ceci doit rester le point de départ pour juger la puissance et la situation du Conseil aussi bien que du basileus.
3º Le chef militaire (basileus).
Nous avons vu ce qu’il en était de l’hérédité des charges principales chez les Iroquois. Toutes les charges étaient électives au sein même de la gens, donc elles étaient héréditaires dans la gens. En cas de vacance, on en vint peu à peu a nommer de préférence le parent gentilice le plus proche (frère ou fils de sœur). Donc, si la charge de basileus, sous l’empire du droit paternel, passait chez les Grecs à l’un des fils, cela prouve qu’ ils avaient pour eux la probabilité de la succession par élection populaire, mais ne prouve pas l’hérédité sans élection populaire. Chez les Iroquois et les Grecs, le 1° germe de familles nobles à l’intérieur des gentes, et chez les Grecs, celui d’une future lignée de chefs héréditaires, sont le germe d’une monarchie. Il est donc vraisemblable que, chez les Grecs, le basileus a dû être soit élu par le peuple, soit au moins confirmé par l’agora, comme pour le roi (rex) romain.
Dans L’Iliade, Agamemnon, le chef des guerriers, n’apparaît pas comme le roi suprême des Grecs, mais comme le commandant en chef d’une armée confédérée devant une ville assiégée. Et lorsque la discorde a éclate entre les Grecs, c’est cette qualité qu’Ulysse fait valoir, dans le célèbre passage « la multiplicité du commandement ne vaut rien, qu’un seul chef commande !»
« Ulysse exige l’obéissance à celui qui a le commandement suprême dans la guerre. Pour les Grecs, qui n’apparaissent devant Troie qu’en tant qu’armée, les choses se passent démocratiquement dans l’agora. Achille, lorsqu’il parle de partage du butin, ne charge pas Agamemnon de la répartition, mais « les fils des Achéens », c’est-à-dire le peuple. Les attributs « engendré par Zeus », ne prouvent rien, puisque chaque gens descend d’un dieu, et celle du chef de tribu, d’un dieu « plus distingué », ici, de Zeus. Même ceux qui ne jouissent pas de la liberté personnelle, comme Eumée le porcher, sont « divins » , et ceci dans L’Odyssée, postérieure à L’Iliade ; toujours dans l’Odyssée, le nom de héros est accolé à celui du messager Mylios, comme Demodokos, l’aède aveugle. Le mot basileia, que les historiens emploient pour la pseudo-royauté homérique (le commandement des armées est sa principale marque distinctive), accompagnée du conseil et de l’assemblée du peuple, signifie démocratie militaire » (Marx) .
Le basileus avait en plus, des fonctions sacerdotales et judiciaires ; ces dernières ne sont pas déterminées exactement ; quant aux 1°, il les exerçait en sa qualité de représentant suprême de la tribu, ou de la confédération. Jamais il n’est question d’attributions civiles, administratives, mais il semble que le basileus ait été d’office membre du Conseil. Il est donc tout a fait juste, étymologiquement parlant, de traduire basileus par (roi), puisque König vient de Kuni qui signifie « chef d’une gens ». Mais la signification actuelle du mot König ne correspond pas a celle du mot basileus dans l’ancienne Grèce. Thucydide qualifie l’ancienne basileia de « patrikê » « dérivée de gentes », et dit qu’elle avait des attributions fixes, donc limitées . Et Aristote déclare que la basileia de l’époque héroïque était un commandement exercé sur des hommes libres, le basileus étant chef militaire, juge et grand-prêtre . Il n’avait donc pas pouvoir de gouverner.
Dans la constitution grecque des temps héroïques, la vieille organisation gentilice est encore en pleine de vigueur, mais c’est déjà le commencement de sa ruine: le droit paternel, avec transmission de la fortune aux enfants, favorise l’accumulation des richesses dans la famille et en fait une puissance face à la gens ; la différence des richesses agit en retour sur la constitution en créant les 1° rudiments d’une noblesse et d’une royauté héréditaires.
L’esclavage,
limité tout d’abord aux prisonniers de guerre, ouvre déjà la perspective de l’asservissement des membres de la tribu, et même des membres de sa propre gens ; l’ancienne guerre de tribu à tribu dégénère en source de profit par le brigandage systématique sur terre et sur mer pour conquérir du bétail, des esclaves, des trésors; bref, la richesse est prônée comme bien suprême, et les anciennes règles gentilices sont profanées pour justifier le vol des richesses par la violence.
Il ne manquait plus qu’une institution qui protége les richesses nouvellement acquises par les particuliers (contre les traditions communautaires de l’ordre gentilice), qui sanctifie la propriété privée (méprisée autrefois), qui la proclame, comme but suprême de toute communauté humaine, et qui met sur l’acquisition de propriété, l’estampille de la légalisation par la société.
2- La Cité-Etat d’ Athènes
Engels va s’attacher à comprendre comment s’est créé l’Etat à partir des clans (gens), toujours en suivant Morgan. La genèse de l’État chez les Athéniens est un exemple caractéristique de la formation de l’État en général, d’une part, parce qu’elle s’effectue sans immixtion de violence extérieure ou intérieure, d’autre part, parce qu’elle fait surgir immédiatement de la société gentilice, un État d’une forme très perfectionnée: la république démocratique. Il s’est développé à partir de transformations des organismes du clan, refoulés par l’introduction de nouveaux, remplacés plus tard par de véritables autorités d’État. Au « peuple en armes », se protégeant lui-même dans ses clans, ses phratries et ses tribus, se substituait une « force publique » armée, au service de l’État, donc utilisable contre le peuple.
A l’époque héroïque (- 1200 soit le début de l’âge de fer), les 4 tribus de l’Attique étaient établies sur des territoires distincts ; même les 12 phratries qui les composaient, avaient des résidences distinctes, dans 12 cités. L’ assemblée du peuple (Boulé), Conseil du peuple (agora), basileus (chef militaire) en constituait l’organisation.
Les terres étaient déjà partagées et passées à la propriété privée, pour être conforme à la production marchande et aux échanges commerciaux, bien développés à la fin de l’Age de Bronze. On y produisait du vin et de l’huile ; les échanges commerciaux maritimes sur la mer Égée avaient échappé aux Phéniciens qui se spécialisèrent sur la côte africaine avec les produits égyptiens (blé, papyrus). Ils échouèrent aux mains attiques. Du fait de l’achat et de la vente de la propriété foncière, de la division du travail entre l’agriculture et l’artisanat, puis entre le commerce et la navigation, les membres des clans, des phratries et des tribus se mélangèrent, et leurs territoires se mirent à recevoir des habitants, bien que compatriotes, y étaient étrangers. La vieille organisation des clans en fut perturbé à telle point qu’ il fallut y apporter remède. Chaque chaque tribu (sans ses étrangers) administrait elle-même ses affaires, sans recourir au Conseil ou au basileus.
Une constitution attribuée à Thésée
fut instaurée: une administration centrale fut établie , où une partie des affaires administrées de façon autonome par les tribus, fut déclarée affaires communes et transmises au Conseil commun qui siégeait à Athènes. Là, au lieu d’une confédération, s’opéra la fusion des tribus en un seul Peuple. Ainsi naquit un droit national athénien, au-dessus des coutumes des tribus; le citoyen d’Athènes obtint des droits et une protection juridique sur tout le territoire. C’était le 1° pas vers l’admission de citoyens étrangers dans toute l’Attique. Dans cette constitution, la 2° institution fut la répartition du peuple en 3 classes: les eupatrides (nobles) avec le droit exclusif aux fonctions publiques, les géomores (agriculteurs) et les démiurges (artisans); la coutume de confier les charges à des familles puissantes et riches des clans, s’était transformée en un droit de se grouper en dehors de leurs clans, en une classe distincte, privilègiée. La division du travail entre les cultivateurs et les artisans était bien marquée pour disputer le 1° rang en importance sociale. Elle proclame l’antagonisme irréductible entre la société de clans et l’État ; pour former l’État, on met en pièces les clans, en divisant ses membres entre privilégiés et défavorisés, qui à leur tour s’opposent en 2 classes de travailleurs.
L’histoire ultérieure d’Athènes jusqu’à Solon est mal connue. La charge de basileus tomba en désuétude ; des archontes, choisis parmi la noblesse, furent placés à la tête de l’État. La domination de la noblesse s ‘accrut jusqu’à devenir intolérable, vers – 600 Le meilleur moyen d’oppression était l’argent et l’usure. Dans et autour d’Athènes, la noblesse concentrait la richesse financière que lui permettait le commerce maritime (et la piraterie à l’occasion). Et l’économie monétaire pénétra comme un acide dissolvant dans le mode d’existence traditionnel des communautés rurales, basé sur l’échange; la ruine des petits paysans de l’Attique coïncida avec le relâchement des liens de clans qui les protégeaient. La créance et l’hypothèque (inventées par les Athéniens) s’opposaient à la vieille organisation qui ne connaissait ni argent, ni avance, ni dette. La domination financière de la noblesse élabora un droit coutumier pour protéger le créancier contre le débiteur, pour consacrer l’exploitation du petit paysan par le riche. Tous les champs de l’Attique étaient hérissés de stèles hypothécaires, où il était inscrit: « ce bien est engagé à un tel, pour la somme de tant ». Des champs avaient déjà été vendus pour non-paiement d’hypothèques et passés dans la propriété du noble usurier ; le paysan, heureux de pouvoir y rester comme fermier, vivait d’ 1/6 du produit de son travail, et payait les 5/6 comme fermage à son maître. Si le produit de la vente ne suffisait pas à couvrir la dette, le débiteur devait vendre ses enfants comme esclaves à l’étranger. La vente des enfants par leur père (1° effet fruit du droit paternel et de la monogamie !) s’accompagnait parfois par sa propre vente comme esclave.
La propriété privée en troupeaux et en objets de luxe amenèrent des échanges entre les particuliers, et la transformation des produits en marchandises. Dés que les producteurs ne consomment plus leurs produits, mais les échangent, ils en perdent le contrôle. Aucune société ne peut, à la longue, rester maîtresse de sa propre production, si elle ne supprime pas l’échange entre individus, ni conserver le contrôle sur les effets sociaux de son processus de production. La culture du sol par des particuliers pour leur propre permet l’apparition de la production marchande. L’argent devint marchandise universelle contre laquelle toutes les autres marchandises étaient échangeables ; mais, en « inventant » la monnaie, les hommes ne pensaient pas qu’ils créaient une force universelle devant laquelle la société tout entière devait s’incliner. Et cette nouvelle force, fit sentir sa domination aux Athéniens.
D’autres brèches moins importantes avaient été faites à l’organisation des clans. La division du travail entre les branches de production, l’agriculture et les innombrables métiers (céramique, orfèvrerie), le commerce et la navigation, s’était vite développée avec les progrès de l’industrie et des communications ; la population se regroupait selon ses activités et ses centres d’intérêts communs qui nécessitaient des fonctions nouvelles. Le nombre des esclaves s’était accru et dépassait de beaucoup le nombre des Athéniens libres. Le commerce avait amené à Athènes une foule d’étrangers qui s’y établissaient parce qu’il était facile d’y gagner de l’argent mais qui restaient malgré la tolérance traditionnelle, un élément gênant dans le peuple.L’État s’était développé sans bruit. Les groupes nouveaux, crées par la division du travail, d’abord entre la ville et la campagne, puis entre les branches d’industrie urbaine, avaient crée de nouveaux organes chargés de veiller à leurs intérêts.
Le jeune État avait besoin d’une force propre, qui chez les Athéniens, géographie oblige, ne pouvait qu’ être navale, visant à la protection des bateaux de commerce. Avant Solon, furent établies les naucraries, petites circonscrip-tions territoriales au nombre de 12 par tribu ; chacune devait fournir, armer et équiper un bateau de guerre et fournissait 2 cavaliers. Cela créait une force publique, qui ne se confondait plus avec l’ensemble du « peuple armé » des clans; elle divisait pour la 1° fois le peuple à des fins publiques, d’après la cohabitation locale.
Avec la constitution de Solon en -594,
pour venir en aide au peuple exploité, l’État naissant choisit de protéger la propriété des créanciers, la propriété des débiteurs en fit les frais. Les dettes furent annulées. Solon se vante, dans ses poèmes, d’avoir fait disparaître des champs endettés, les stèles hypothécaires et d’avoir rapatrié les gens qui avaient été vendus à l’étranger comme esclaves ou s’y étaient réfugiés. Il fixa une limite maximum à la propriété foncière d’ un même individu. Ainsi, il lui portait atteinte. Voici quels sont les transformations les plus essentielles :
Le Conseil fut porté à 400 membres, 100 de chaque tribu, seule trace de la vielle organisation dans le nouvel l’État. Solon divisa les citoyens en 4 classes, d’après leur richesse foncière ; 500, 300 et 150 médimnes de grain (I médimne = 41 l), pour les rendements pour les 3 classes supérieures ; ceux qui possédaient moins de terres, ou pas du tout, tombait dans la 4° classe. Les charges ne pouvaient être occupées que par des membres des 3 classes supérieures, et les plus hautes fonctions n’étaient remplies que par les membres de la 1° classe ; la 4° qui formait la majorité, avait le droit de prendre la parole et de voter à l’assemblée du peuple où étaient choisis les fonctionnaires qui devaient rendre leurs comptes, où se faisaient les lois. Les privilèges aristocratiques furent réaffirmés, mais le peuple garda le pouvoir décisif. En outre, les 4 classes formèrent la base d’une nouvelle organisation militaire. Les 1° classes fournirent la cavalerie, la 3° devait servir dans l’infanterie lourde, la 4° servait dans l’infanterie légère ne portant pas cuirasse, ou dans la flotte, et recevait une solde.
Cependant, la détermination des droits politiques selon la fortune ne suffisait à faire exister l’État. A Athènes, elle ne joua qu’un rôle passager; à partir d’Aristide, les fonctions furent ouvertes à chaque citoyen. Pendant les 80 années qui suivirent, la société athénienne garda la même direction. Solon avait mis un terme à l’exubérance de l’usure et à la concentration démesurée de la propriété foncière. Le commerce, l’artisanat et les métiers d’art, grâce au travail des esclaves, devinrent prédominants. Au lieu d’exploiter ses propres concitoyens, on exploita les esclaves et la clientèle non athénienne. La fortune mobilière, la richesse monétaire et la richesse en esclaves et en navires augmentaient et devenaient un but en soi. Une classe de riches industriels et commerçants était devenue la rivale victorieuse de l’ancienne puissance aristocratique ; la foule des citoyens athéniens était des immigrants qui avaient été admis au droit de cité; à coté d’eux, il y avait un nombre croissant d’immigrants étrangers, avec un droit de séjour (métèques). La noblesse tâchait de reconquérir ses anciens privilèges et reprit le dessus, jusqu’à ce que Clisthène s’en mèle.
Clisthène dans sa constitution nouvelle (-509)
ignora les 4 tribus, vestiges des clans. Il répartit les citoyens d’après leur lieu de résidence (naucraries) en subdivisant le territoire plutôt que le peuple. L’Attique fut divisée en 100 dèmes ou circonscriptions, qui s’administraient elles-mêmes. Les citoyens (démotes) habitant chaque demos, élisaient leur chef (démarque) et leur trésorier, et 30 juges pour les petits différends. Ils avaient leur temple et leur dieu protecteur (ou héros), dont ils élisaient les prêtres. L’assemblée des démotes détenait le pouvoir suprême. Comme Morgan l’observe, c’est le prototype de la commune urbaine d’Amérique se gouvernant elle-même. C’est le point de départ de l’État à Athènes.
10 de ces dèmes formaient une tribu ; l’ancienne tribu « de sang » fait place à la tribu locale qui était un corps politique et militaire ; elle élisait le phylarque (chef de tribu), qui commandait la cavalerie, le taxiarque, qui commandait l’infanterie, et le stratège, qui avait sous ses ordres tous les effectifs recrutés sur son territoire. De plus, elle fournissait 5 navires de guerre avec leurs équipages et leurs commandants et recevait comme saint patron un héros de l’Attique, dont elle portait le nom. Enfin, elle élisait 50 membres au Conseil d’Athènes.
L’aboutissant était l’État athénien, gouverné par le Conseil composé des 500 élus des 10 tribus, et par l’assemblée du peuple où chaque citoyen athénien avait droit de vote ; de leur côté, les archontes et autres fonctionnaires pourvoyaient aux branches de l’administration et de la juridiction. Il n’y avait pas, à Athènes, de fonctionnaire suprême du pouvoir exécutif. Les organes fondée sur les « liens du sang » tombèrent au rang d’associations privées et de confréries religieuses. Mais leur influence morale, leur manière de voir et de penser se perpétuèrent et ne moururent que peu à peu.
L’État devient une force publique distincte de la masse du peuple mais Athènes n’avait encore qu’une armée populaire et une flotte fournie par le peuple qui la protégeaient contre l’extérieur et tenaient en respect les esclaves, la grande majorité de la population. En face des citoyens, la force publique n’existait que sous forme de police, aussi vieille que l’État, véritable gendarmerie d’archers à pied et à cheval. Mais elle était composée d’esclaves, ce métier dégradant le libre Athénien qui préférait se laisser appréhender par un esclave armé, plutôt que se prêter à pareille infamie (mentalité de la gens). L’État ne pouvait subsister sans police, mais n’avait pas assez d’autorité pour la rendre respectable.
Le rapide épanouissement de la richesse, du commerce et le l’industrie montre combien l’État répondait à la nouvelle condition sociale des Athéniens. L’antagonisme sur lequel reposaient les institutions sociales et politiques n’était plus celui de l’aristocratie et des gens du commun, mais entre esclaves et hommes libres, entre métèques et citoyens. À son apogée, Athènes comptait environ 90 000 citoyens libres, y compris les femmes et les enfants, plus 365 000 esclaves des 2 sexes et 45 000 métèques (étrangers et affranchis), soit 18 esclaves et 2 métèques pour chaque citoyen libre. Un grand nombre d’ esclaves travaillaient sous contrôle de surveillants, dans des manufactures. Mais avec le développement du commerce et de l’industrie, la concentration des richesses pour un petit nombre entraîne l’appauvrissement de la masse des citoyens libres, auxquels il resta le choix, soit de concurrencer le travail des esclaves (considéré comme déshonorant), soit de tomber dans la gueusaille (choix prépondérant). Comme ils formaient la masse, ils amenèrent la ruine de l’État athénien tout entier. Ce n’est pas la démocratie qui a ruiné Athènes, c’est l’esclavage qui avait interdit le travail du citoyen libre.
Laure Lemaire